Dumas et Villers-Cotterêts Vous êtes ici : Accueil > Vie > Lieux dumasiens
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"Je suis né à Villers-Cotterêts, petite ville du département de l’Aisne, située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la Noue, où mourut Demoustiers, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit Racine, à sept lieues de Château-Thierry, où naquit La Fontaine.

Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans une maison appartenant aujourd’hui à mon ami Cartier (1), qui voudra bien me la vendre un jour, pour que j’aille mourir dans la chambre où je suis né, et que je rentre dans la nuit de l’avenir, au même endroit d’où je suis sorti de la nuit du passé." (2)

Cette entrée dans Mes mémoires, précisément datée du lundi 18 octobre 1847 (Alexandre Dumas a quarante-cinq ans et trois mois), précède le récit de l’enfance et de la jeunesse à Villers-Cotterêts cernée de forêts : "Il n’y a que les hommes qui sont nés dans un village ou une petite ville qui puissant se vanter d’avoir un pays [...] Dieu qui a été si bon pour moi a voulu être prodigue jusqu’au bout : [...] il m’a choisi, comme aux oiseaux créés pour chanter ses louanges, un nid dans la verdure et dans la mousse, sous les hauts et frais ombrages de la plus belle forêt de France." (3)

L’assez joli enfant dont les longs cheveux bouclés tombent sur les épaules, encadrant de grands yeux saphir, un petit nez bien fait, de grosses lèvres roses et sympathiques qui s’ouvrent sur des dents d’une blancheur éclatante et assez mal rangées, ne se définit encore que par son ascendance glorieuse. Il est le fils d’un héros républicain au sourire très doux, le général Dumas que Napoléon a expulsé de l’histoire. L’imaginaire de son fils sera son seul Panthéon : l’homme après l’enfant le vénérera d’un amour idolâtre : "N’était-il qu’un naïf étonnement pour sa structure herculéenne et pour sa force gigantesque [...], une enfantine et orgueilleuse admiration pour son habit brodé, pour son aigrette tricolore et pour son grand sabre ?" Au souvenir du père se rattachent les paradis de la prime enfance, le petit château des Fossés, près d’Haramont, au milieu de la forêt, et la maison de campagne d’Antilly.


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Le père mort (des suites de l’empoisonnement ordonné, selon le fils, par le roi de Naples dont le général était prisonnier dans la forteresse de Brindisi), l’enfant d’à peine quatre ans retombe dans le siècle et le réel. La mère, Marie Louise Elisabeth Labouret, tente d’assurer, tant bien que mal, la subsistance. Le grand-père Claude Labouret, qui appartenait à la petite bourgeoisie du négoce, a été réduit à vendre son auberge de L’Ecu de France avant même la naissance de son petit-fils. Mes mémoires découvrent le lent appauvrissement, qui assombrit le paysage idyllique de l’enfance et de l’adolescence, et obstrue les voies de l’avenir : l’enfant charmant, l’adolescent charmeur n’a pas d’espérances. Le découragement, les larmes, le désarroi de sa mère bien aimée répandent une teinte de mélancolie sur le merveilleux printemps de Villers-Cotterêts, dont le coeur de Dumas gardera pourtant à jamais la nostalgie.

Statue de Dumas à Villers-Cotterêts, 1914.

La mère et le fils glissent de l’aisance à la gêne. Ils occupent d’abord pieusement la chambre de l’Hôtel de l’Epée dans laquelle le général a rendu le dernier soupir (1806-1808), puis un petit logement de la rue de Lormet proche de la maison natale. Enfin , la veuve de Cincinnatus obtient du nouveau pouvoir, en 1814, le droit d’ouvrir un bureau de tabac, et s’installe pour exercer son négoce au rez-de-chaussée de la maison du chaudronnier Lafarge, place de la Fontaine. Cette régression dans l’échelle sociale est toutefois tempérée par l’accueil que font à l’orphelin les familles alliées ou amies : le cousin Deviolaine, au milieu de sa nichée de patriarche, dans sa maison de ville, la Faisanderie, et dans son domaine de l’ancienne abbaye Saint-Rémy, son tuteur Jacques Collard, ancien membre du corps législatif (1806-1811), dans son château de Villers-Hélon.

Il y est sans doute reçu comme le petit pauvre, ce jeune sauvageon rétif à l’éducation que sa mère, se saignant au quatre veines, a l’ambition de lui faire inculquer. Foin des leçons de latin du bon abbé Grégoire, foin des cours de violon de l’hoffmannesque Hiraux, Alexandre ne se plaît qu’au maniement des armes, armes blanches d’abord sous la gouverne d’un vieux pochard du château, devenu asile de mendicité de la ville de Paris; armes à feu ensuite, en compagnie des gardes de la forêt, qui au même titre que les marins, sont les "élus de la nature, qui ont presque désappris la langue des hommes pour parler celle du vent, des arbres, des torrents, des tempêtes et de la mer." (4)

Il entre en août 1816, par protection et pour apprendre un état, comme saute-ruisseau chez Me Meneson, un ami de la famille. Le fils du héros se rangera-t-il en tabellion de province ? Il appartient trop, par tempérament, aux braconniers, aux irréguliers, pour se suffire de l’aurea mediocritas.

