A l'annonce de l'entrée
de Dumas au panthéon (avril 2001) :
Enfin
! Enfin lui qui mérita bien de la patrie et de nos mémoires.
Un jour, pour parler des libertés qu'il prenait avec l'Histoire,
Alexandre Dumas eut ce mot : « L'Histoire n'est jamais qu'un
clou auquel j'accroche mes romans. » Dans la mémoire improbable
de tout ce qu'il écrivit et fit pour nous, retournons la proposition
: Alexandre Dumas est bien cet immense clou romanesque auquel, chacun, peu
ou prou, vint accrocher sa jeunesse, en tétant la féconde
et inépuisable mamelle. Il fit don de son imagination à la
nation, prodigieuse, torrentielle, nègre lui-même, ou plutôt
mulâtre, au sens premier, de son propre et formidable appétit
d'histoires et d'écriture. Lit-on encore Alexandre Dumas aujourd'hui
? On prétend que oui, que dans les écoles, son empire le dispute
toujours à la gloire de Robocop ou à la grandeur de Harry
Potter. Affectons de le croire, cela nous rassurera sur l'immortalité
des auteurs.Mais si l'on devait être sûr d'une chose, c'est
bien de l'immortalité, relayée par le cinéma, de ses
personnages qui firent à nos rêveries romanesques une haie
grandiose et inoubliable. Le père de la plus jolie mathématique
littéraire qui soit, ces trois Mousquetaires qui furent quatre, c'est
à dire Un et je retiens Tous, l'inventeur du vengeur Lazare Dantès,
le promoteur d'une Catherine de Médicis, maniaque de l'arsenic, ou
de la Reine Margot, prototype sanguinaire du sang des Valois, le père
de tant de personnages et de toutes les intrigues de pouvoir, de cour et
de Fronde, effectivement au Panthéon ! Tout de suite, maintenant.
Demain, en 2002, pour le 200e anniversaire de la naissance d'un descendant
d'esclave qui sut briser les conventions et forcer la gloire. Ses amis,
ils sont légion, diront de lui qu'il fut prodigieusement moderne
en son temps. Et qu'il le reste, par son refus de l'asservissement des hommes,
de la corruption, du pouvoir absolu, par son goût des hommes, des
voyages. Par le fleuve même de sa production, immense crue chargée
de tant de déchets mais aussi de tant de pépites. Lire, relire
ce Dumas-là. Tenez, avant tout transfert, offrez-vous le bonheur
de simplement savourer ses Mémoires. Il y a de quoi ravir un cur.
Pierre Georges, édition du 21 avril 2001
Fils
d'esclave aristocrate (racheté par son père distrait et
devenu général d'Empire), sauvageon autodidacte spirite,
chasseur extrême (loups, tigres, êtres humains), lanceur du
drame romantique, insurgé des Trois Glorieuses, directeur des fouilles
de Pompéi pour Garibaldi, ambassadeur itinérant de l'idée
républicaine française dans le Bassin méditerranéen,
le Caucase ou le Sinaï, pionnier de la nouvelle cuisine, copain mulâtre
esthète de Delacroix ou Lafayette, cajolé sur les genoux
de Murat ou à dada sur le maréchal Ney, brasseur de fortunes,
de passions amoureuses, d'amitiés, d'imaginations fabuleuses, d'idées,
de demeures, de théâtres et de journaux, star titanesque
du roman-feuilleton, et plus si affinités, Alexandre Dumas, mort
en 1870 dans une semi-clandestinité après avoir enflammé
son époque, connaîtrait là enfin le triomphe. L'enchanteur
de Villers-Cotterêts aux 1 200 volumes, Alexandre Davy de La Pailleterie,
dit Dumas, trouverait, entre le vieux frère Hugo et son jeune prédécesseur
Malraux, la place qui lui revient. Une leçon de rêve au sinistre
lycée Henry-IV, un bon point à Chirac, un bonheur.
Bayon, édition du 20 avril 2001
Autodidacte,
poète, dramaturge à succès, héros de la génération
romantique de 1830, agitateur politique, fondateur de journaux, feuilletoniste
inépuisable, compagnon de Garibaldi en Sicile, trafiquant d'armes,
Alexandre Dumas étonna son siècle et émerveilla la
postérité. « C'est un Encélade, un Prométhée,
un Titan ! » clamait Lamartine. Ses quatre-vingt romans ont
suscité jusqu'à nous des imitateurs, des continuateurs et
d'innombrables adaptations cinématographiques. Ce qui a toujours
enchanté, dans son uvre, c'est l'infinie variété
des plaisirs qu'elle propose : on sauve des reines, on traverse la Manche,
on décapite des grandes blondes la nuit, on se bat à l'épée
en poussant des jurons, on tire sur des protestants au siège de
La Rochelle, on fomente des révolutions en Italie, on chevauche
avec le grand Fouquet, on discute avec La Fontaine, on enlève la
dame de Monsoreau, on couche avec Margot, on s'évade du château
d'If... Alexandre Dumas ou le bonheur de l'énumération éternelle
dans un monde qui, bientôt, ne parlera plus que le langage binaire
des ordinateurs.
Sébastien Lapaque, édition du 20
avril 2001
Au lendemain des cérémonies
:
L'abondance exceptionnelle des commentaires parus lors de l'entrée
de Dumas au Panthéon empêche toute revue de presse exhaustive.
Nous donnons cependant quelques articles significatifs et, en premier
lieu, les deux éditoriaux politiques du Monde et de Libération
consacrés à l'événement.
