Lettre de Didier Decoin au Président de la République Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Panthéon
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Nous reproduisons ici la lettre de Didier Decoin, Président de la Société des Amis d'Alexandre Dumas, adressée en 2001 au Président de la République et sollicitant du chef de l'Etat le transfert des restes d'Alexandre Dumas au Panthéon à l'occasion du bicentenaire de sa naissance.

Paris, le 20 mars 2001

Monsieur le Président,

Des innombrables amis d'Alexandre Dumas - dont l'association que j'ai l'honneur de présider à la suite d'Alain Decaux ne représente qu'une très modeste part -, voient approcher, avec des sentiments mêlés de ferveur et d'espoir, cette année 2002 qui sera celle du bicentenaire de la naissance de l'auteur des Trois Mousquetaires.

Cette même année 2002 sera également célébré le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo.

Or, il n'y a pas que le calendrier qui rapproche ces deux géants grâce auxquels ont si souvent fusionné l'histoire littéraire et l'histoire de France : durant leur vie, Dumas et Hugo se vouèrent l'un à l'autre une merveilleuse amitié en tant qu'hommes et une admiration indéfectible en tant qu'écrivains ; et l'un et l'autre ont engagé leur honneur, leur liberté, leur vie même, dans les combats qu'ils menèrent au nom de l'idéal républicain - Dumas en Sicile avec Garibaldi, Hugo à Guernesey.

Mais avec le temps, le destin post-mortem de ces deux amis n'a pas évolué de la même façon : Hugo fut sacré, Dumas ne fut que consacré.

Alors que la France a d'emblée reconnu Victor Hugo comme un génie en lui accordant les funérailles nationales et l'entrée au Panthéon, elle a fait preuve d'une légère condescendance à l'égard d'Alexandre Dumas, mort en décembre 1870 dans l'indigence et la quasi indifférence. « Ce grand enfant de génie, écrit alors L'Illustration, s'en est allé doucement : c'est à peine si l'on s'est aperçu de son départ ». Victor Hugo lui-même raconte avec consternation qu'il n'a appris la mort de son cher Dumas que par des journaux... allemands ! Car, à la décharge des silencieux d'alors, 1870 était l'année de la terrible guerre franco-prussienne et du siège de Paris.

Il reste qu'Alexandre Dumas, qui aurait dû avoir derrière son cercueil tout un peuple d'admirateurs, est arrivé presque seul dans un cimetière de village. Il est vrai qu'il n'en demandait peut-être pas davantage, son vœu ayant été qu'on lui élevât un tombeau par souscription - mais surtout, avait-il précisé, sans dépasser dix centimes par tête !

Son seul vœu ? Pas tout à fait : il avait aussi insisté pour que son nom entier, Alexandre Davy de la Pailleterie dit Dumas, figurât sur ce tombeau. Cette dernière volonté n'a pas été respectée : seul le patronyme Dumas est visible sur la tombe de l'écrivain, au cimetière de Villers-Cotterêts, sa ville natale, où il repose désormais.

La question qui nous amène aujourd'hui à nous tourner vers vous, Monsieur le Président, est toute simple : Alexandre Dumas ne mérite-t-il pas d'entrer au Panthéon ?

Non point pour réparer l'injustice d'une mort feutrée et de funérailles comme en catimini, mais parce que l'auteur est immense, l'homme admirable et le Français... exemplaire !

Permettez-nous, Monsieur le Président, de laisser plaider à notre place Victor Hugo lui-même, dont il nous semble qu'il a, en quelques lignes, résumé - ou mieux : prophétisé - les raisons qui nous font vous demander l'honneur suprême et la reconnaissance de la France envers notre Ami.

Deux ans après la mort de Dumas, Hugo écrivait en effet ceci, dans une lettre privée : « Le nom d'Alexandre Dumas est plus que français, il est européen ; il est plus qu'européen, il est universel. Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits ; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la soif de lire ; il creuse le coeur humain et il l'ensemence. Ce qu'il sème, c'est l'idée française - cette idée française qui contient une quantité d'humanité telle que, partout où elle pénètre, elle produit le progrès. De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l'espèce de lumière propre à la France. Rien ne lui a manqué : ni le combat, qui est le devoir ; ni la victoire, qui est le bonheur... »

Le combat, dit justement Hugo, qui savait de quoi il parlait car il avait été témoin des préjugés contre lesquels Dumas eut à lutter toute sa vie. Préjugés dont le moindre n'était pas un racisme latent mais bien réel : Dumas, dont le père, métis, avait connu l'horreur d'être vendu comme esclave, avait la physionomie enjouée que l'on sait, mais aussi un teint, des cheveux, des lèvres qui révélaient cette étincelle en lui de négritude - pour reprendre l'expression de Léopold Sédar Senghor -, négritude qui lui valut, de la part de la société de son temps, plus de mépris et d'humiliations qu'on le pense.

Certes, l'enthousiasme populaire a très largement reconnu le génie de Dumas. Le succès de son œuvre, aujourd'hui « relue » par le cinéma et la télévision qui lui valent des millions et des millions d'admirateurs dans le monde entier, ne s'est jamais démenti. Pourtant, des zones d'injustice demeurent : c'est ainsi que, présent dans tous les coeurs, Dumas est absent des manuels scolaires...

Notre conviction, Monsieur le Président, est que l'entrée d'Alexandre Dumas au Panthéon réjouirait non seulement le peuple de France - et nous ne pouvons pas ne pas songer ici aux dimensions composites de ce peuple -, mais qu'elle aurait valeur de symbole dans le monde entier.

Dans l'espoir que cette demande retiendra votre attention et recueillera votre approbation, daignez agréer, Monsieur le Président, en mon nom et en celui de tous les amis d'Alexandre Dumas, l'expression de ma très haute considération.

Didier Decoin
Président de la Société des Amis d'Alexandre Dumas
Secrétaire général de l'Académie Goncourt
© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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