C’est toutefois à Villers-Cotterêts qu’il découvre ce qui constituera les deux pôles de sa vie tumultueuse : l’amour des femmes et la passion pour la littérature. Sa prime maîtresse, blonde et rose, s’appelle Aglaé Tellier, première de mille et trois, si l’on en croit les vanteries du garçon de dix-huit ans : "En parlant de beauté humaine je suis toujours au mieux avec la mienne et même avec son mari ; elle est enceinte. Vous me connaissez assez peu de présomption pour croire que je ne me flatte pas d’avoir opéré ce miracle, mais si le futur poupon arrive sur cette terre de calamité avec des cheveux frisés il faudra bien en être persuadé." (5) ; son initiateur littéraire, est un jeune homme de son âge, ami des Collard rencontré à la fête de Corcy (27 juin 1819), Adolphe Ribbing de Leuven, qui, torchonnant des vers de vaudevilles, intrônise Alexandre son collaborateur. En même temps qu’il transmet à son ami les rudiments de l’art dramatique, Adolphe lui infuse la grand chimère de la conquête de Paris qu’ont partagée tous les Rastignac du dix-neuvième siècle : "Il n’y avait aucun doute que des œuvres aussi distingués n’obtinssent, devant le public éclairé de Paris, le succès qu’elles méritaient, et ne m’ouvrissent, vers la capitale du génie européen, un chemin semé de couronnes et de pièces d’or." (6)

Gloire et argent là-bas, obscurité et pauvreté, ici, à Villers-Cotterêts. Le départ du jeune homme pour Paris, son entrée dans les bureaux du duc d’Orléans peuvent se lire aussi comme une fuite, du fils d’abord, de la mère ensuite, devant la pitié qu’inspire à la bourgeoisie et petite bourgeoisie locales la pauvreté des Dumas. Aussi l’écrivain se revendique-t-il tour à tour ou en même temps aristocrate, peuple, nègre, mais jamais bourgeois. Cependant cet homme heureux n’est pas une conscience malheureuse ; il n’a nourri pour cette bourgeoisie qu’une haine négligente, tout comme il a voué à son pays natal un amour oublieux, dont il demande pardon dans l’introduction du Meneur de loups (Le Siècle, 2 octobre 1857) :

"Pourquoi pendant les vingt premières années de ma vie littéraire, c’est -à-dire de 1827 à 1847, pourquoi ma vue et mon souvenir se sont-ils rarement reportés vers la petite ville où je suis né, vers les bois qui l’environnaient, vers les villages qui l’entourent (7) ? Pourquoi tout ce monde de ma jeunesse me semblait-il disparu et comme voilé par un nuage, tandis que l’avenir vers lequel je marchais m’apparaissait limpide et resplendissant comme ces îles magiques que Colomb et ses compagnons prirent pour des corbeilles de fleurs flottant sur l’eau ?

Hélas ! c’est que pendant les vingt premières années de la vie, on a pour guide l’espérance, et, pendant les vingt dernières, la réalité. Du jour où, voyageur fatigué, [...] l’on s’assied au bord du chemin, de ce jour-là, on jette les yeux sur la route parcourue, et [...] on commence à regarder dans les profondeurs du passé. Alors, près d’entrer que l’on est dans les mers de sable, on est tout étonné de voir peu à peu poindre sur la route déjà parcourue des oasis merveilleuses d’ombre et de verdure, devant lesquelles on a passé non seulement sans s’arrêter, mais presque sans les voir. On marchait si vite dans ce temps-là ! on avait si grande hâte d’arriver où l’on n’arrive jamais... au bonheur ! C’est alors qu’on s’aperçoit que l’on a été aveugle et ingrat ; c’est alors qu’on se dit que si l’on trouvait encore sur son chemin un de ces bosquets de verdure, on s’y arrêterait pour le reste de la vie, on y planterait sa tente pour terminer ses jours.

