Anthologie / Mémoires
La première de Christine
(Mes Mémoires)
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Les premières pièces des auteurs romantiques suscitent des réactions violentes d'une partie du public. Dumas décrit ici la bataille qui eut lieu pour la première de son drame Christine, et livre un témoignage étonnant sur la solidarité qui liait les auteurs de la nouvelle génération: comment Hugo et Vigny passèrent une nuit à arranger les vers défectueux de sa pièce...

Frédéric ne m'avait pas menti ; on avait organisé - qui cela ? Je ne m'en doute même pas -, on avait organisé, ou peut-être même, sans aucun agglutinatif que la haine qu'on nous portait, s'était organisée toute seule la plus rude cabale qu'on eût jamais vue. Comme d'habitude, j'assistais à ma première représentation dans une loge ; je ne perdis donc rien des incidents de cette terrible bataille qui dura sept heures, et dans laquelle, dix fois terrassée, la pièce se releva toujours, et finit, à deux heures du matin, par mettre le public, haletant, épouvanté, terrifié, sous son genou. Oh ! je le dis, avec un enthousiasme qui n'a rien perdu de sa force par ces vingt-cinq ans de guerre, et malgré mes cinquante succès, c'est une grande et magnifique lutte que celle du génie de l'homme contre la volonté mauvaise du public, la vulgarité des assistants, la haine des ennemis ! Il y a une satisfaction immense à sentir, aux endroits dramatiques, l'opposition plier sur les jarrets, et, lentement renversée en arrière, toucher la terre de sa tête vaincue ! oh ! comme la victoire donnerait de l'orgueil, si, au contraire, chez les bons esprits, elle ne guérissait pas de la vanité !

Il est impossible de rendre, après le monologue de Sentinelli à la fenêtre, sifflé, il est impossible de rendre l'effet de l'arrestation de Monaldeschi ; toute la salle éclata rugissante d'applaudissements, et, quand, au cinquième acte, Monaldeschi, sauvé par l'amour de Christine, envoya la bague empoisonnée à Paula, il y eut des cris de fureur contre le lâche assassin, lesquels se convertirent en bravos frénétiques, quand on le vit, blessé déjà, sanglant, se traînant bas, et rampant aux pieds de la reine, qui, malgré ses supplications et ses prières, prononça ce vers, jugé impossible par Picard :

« Eh bien, j'en ai pitié, mon père... Qu'on l'achève ! »

Cette fois, la salle était vaincue, le succès décidé.

L'épilogue, calme, froid, grandiose, espèce de souterrain gigantesque aux dalles humides et aux voûtes sombres où j'enterrais les cadavres de mes personnages, nuisit à ce succès. Ces coupables à cheveux blancs, au coeur éteint, se retrouvant, après trente ans, l'un sans haine, l'autre sans amour, s'étonnant ensemble et demandant ensemble pardon du crime qu'ils avaient commis, présentaient une suite de scènes plus philosophiques et plus religieuses que dramatiques.

Vis-à-vis de moi-même, je reconnus que je m'étais trompé ; il y avait eu erreur, il y eut pénitence : je coupai l'épilogue, c'est-à-dire le morceau qui, quoique loin d'être irréprochable comme style, était sous ce rapport, le meilleur de tout l'ouvrage.

Hâtons-nous de dire que le reste, pastiche d'une langue que je bégayais à peine à cette époque, n'était pas bien fort.

Je n'avais pas perdu de vue Soulié pendant la représentation ; lui et ses cinquante hommes étaient là.

Un masque sur le visage, je n'eusse pas osé faire pour le succès de ma propre pièce ce qu'il faisait, lui !

O cher coeur d'ami ! Chère âme loyale ! Peu t'ont connu, peu t'ont apprécié ; mais, moi qui t'ai connu, moi qui t'ai apprécié, de ton vivant, je t'ai défendu ; après ta mort, je te glorifie !...

En somme, tout le monde sortait du théâtre sans qu'une seule personne pût dire si Christine était une chute ou un succès.

Un souper attendait chez moi ceux de nos amis qui voulaient y venir souper. Nous rentrâmes, sinon joyeux de la victoire, au moins tout échauffés par le combat.

Nous étions vingt-cinq, à peu près : Hugo, de Vigny, Paul Lacroix, Boulanger, Achille Comte, Planche - Planche lui-même, que le chien de la haine n'avait pas encore mordu, et qui n'avait que des dispositions à devenir enragé plus tard -, Cordelier-Delanoue, Théodore Villenave... que sais-je, moi ? Toute cette bruyante troupe pleine de jeunesse, de vie, d'action, qui nous entourait à cette époque ; tous les volontaires de cette grande guerre d'invasion qui n'était pas si terrible qu'elle s'annonçait, et qui, au bout du compte, ne menaçait de prendre Vienne que pour obtenir les frontières du Rhin.

Et, ici, écoutez ce qui se passa ; ce que je vais raconter, c'est presque le pendant de l'épisode de Soulié ; c'est, j'en réponds, une chose inouïe dans les fastes de la littérature.

Il y avait à changer, dans ma pièce, une centaine de vers empoignés à la première représentation, pour me servir du terme vulgaire mais expressif ; ils allaient être signalés à la malveillance et ne manqueraient pas d'être empoignés de nouveau à la seconde représentation ; il y avait, en outre, une douzaine de coupures qui demandaient à être faites et pansées par des mains habiles et presque paternelles ; il fallait qu'elles fussent faites à l'instant même, pendant la nuit, afin que le manuscrit fût renvoyé le lendemain matin, et que les raccords fussent faits à midi, pour que la pièce pût être jouée le soir.

La chose m'était impossible, à moi qui avais vingt-cinq convives à nourrir et à abreuver.

Hugo et de Vigny prirent le manuscrit, m'invitèrent à ne m'inquiéter de rien, s'enfermèrent dans un cabinet, et, tandis que nous autres, nous mangions, buvions, chantions, ils travaillèrent... Ils travaillèrent quatre heures de suite avec la même conscience qu'ils eussent mise à travailler pour eux, et, quand ils sortirent au jour, nous trouvant tous couchés et endormis, ils laissèrent le manuscrit, prêt à la représentation, sur la cheminée, et, sans réveiller personne, ils s'en allèrent, ces deux rivaux, bras dessus, bras dessous, comme deux frères !

Te rappelles-tu cela, Hugo ?

Vous rappelez-vous cela, de Vigny ?

Nous fûmes tirés de notre léthargie, le lendemain matin, par le libraire Barba, qui venait m'offrir douze mille francs du manuscrit de Christine, c'est-à-dire le double de ce que j'avais vendu Henri III.

Décidément, c'était un succès !

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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