Sénat, samedi 30 novembre 2002, 15 heures.
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Ministre,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Messieurs,
Que
dirait notre Alexandre Dumas de ces fastes républicains brusquement
déployés autour de sa dépouille ? Nul ne le sait.
Mais ce qui est sûr, c'est que s'il tenait la plume aujourd'hui,
on ne se contenterait pas de dire qu'il est un écrivain. On jugerait
utile, pour mieux le qualifier, d'ajouter qu'il est un écrivain
« de couleur ». Ce serait un romancier « noir »,
un auteur « antillais ». On parlerait de sa « créolité
», de son « africanité », de sa « négritude
», de son « sang noir ». Bref, il aurait quelque
chose de différent, de particulier, que sa couleur de peau désignerait
et dont il n'aurait jamais la liberté de se défaire. En
cette France du XXIe siècle, y aurait-il donc encore des gens pour
croire à la « race », à la « pureté
du sang » ?
Faut-il attendre de tomber en poussière pour ne plus subir le regard
des autres ? Faut-il attendre les honneurs posthumes pour ne plus être
insulté ? Insulté, Dumas le fut, de la naissance à
la mort. Il essuya, avec la dignité propre aux êtres d'exception,
les plus sottes offenses. Et la plus douloureuse de ces offenses fut sans
doute l'injustice faite à son père, le général
républicain Alexandre Dumas, premier du nom. Dès lors, l'hommage
éclatant de ce soir doit-il être aussi l'occasion de saluer
solennellement la mémoire de ce très grand Français.
Car les Alexandre Dumas sont trois et le
premier d'entre eux, père de l'écrivain, n'était
en naissant qu'un esclave dans la
partie française de l'île de Saint-Domingue, aujourd'hui
république d'Haïti. Il ne s'appelait pas encore Alexandre
Dumas. Il n'avait qu'un prénom - Thomas-Alexandre - et pas de nom
de famille car les esclaves n'avaient pas le droit d'en porter. Un esclave
: deux cent quarante ans après, avons-nous bien idée de
ce que cela veut dire ? Des civilisations bafouées, un continent
décimé, la déportation, la cale de ces bateaux bien
français qu'on armait dans les ports et pas seulement de Nantes
ni de Bordeaux. Le fouet, le viol, l'humiliation, la torture, les mutilations,
la mort. Et après la mort, l'oubli.
Le roi Louis XIV, en instaurant en 1685 le Code noir, avait juridiquement
assimilé les esclaves africains déportés dans les
colonies françaises à des biens meubles. Et ce Code noir,
ne l'oublions pas, excluait aussi les Juifs et les Protestants de ces
mêmes colonies françaises. Dans l'article 13, le roi voulait
que « si le père est libre et la mère esclave,
les enfants soient esclaves pareillement ». Le père
de Thomas-Alexandre était Européen - donc libre - mais la
mère était esclave africaine et le Code Noir s'appliquait
à cet enfant comme à des centaines de milliers d'autres
jeunes captifs. En 1775, son père, pour payer un billet de retour
dans le bateau qui le ramènerait en Normandie, le mit d'ailleurs
en gage, comme on dépose un objet au mont-de-piété.
Un an plus tard, le jeune esclave passait en France à son tour
mais lorsque son pied toucha le quai du Havre, il n'en fut pas affranchi
pour autant. Un principe admirable affirmait pourtant que la terre de
France ne porte point d'esclave. Mais il y avait été dérogé
par plusieurs textes, qui, tout au long du XVIIIe siècle, avaient
rendu de plus en plus difficile la venue et le séjour en France
des esclaves antillais et, plus généralement, des hommes
et des femmes de couleur. Ainsi, dissimulé sous une fausse identité,
le père d'Alexandre Dumas, n'était qu'un « sans-papiers ».
Bravant ces difficultés, en s'engageant pour huit ans, en qualité
de simple cavalier, dans le régiment des Dragons de la reine, il
prit un nom de guerre : Alexandre Dumas. On a souvent dit que c'était
celui de sa mère. Mais, étant esclave, elle n'avait pas
de patronyme et les actes qui la désignent ne parlent d'ailleurs
que de son prénom : Césette. Il pourrait bien s'agir alors
de son nom africain et ce serait bien honorable pour ce jeune homme d'avoir
ainsi rendu hommage à sa mère restée là-bas
en servitude.
Aux Dragons de la reine, Alexandre Dumas rencontra trois camarades. L'un
d'entre eux venait de Gascogne. Les quatre cavaliers restèrent
liés par une amitié fidèle et combattirent ensemble
pendant les guerres de la Révolution.
En 1789, la Déclaration des Droits de l'Homme, contrairement à
ce que l'on croit souvent, n'était pas encore universelle. Elle
ne concernait que les Européens. Il fallut attendre trois ans pour
que des droits soient reconnus aux hommes de couleur libres. Cinq ans
pour que l'esclavage soit aboli, en principe, et encore sous la pression
d'une révolte qu'on ne pouvait contenir.
Alexandre Dumas, après s'être battu avec rage, dès
le printemps de 1792, contre l'envahisseur, participa avec son ami Joseph
de Bologne (dit chevalier de Saint-George) également né
esclave, à la création d'un corps composé d'Antillais
et d'Africains : la Légion des Américains. Eux aussi furent
des soldats de l'An II. Alexandre Dumas, en moins d'un an, fut le premier
homme de couleur à devenir général de division de
l'armée française. Accompagné des trois amis qu'il
avait rencontrés aux Dragons de la reine, il prit bientôt
le commandement de l'armée des Alpes et, bravant la peur, la neige
et le froid, emporta les postes inexpugnables du Petit-Saint-Bernard et
du Mont-Cenis. Lorsqu'éclata l'insurrection royaliste de 1795,
c'est Dumas qu'on appela pour sauver la République. Mais l'essieu
de la voiture du général cassa deux fois. On attendait Dumas
: ce fut Bonaparte. Celui-là n'était rien encore. Il passait
juste par là et il mitrailla les factieux. Dumas le rejoignit et
combattit à ses côtés. Ils sauvèrent la République.
