En Suisse Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Note
Interlaken

Nous avons dit que c'est de ce village qu'on part pour s'enfoncer dans les montagnes, c'est donc à ce village qu'il est nécessaire de faire ses préparatifs, préparatifs, au reste, dont on ne comprend bien l'importance qu'après avoir fait soi-même ce voyage à pied et lorsqu'on s'est aperçu en chemin combien peuvent nuire au plaisir et à la sûreté de la route le plus petit oubli ou la plus légère imprudence. Nous allons donc indiquer, autant qu'il sera en notre pouvoir, quelles précautions doivent être prises par les amateurs.
On trouve à acheter, à l'auberge même d'Interlaken, le sac, les souliers, le bâton et la gourde de voyage : il est donc inutile de se munir ailleurs de ces objets, qui ne seraient bons qu'à embarrasser jusque là puisque leur nécessité ne se fait sentir qu'au moment de se mettre en route à pied. Le sac ordinaire est assez grand pour contenir la garde-robe de voyage la mieux montée, c'et-à-dire une redingote ou un habit, un pantalon, deux paires de guêtres, deux gilets, quatre chemises, quatre cravates et six paires de chaussettes. On trouvera de plus, dans une de ses poches, place pour un petit nécessaire, et dans l'autre pour une longue-vue.
Le pantalon doit être de drap, parce qu'au fur et à mesure que l'on gravit, le froid augmente et que, arrivé au sommet de la montagne, on sera enchanté de substituer au pantalon léger de la vallée une étoffe plus solide. Les guêtres doivent être de cuir, afin qu'elles garantissent les jambes du contact des rochers qui bordent la route et des troncs d'arbres qui la parsèment. Mais les chemises de couleur seront préférables aux chemises blanches, les foulards aux cravates empesées et les chaussettes de laine aux chaussettes de fil.
Les souliers sont chose fort importante, et sur laquelle j'invite les voyageurs à ne point passer légèrement. Une chaussure trop étroite blesse bien plus vite dans les montagnes que dans la plaine ; une chaussure trop large empêche le pied d'être sûr dans les chemins difficiles, et surtout en descendant. Qu'un Parisien ne s'effraye pas surtout de l'épaisseur des semelles et de la grosseur des clous. L'épaisseur de ces semelles l'empêchera de sentir les cailloux sur lesquels il marchera et qui, s'il gardait ses bottes fines, lui broieraient les pieds au bout d'une heure. La grosseur des clous lui sera utile dans les chemins escarpés et glissants où il se trouvera, grâce à elle, le pied aussi ferme que s'il marchait avec des crampons. D'ailleurs, nos souliers de chasse les plus solides ne résisteraient pas à huit jours de marche dans la montagne.
Le bâton doit être, à son tour, l'objet d'une attention particulière. C'est à la fois une arme et un soutien. Il est garni par un bout d'une pointe de fer à l'aide de laquelle on trouve en lui un point d'appui solide, soit pour monter, soit pour descendre, et quelquefois orné à l'autre bout d'une corde de chamois, mais cet ornement est à la fois incommode et dangereux : incommode, en ce qu'il s'accroche à tout moment aux arbres ou aux vêtements, dangereux, en ce que l'on croit, en montant, pouvoir se fier à la solidité de son crochet qui, ne pouvant que rarement supporter le poids du corps, se brise et vous expose à tomber à la renverse. On devra le choisir de six pieds de haut au moins, afin que, si l'on rencontre sur la route un torrent de dix ou douze pieds de large, on puisse le franchir par le saut qu'on appelle en gymnastique le saut de la lance.
Quant à la gourde, les précautions à prendre à son égard se réduisent à deux : bien souffler dedans pour s'assurer que le verre n'en est point cassé, accident qui entraînerait les suites les plus funestes ; puis, ce point vérifié, la faire remplir immédiatement d'excellent kirchenwasser, qu'on trouve, au reste, dans les plus mauvaises cabanes de Suisse. C'est à la fois la liqueur la meilleure et la plus saine. J'ai vu de jeunes et jolies femmes qui, à Paris, n'auraient pu en supporter l'odeur, en avaler, dans nos courses de montagne, des gorgées dont une seule aurait fait la réputation d'un bouzingot.
Toutes ces précautions prises, et en adoptant pour costume de départ le pantalon de coutil, la blouse de toile écrue, le chapeau de paille, le col rabattu, les guêtres de cuir et les souliers ferrés, on aura chance d'arriver au terme du voyage sans accident aucun. Il est inutile de dire que le guide se charge du sac et que vous gardez pour vous la gourde et le bâton.
Qu'on me permette d'ajouter encore une recommandation à cette longue liste, et celle-là, je la garde pour la dernière parce qu'elle n'est pas la moins importante. Elle concerne la manière de traiter les guides.
Leur dévouement et leur probité sont passés en proverbe. Ainsi, sur ces deux points, ils seront toujours les mêmes, quel que soit votre ton avec eux : s'il est hautain, il ne les empêchera pas de faire leur devoir envers vous, mais ils ne feront alors que leur devoir. Adieu à cette causerie familière dans laquelle l'homme de nos villes apprend tant de choses de l'homme de la montagne ; adieu aux récits de chasse qui abrègent la route, aux traditions populaires qui la poétisent, aux mille petits soins qui la rendent facile ! Puis, une fois arrivé à l'auberge, vous vous apercevez bientôt, au mémoire de l'hôte, qu'ayant parlé haut, on en a auguré que vous saviez payer cher.
Si, au contraire, vous avez fait votre camarade de votre guide (et soyez tranquille, car pour cela il ne croira ni que vous vous soyez abaissé jusqu'à lui ni que vous l'ayez élevé jusqu'à vous), au sentiment de son devoir se joindra celui d'une reconnaissance qu'il vous prouvera bientôt par la confiance la plus entière et le dévouement le plus absolu. Alors ni lui ni la contrée n'auront plus rien de caché pour vous. Il vous confiera ses secrets de famille, quelque intimes qu'ils soient ; il vous racontera les traditions de la contrée, quelque peu croyables qu'elles lui paraissent ; et, dans ces secrets de famille, dans ces traditions de contrée, il y aura toujours, si vous voulez les approfondir, un mystère du cœur ou de la nature.
Puis il y a quelque chose de satisfaisant pour soi-même, ce me semble, à sentir qu'en quittant l'un de ces hommes dont la vie appartient à tout le monde, vous lui laissez dans le souvenir quelque chose de plus que ce qu'y ont laissé et ce qu'y laisseront les autres, et que vous pourrez leur envoyer des amis qui se recommanderont de votre nom et qui seront reçus le sourire de la cordialité sur les lèvres.

Chapitre précédent |

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente