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Beef-steak ou bifteck à l'anglaise


Je me rappelle avoir vu, après la campagne de 1815 où les Anglais restèrent deux ou trois ans à Paris, naître le bifteck en France ; jusque-là, notre cuisine avait été aussi séparée que nos opinions. Ce ne fut donc pas sans une certaine crainte que l'on vit le bifteck essayer de s'introduire sournoisement dans nos cuisines ; cependant, comme nous sommes un peuple éclectique et sans préjugés, à peine nous fûmes-nous aperçus que, quoique venant des Grecs le présent n'était point empoisonné, nous tendîmes nos assiettes et nous donnâmes au bifteck son certificat de citoyenneté. Pourtant, il y a toujours quelque chose qui sépare le bifteck anglais du bifteck français. Nous faisons notre bifteck avec un morceau de filet d'aloyau, tandis que nos voisins prennent pour leurs biftecks ce que nous appelons la sous-noix du boeuf, c'est-à-dire le rumpsteak ; mais chez eux cette partie du boeuf est toujours plus tendre qu'elle ne serait chez nous, parce qu'ils nourrissent mieux leurs boeufs que nous et qu'ils les tuent plus jeunes que nous ne les tuons en France. Ils prennent donc cette partie du boeuf et la coupent par lames épaisses d'un demi-pouce, l'aplatissent un peu, la font cuire sur une plaque de fonte faite exprès et la font cuire avec du charbon de terre au lieu d'employer le charbon de bois. Le bifteck vrai filet doit se mettre sur un gril bien chaud avec une braise ardente, ne le retourner qu'une fois, afin de conserver son bon jus qui se lie avec la maître-d'hôtel. Cette partie du boeuf anglais et, pour m'en rendre compte, toutes les fois que je vais en Angleterre, j'en mange avec un nouveau plaisir est infiniment plus savoureuse que la partie avec laquelle nous faisons nos biftecks ; il faut la manger aux tavernes anglaises, sautée au vin de Madère ou au beurre d'anchois, ou sur une litière de cresson bien vinaigrée. Je conseillerais de la manger aux cornichons, s'il y avait un seul peuple au monde qui sût faire les cornichons. Quant au bifteck français, la sauce à la maître-d'hôtel est la meilleure parce qu'on y sent dominer la saveur des fines herbes et du citron ; mais il y a une observation que je me permettrai de faire : Je vois nos cuisiniers aplatir leurs biftecks sur la table de cuisine, à coups de plat de couperet ; je crois que c'est une profonde hérésie qu'ils commettent et qu'ils font ainsi jaillir hors de la viande certains principes nutritifs qui joueraient très bien leur rôle dans la scène de la mastication. En général les animaux ruminants sont meilleurs en Angleterre qu'en France, parce qu'ils y sont traités vivants avec un soin tout particulier. Rien n'est pareil à ces quartiers de boeuf cuits tout entiers, et que l'on roule sur une petite voiture dans les chemins de fer qui séparent les uns des autres les habitués des tavernes anglaises ; ces morceaux de boeuf veinés de gras et de maigre, que l'on coupe soi-même comme on l'entend, sur une portion de l'animal pesant cent livres, n'ont rien de pareil, comme excitation à l'appétit. On arrive à faire des boeufs si gras qu'ils ont l'air de ne plus avoir d'articulations aux jambes et de marcher sur leur ventre. Les éleveurs, les engraisseurs d'animaux arrivent pour engraisser un boeuf jusqu'à lui faire boire 80 litres d'eau par jour. Quant aux moutons, nourris d'herbe plus fraîche que la nôtre, ils ont des saveurs qui nous sont inconnues.
Où la cuisine fait complètement défaut aux Anglais, c'est à l'endroit des sauces, mais les gros poissons, mais la viande de boucherie est infiniment plus belle à Londres qu'à Paris.

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