Mais, comme le corps ne retourne pas en arrière, c’est la mémoire seule qui fait ce pieux pélerinage des premiers jours et qui remonte à la source de la vie, comme ces barques légères aux voiles blanches qui remontent le cours des rivières ; [...] elle lui raconte ce qu’elle a vu. Et, à ce récit, l’œil du voyageur se ranime, sa bouche sourit, sa physionomie s’éclaire. C’est que [...] la Providence permet que, ne pouvant retourner vers la jeunesse, la jeunesse revienne à lui. Et, dès lors, il aime à raconter tout haut ce que lui dit tout bas sa mémoire. Est-ce que la vie serait ronde comme la terre ? [...] Est-ce qu’à mesure qu’on s’approche de la tombe, on se rapprocherait de son berceau ? Je ne sais ; mais je sais ce qui m’est arrivé à moi. A ma première halte sur le chemin de la vie, à mon premier regard en arrière, j’ai d’abord raconté l’histoire de Bernard et de son oncle Berthelin, puis celle d’Ange Pitou, puis celle de Conscience l’innocent et de sa fiancée Mariette, puis celle de Catherine Blum et du père Varin." (8)

Le corps, lui, qui a tant tardé à suivre la mémoire, doit se résoudre à constater : "Pauvre Villers-Cotterêts ! tous les gens de mon âge y sont morts. Il a l’air d’une bouche qui a perdu les trois quarts de ses dents." (9), avant d’être enseveli, près de ceux de son père et de sa mère, dans le charmant cimetière de la ville natale : "plein d’ombres et de fraîcheur, on dirait une de ces promenades comme les Anciens en faisaient aux portes de leurs villes et où les Sybarites demandaient à être enterrés pour être encore réjouis au fond de leur sépulcre par le bruit et le mouvement de la vie." (10) L’ultime oasis ?

Claude Schopp

(1) La rue de Lormet prit le nom d’Alexandre Dumas le 9 novembre 1872 ; la maison natale a subi peu de transformations. Marie Auguste Cartier (Villers-Cotterêts, 5 avril 1797 - 7 mai 1882), propriétaire de l’hôtel de la Boule d’Or, acquit la maison le 23 avril 1843 ; il la revendit le 22 avril 1864 à Victor Varlet, ancien bijoutier. Revenir au texte
(2) Mes mémoires, chapitre I. Prépublication : La Presse, 16 décembre 1851. Revenir au texte
(3) Le Pays natal. Texte établi, présenté et annoté par Claude Schopp, Mercure de France (Le Petit Mercure), 1996, p. 15-16. Prépublication : Le Journal littéraire de la semaine. Chronique. Théâtre. Arts. Sciences. Voyages. Variétés. Jurisprudence, n° 1-3, 17 juillet-2 août 1864. Revenir au texte
(4) Mes mémoires, chapitre XLII. Prépublication : La Presse, février 1852. Revenir au texte
(5) À Auguste Boussin, Villers-Cotterêts, 4 octobre 1820 ; autographe : Catalogue. Lettres et Manuscrits autographes. Collection de M. Georges Ullmann et à divers amateurs, Drouot, 7 novembre 2000, n° 269. Revenir au texte
(6) Mes mémoires, chapitre LXI. Prépublication : La Presse, 3 mars 1852. Revenir au texte
(7) Notons néanmoins qu’il dédie, au soir de sa première représentation, son drame Térésa : "A mes jeunes compatriotes et amis" : "C’est à Villers-Cotterêts, au milieu de nos fêtes, de nos soirées et de nos chasses, que ce drame a été composé et écrit. Je vous le dédie, frères ! Recevez-le comme un frère ; car Villers-Cotterêts est son pays natal. Ce 6 février 1832, onze heures du soir." Revenir au texte
(8) Histoire de Bernard et de son oncle Berthelin : Bernard, histoire pour les chasseurs, La Presse, 19-22 décembre 1842, complète l’édition de Cécile, Dumont, 1844. Ange Pitou : Mémoires d’un médecin ; Ange Pitou apparaît enfant dans Joseph Balsamo, chapitre CLX [La Presse, 11 janvier 1848], avant d’être l’un des héros d’Ange Pitou, Cadot, 1851 [La Presse,17 décembre 1850-26 juin 1851] et de La Comtesse de Charny, Alexandre Cadot, 1852-1855. Conscience l’innocent et sa fiancée Mariette : Conscience l’innocent, Alexandre Cadot, 1852 [Le Pays, 26 février-7 avril 1852, sous le titre : Dieu et Diable], le roman est une adaptation de Le Conscrit, nouvelle de Henrik Conscience. Catherine Blum et le père Varin: Catherine Blum, Alexandre Cadot, 1854 [Le Pays, 21 décembre 1853-19 janvier 1854], transposition romanesque d’une pièce de théâtre adaptée d’Ifflandt. Revenir au texte
(9) À Alexandre Dumas fils, Villers-Cotterêts, 30 août 1865 ; autographe : B.N., n.a.fr. 24 641, f. 160-161. Revenir au texte
(10) Le Pays natal, op. cit., p. 17. Revenir au texte

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