Vuillemot (Denis-Joseph)
Cuisinier français, né à Crépy, en Valois Oise, vers 1811, d'origine anglaise ; son aïeul paternel était membre du Parlement, son grand-père maternel était maître d'hôtel chez Mlle de Lescure, cousine de Louis XVI en son château de Bressuire, en Poitou.
Ses parents voulurent faire de lui un homme de loi, mais ses instincts naturels le portèrent vers l'art qu'avait exercé son grand-père et qu'exerçait alors son père, lequel tenait dignement l'hôtel de la Bannière, à Crépy.
Cédant à son invincible penchant, dès l'âge de quinze ans, il vint à Paris et entra chez M. Véry, du Palais-Royal, ami de son père, où il resta deux ans, après lesquels il entra dans la maison du roi sous les auspices de MM. Pierre Hugues et Desmonay, de la maison royale, vieux amis de la famille Vuillemot.
Plus tard, Vuillemot, brûlant du feu sacré, rencontra l'illustre Carême, devint son élève et son ami et acheva par lui son éducation culinaire.
En 1837, Vuillemot prit l'établissement de son père à Crépy ; en 1842, il acquit l'hôtel de la Cloche, à Compiègne, et s'associa à M. Morlière, et ils restèrent quinze ans ensemble dans un parfait accord.
En l'année 1842, il fit les grands dîners commandés par le duc de Nemours, après la mort de son frère, au retour du camp de Châlons. A cette époque, j'eus l'occasion de retrouver Vuillemot. Je l'avais connu à Crépy, chez son père. A mon retour d'un voyage de Lille avec Dujarrier et quelques amis, je le revis à l'hôtel de la Cloche, et voici comment :
Harassé de fatigue et mourant de faim, j'interpellai vivement en ces termes : « Holà ! n'y a-t-il pas à nous servir des roues de cabriolet à l'oseille, et des manches de couperet à la Sainte-Menehould ? » Vuillemot, qui n'était pas en retard de réplique et qui, par son guichet, venait de me reconnaître, dit : « Monsieur, il ne nous reste plus que des côtelettes de tigre et du serpent à la tartare. » Sur ce, je reconnus mon Vuillemot, celui-là même dont les saillies m'amusaient dans la maison de son père ; je lui tendis la main, et l'intimité ainsi scellée à nouveau ne l'empêcha pas de faire acte de cuisinier accompli.
A partir de ce moment amical et gastronomique, mes relations avec Vuillemot se sont continuées, et je me souviens avoir été témoin au mariage de sa fille aînée, fêtes nuptiales qui furent pour moi les fêtes de Comus suivies de si parfaits loisirs, à Compiègne, que, au milieu de ces hôtes qui fêtaient ma bienvenue, je terminai mon Monte-Cristo.
Ce roman fut achevé à Pompadour, propriété de l'Etat que hante encore l'ombre de l'illustre marquise, et que venaient de louer Vuillemot et Morlière.
C'est en 1854 qu'eut lieu le glorieux épisode des langues de lapin. Je laisse Vuillemot le conter lui-même d'après la lettre qu'il m'écrivit à ce sujet :
« Cher et illustre maître,
« Vous voulez des renseignements précis sur le nouveau mets dont vous entendez parler et dont l'étrangeté pique votre curiosité. C'est une recette et une anecdote. Je vous envoie l'une et l'autre. D'abord la recette :
« Recette pour langues de lapins de garenne. Prenez soixante langues de lapins pour six personnes. Vous me direz : où prendre soixante lapins et pour en tirer les langues ? Le fait ci-dessous vous prouvera, cher maître, que l'on peut se les procurer. Je dis donc prenez soixante langues de lapin, blanchissez-les, rafraîchissez-les enlevez la peau de dessus ; faites une bonne mirepoix, ajoutez-y vos langues ; mouillez avec une cuiller à pot de bon consommé, un verre de madère, un demi-verre de vin blanc. Couvrez le tout d'un papier beurré et braisez-les ; ajoutez à la cuisson quatre belles truffes ; une demi-heure après, dès qu'elles sont cuites, passez le fond ajoutez un peu de bonne espagnole, réduisez votre sauce à demi-glace, passez-la à l'étamine ; ajoutez à votre sauce vos langues parées ; coupez les truffes en forme de langues des champignons, des quenelles de volaille, même forme, un jus de citron. Mettez au bain-marie, faites une caisse en papier, huilez-la, faites-la sécher, et dressez votre ragoût dedans. »
« Voici maintenant en quelles circonstances cette recette reçut une éclatante exécution :
« En 1854, à l'hôtel que je tenais à cette époque, j'étais adjudicataire des lapins de la forêt de Compiègne, et tous les jours on détruisait une partie des lapins, que j'envoyais à la Vallée.