La France métisse - Avec Alexandre Dumas, c'est une tempête
qui, samedi 30 novembre, entre au Panthéon. Un torrent de vie,
impétueux et irrésistible, où l'écriture est
une parole infinie et la vie un roman généreux. Evidemment,
c'est une uvre immense que célèbre, à travers
le grand homme, la patrie reconnaissante. Malheur aux grincheux : la littérature
à succès tient sa revanche, qui plus est portée par
un auteur que l'humour n'aura jamais déserté. Mais il ne
faudrait pas oublier, en ce moment d'unanimisme, combien cette popularité
fut une conquête et une revanche. Surtout quand elle est aimable,
la postérité est souvent oublieuse : à trop célébrer
les héros de cape et d'épée que son uvre nous
a légués, on prend le risque de ne rien savoir de l'homme
qui forgea l'écrivain.
Car ce ne sont pas seulement les mythes éternels des mousquetaires
et de Monte-Cristo qui sont ainsi consacrés comme des chapitres
essentiels de notre roman national. C'est aussi l'écrivain républicain,
farouchement engagé du côté de la réforme sociale,
des barricades des Trois Glorieuses aux chemises rouges de Garibaldi,
que Jacques Chirac convie au Panthéon. C'est également l'Européen,
infatigable voyageur jusqu'au Caucase des Tchétchènes, curieux
du monde et de sa bigarrure. C'est, enfin et surtout, le mulâtre
victime du racisme, le descendant d'esclave, le témoin de la traite
négrière, bref le symbole même du métissage
de la France qui, avec Alexandre Dumas, est reconnu à la place
qui devait être la sienne : au cur de notre identité
nationale.
Quand, il y a deux siècles, le 24 juillet 1802, naît le futur
écrivain, Napoléon Bonaparte vient à peine de rétablir,
le 20 mai 1802, l'esclavage et la traite abolis en 1794 sous la pression
de la révolte des esclaves de Saint-Domingue (Haïti
aujourd'hui). C'est dans cette histoire, celle du colonialisme et du racisme,
entre mélange et exclusion, oppression et résistance, que
s'origine le roman vrai du panthéonisé. Petit-fils d'une
Africaine esclave, Alexandre Dumas - deuxième du nom - est le fils
du général Alexandre Dumas qui naquit dans la servitude,
arriva tel un "sans-papiers" au Havre en 1776 et, simple dragon
de Louis XVI, devint général de la Révolution, l'un
de ses plus grands et de ses plus vaillants soldats.
Or, comme le rappelle avec éloquence Claude Ribbe dans le livre
qu'il a consacré au père de l'écrivain ( Le Dragon
de la reine, Ed. du Rocher), le sort de ce général mulâtre,
républicain et humaniste, nous rappelle la face noire de notre
histoire nationale. Le 29 mai 1802, les officiers dits "de couleur"
furent exclus de l'armée française ; le 2 juillet 1802,
le territoire de l'Hexagone fut interdit aux "noirs et gens de couleur";
le 8 janvier 1803, les mariages "mixtes" furent interdits, etc.
Mort de chagrin en 1806, le général Dumas fut l'une des
victimes de cette épuration raciste. Tel est le drame familial
où commence la revanche de Dumas l'écrivain. De Dumas le
métis. De Dumas le symbole des identités plurielles et mêlées.
Le Monde, édition du 1er décembre
2002
Vengeance
populaire - Fallait-il un président de droite pour panthéoniser
cet homme de gauche ? On y verra l'ultime conséquence de ce travers
français qui fit le malheur posthume de Dumas. Lui qui rencontra
le triomphe dès ses premières pièces de théâtre,
qui fit la fortune des journaux où il publiait ses feuilletons,
ne fut jamais en manque de succès populaire.
Mais cette gloire de son vivant le perdit au lendemain de son trépas.
Ses pairs ne s'y étaient pourtant pas trompés. Victor Hugo
le premier en fit son ami et le reconnut comme un égal en littérature
et en république quand celle-ci était en France, et ailleurs,
combat révolutionnaire et cause d'exil. Mais la reconnaissance
des siens ne décide pas de celle de l'académie de la bien-pensance.
Trop lu pour être honnête, trop jouisseur pour être
pris au sérieux, trop affabulateur pour être écouté,
trop pisse-copie pour qu'on remarque son style, trop éclectique
pour qu'on considère son oeuvre, Dumas sombra, écarté
des manuels scolaires, exclu de l'université pendant plus d'un
siècle.
Cinéma et télé eurent pu l'achever en le réduisant
au rôle de scénariste bon marché pour prime time du
lundi soir. Mais ses personnages l'ont sauvé. Ils sont devenus
des mythes et lui avec. Mythologie de la liberté pour d'Artagnan,
de la résistance face à l'injustice - mais aussi de la vengeance
- pour Monte-Cristo. Le petit-fils d'esclave s'est révélé
l'un des meilleurs représentants à l'étranger de
l'esprit français, le digne héritier de cette valeur d'exportation
qu'est l'universalisme des Lumières. Derrière le producteur
de mythes, on redécouvre désormais l'écrivain : artiste
du dialogue, maître du roman politique, d'un relief préproustien
quand il raconte sur plusieurs milliers de pages la vertu désagrégeante
du temps.
Alors, voilà qu'un Président, dont le verbe n'est pas le
fort, fait entrer au Panthéon son deuxième homme de lettres,
après Malraux. Il fallait sans doute un «hussard»,
qui aime à dissimuler son goût pour les arts derrière
son amitié pour Line Renaud, pour avoir l'outrecuidance d'y inviter
le «Nègre Dumas». Pour la première fois, le
geste permet à Chirac de revenir à la hauteur de cette république
pour la défense de laquelle 80 % des électeurs l'ont élu,
le 5 mai.
Libération, samedi 30 novembre 2002
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