Mais pour combien de temps ? Ils chevauchèrent jusqu'en Italie.
Ils galopèrent jusqu'en Autriche. Sur le pont de Brixen, seul sur
sa monture, Dumas pouvait arrêter une armée entière.
Jusqu'à Alexandrie, jusqu'aux Pyramides, il se battit encore pour
la France.
Mais le général Dumas a d'autres titres de gloire : il protesta
contre la Terreur, il protégea les prisonniers de guerre, il refusa
de participer aux massacres, aux pillages, aux viols et aux tortures perpétrés
contre les civils de Vendée, il finit par quitter l'armée
d'Egypte, pensant que la République française n'avait pas
besoin de ce genre de conquête.
Sur le chemin du retour, le général Dumas fut capturé
et passa deux ans dans les geôles du roi de Naples où il
subit des sévices qui lui laissèrent dans le corps et dans
l'âme des séquelles ineffaçables.
A son retour en France, c'est un fils que lui donna son épouse.
Il l'avait connue à Villers-Cotterêts, en 1789. Leur histoire
d'amour commença dans la cour du château où, deux
cent cinquante ans plus tôt, un grand roi, d'un coup de plume, avait
donné son essor à cette belle langue que l'écrivain
Alexandre Dumas honorerait mieux que quiconque.
Lorsque l'enfant de 1802 parut, le général était
là. D'habitude, Marie-Louise Dumas accouchait seule. La République
ne leur avait pas laissé beaucoup de temps pour vivre ensemble.
Leur fils était libre, malgré sa couleur de peau. Cette
année 1802, qui le vit naître, ne fait pas honneur à
la France. Le 20 mai, Napoléon Bonaparte rétablissait l'esclavage.
Dans nos livres d'histoire, à l'écran, à la scène,
on n'en parle pas volontiers. Il est un peu facile de dire qu'une femme-Joséphine-devrait
seule porter la responsabilité de cette décision ignoble
qui, aujourd'hui, aux termes d'une loi votée naguère en
ces murs, constitue un crime contre l'Humanité. Le 28 mai 1802,
à la Guadeloupe, le commandant Louis Delgrès et ses compagnons,
pensant avec raison qu'on ne les laisserait pas vivre libres préférèrent
mourir. Le lendemain, 29 mai 1802, Napoléon Bonaparte excluait
de l'armée française les officiers de couleur, comme en
d'autres temps on s'en prendrait aux officiers juifs. Cette mesure d'épuration
raciale fut appliquée jusqu'aux élèves de l'Ecole
polytechnique. Elle frappa douze généraux dont Toussaint
Louverture et Alexandre Dumas. Le 2 juillet 1802, les frontières
de la France se fermèrent aux hommes et aux femmes de couleur,
même libres. L'année suivante, le 8 janvier 1803, quelques
semaines avant que le général Toussaint Louverture n'expire,
privé de soins, dans la citadelle la plus glaciale de France, les
mariages furent proscrits entre fiancés dont la couleur de peau
était différente. C'est sur ce terreau écoeurant
que purent s'épanouir les théories françaises des
Vacher de Lapouge et autres Gobineau qui furent, au siècle suivant,
les inspirateurs de la barbarie nazie.
Bonaparte s'acharna, allant jusqu'à refuser de payer au général
Dumas un arriéré de solde qu'il lui devait pourtant. Le
héros, trop sensible, mourut de chagrin en 1806. Sa veuve, sans
ressources, qualifiée de «femme de couleur» pour avoir
épousé un ancien esclave, n'eut droit à aucune pension.
Le jeune orphelin n'alla pas au lycée. Le général
Dumas ne fut jamais décoré, même à titre posthume.
Les généraux de couleur n'avaient pas droit à la
Légion d'honneur.
Aujourd'hui, d'aucuns ont du mal à accepter que l'histoire d'un
brave à la peau plus sombre que la leur ait pu inspirer l'écrivain
français le plus lu dans le monde. Leurs préjugés
les empêchent tout-à-fait d'imaginer un d'Artagnan noir.
Alors faut-il s'étonner si la statue du général Dumas,
abattue par les nazis en 1943, n'est toujours pas remise à sa place
? Faut-il s'étonner si notre langue magnifique est souillée
encore par ces mots qu'inventèrent les négriers ? Le mot
de mulâtre par exemple, qui désigne à l'origine le
mulet, une bête de somme hybride et stérile. Sans doute pour
dire que les enfants de ceux dont les épidermes ne sont pas assortis
feraient offense à la nature.
Mais à présent, n'est- ce pas le moment d'un coup de théâtre
? L'heure n'est-elle pas venue de jeter bas les masques ? L'heure de dire
la vérité à qui voudra bien l'entendre. Quelle vérité
? Eh bien, tout simplement, que les Dumas étaient originaires d'Afrique
et que la France en est fière.
Mais si nous disons cela, chaque fois qu'un étranger frappera à
notre porte, ne faudra-t-il pas se demander quand même, avant de
la lui claquer au nez, si ce n'est pas le héros que la République
appellera peut-être bientôt à son secours, s'il ne
sera pas un jour le père d'un génie de l'Humanité
? L'Humanité : une, indivisible et fraternelle comme cette République
que le général Alexandre Dumas aimait tant.
Claude Ribbe
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