« Le prince Edgard Ney, M. le Marquis de Toulongeon, le général Fleury, M. le baron Lambert, se trouvaient à mon hôtel. Il me prit l'idée de leur faire une surprise pour leur dîner, pensant bien que les acheteurs de lapins ne regarderaient pas dans le bec du lapin s'il possédait une langue ou non. Je coupai quatre cents langues sur huit cents que j'avais, et je me livrai à la préparation culinaire ci-dessus formulée, en ayant soin de faire une caisse fermée comme surprise.
« J'avais proposé à ces messieurs que si l'un d'eux trouvait le moyen d'ouvrir la caisse sans déchirer le papier et devinait ce qui composait le mets, il gagnerait un pâté de faisan truffé. M. le marquis de Toulongeon devina le contenu et ouvrit la caisse.
« Le pâté promis lui fut envoyé en son hôtel.
« Veuillez agréer, cher et illustre maître, etc., etc.
« Vuillemot. »
Vers 1863, à mon retour de Tiflis, je reçus la visite de Vuillemot, qui m'informa qu'une ovation m'était faite par mes amis, mon fils en tête, sous forme d'un banquet, où devaient se trouver Méry, Grisier, Roger de Beauvoir, Léon Bertrand, Nol Parfait et autres amis du bon temps. Le banquet eut lieu en effet au Restaurant de France, place de la Madeleine, que venait de prendre Vuillemot. Le repas fut tel, que, pour témoigner ma gratitude j'offris à mon hôte un couteau acheté par moi à Tiflis, qui portait gravé sur la lame : Alexandre Dumas à son ami Vuillemot. Une particularité exquise du menu était qu'il contenait, sous forme culinaire, depuis le potage jusqu'au dessert, la liste de mes principales créations.
Voici, autant que je me rappelle, le menu de ce dîner littéraire :
Menu du dîner offert à Alexandre Dumas à son retour de Russie. – Septembre 1869.
Hors-d'oeuvre divers.
Potages.
A la Buckingham.
Aux Mohicans.
Relevés.
Truite à la Henri III.
Homard à la Porthos.
Filet de boeuf à la Monte-Cristo.
Bouchées à la reine Margot.
Rôts.
Faisans, perdreaux, cailles, bécasses.
Entremets.
Aux Mousquetaires.
Petits pois aux Frères corses.
Ecrevisses à la d'Artagnan.
Bombe à la Dame de Montsoreau.
Crème à la reine Christine.
Salade à la Dumas.
Vase d'Aramis.
Gâteau à la Gorenflot.
Corbeille de fruit de Mlle de Belle-Isle.
Dessert assorti.
Vins.
Xérès, Amontillado, Pakaret, Château-Laffitte, Clos-Vougeot, Jurançon, premier service.
Champagne, Pommery et Greno, et Mot frappé.
Chypre, Constance, Setaval, au dessert.
Quelques années après, Vuillemot essaya de se retirer des affaires ; c'était donner un démenti à son génie de cuisinier ; aussi je ne fus point surpris de recevoir une lettre qui m'invitait à une crémaillère pendue par Vuillemot à Saint-Cloud.
Il avait voulu se retirer comme un simple rentier dans ce charmant petit pays ; mais, l'Hôtel de la Tête noire s'étant trouvé à vendre, il en avait fait l'acquisition. Le cuisinier nous était rendu et le dîner qu'il nous donna était de nature à nous prouver que la main de Vuillemot n'avait pas faibli non plus que ses dons naturels et son intelligence culinaire.
Dans ce dîner se retrouvaient, comme on pouvait s'y attendre, les notabilités littéraires, qui avaient toujours fait groupe autour de lui.
Cela n'a rien de surprenant : pour se bien connaître en l'art de la cuisine, il n'est tels que les hommes de lettres ; habitués à toutes les délicatesses, ils savent apprécier mieux que personne celles de la table : témoin les Brillat- Savarin, les Grimod de la Reynière, les Monselet, etc. Avant de terminer, c'est une dette pour moi de remercier l'excellent Vuillemot pour les indications précieuses qu'il m'a données comme collaborateur à ce Grand Dictionnaire de la Cuisine, tant en recettes originales, dont il a lui-même conçu la formule, qu'en conseils de parfait praticien.
Les enseignements que j'ai puisés auprès de lui, conformes à mes propres goûts, m'ont toujours paru procéder de ces grands principes qui font de la cuisine française une cuisine supérieure, comme nous l'avons prouvé, je crois, à celles de toutes les autres nations civilisées.
N'oublions pas de dire que, si la France possède des vins excellents et délicats, Vuillemot m'a prouvé plus d'une fois qu'il était aussi bon dégustateur que bon cuisinier.
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