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Chapitre LXVII
Les îles Borromées

Le lendemain, en me réveillant, je vis à la clarté du soleil le paysage que j'avais entrevu la veille à la lumière de la lune. Tous les détails perdus dans les masses d'ombre m'apparaissaient distinctement au jour : l'île Supérieure, avec son village de pêcheurs et de bateliers, l'île Mère avec sa villa toute couverte de verdure, l'île Belle avec son entassement de piliers superposés les uns aux autres, enfin le bord opposé du lac où viennent finir les montagnes des Alpes et où commencent les plaines de la Lombardie.
Il y a cent cinquante ans, ces îles n'étaient que des roches nues, lorsqu'il vint dans l'esprit du comte Vitaliano Borromée d'y transporter de la terre et de maintenir cette terre, comme dans une caisse, par des murailles et des pilotis. Cette opération terminée, le noble prince sema sur ce sol factice de l'or comme le laboureur sème du grain, et il y poussa des arbres, des villages et des palais. C'est un magnifique caprice de millionnaire qui a voulu, comme Dieu, avoir son monde créé par lui.
Le garçon de l'hôtel vint me prévenir que deux choses m'attendaient, mon déjeuner et mon bateau : j'allai à la plus pressée.
On m'avait servi ma collation dans la salle à manger commune. Comme presque toutes les salles à manger d'Italie, elle était peinte en ocre jaune, avec quelques arabesques représentant des oiseaux et des sauterelles ; mais, en outre, elle avait un ornement particulier, assez original pour n'être point passé sous silence ; c'était le portrait du maître de l'auberge, il signor Adami, en habit d'officier de la Garde nationale piémontaise et portant sous son bras un volume intitulé Manuel du lieutenant d'infanterie. Cette surprise inattendue me fit grand plaisir ; je croyais qu'il n'y avait que dans la rue Saint-Denis que l'on rencontrât de pareilles enseignes.
Au premier morceau que je portai à ma bouche, mon étonnement cessa, et je vis qu'il était tout naturel que le signor Adami se fût fait peindre en officier : il était évident que le lieutenant s'occupait beaucoup plus de sa compagnie que l'hôtelier de ses marmitons. Cette découverte me désespéra d'autant plus que j'étais décidé à rester huit jours à Baveno ; je demandai à parler à mon hôte, afin de m'expliquer tout aussitôt avec lui sur ma nourriture à venir. On me répondit qu'il était à Arona pour affaire de service. Je descendis dans mon bateau et je donnai à mes bateliers l'ordre de me conduire à l'île des Pêcheurs. Je tenais à acquérir la certitude que je pourrais tous les jours me procurer du poisson frais.
Ce doute éclairci affirmativement, je visitai l'île avec quelque tranquillité. C'est une charmante plaisanterie qui ressemble en petit à un village, et qui a des maisons, des rues, une église, un prêtre et des enfants de chœur. Les filets, qui forment la seule richesse de ses deux cents habitants, sont étendus devant toutes les portes. Nous nous rembarquâmes et mîmes à la voile pour l'île Mère.
De loin, c'est une masse de verdure au milieu d'une large tasse d'eau : elle est toute plantée de pins, de cyprès et de platanes ; ses espaliers sont couverts de cédrats, d'oranges et de grenades ; les allées sont peuplées de faisans, de perdrix et de pintades. Abritée de tous côtés contre le froid, s'ouvrant comme une fleur à tous les rayons du soleil, elle reste toujours verte, même lorsque les montagnes qui l'environnement blanchissent sous les neiges de l'hiver. Le gardien du château me coupa une charge de cédrats, d'oranges et de grenades qu'il fit porter dans mon bateau. Je n'avais pas vu, je l'avoue, cet excès d'hospitalité sans inquiétude pour ma bourse ; aussi, en revenant à ma barque, je demandai à mes mariniers ce qu'il fallait donner à mon cicerone. Ils me dirent que, moyennant trois francs, il serait fort satisfait ; je lui en donnai cinq, en échange desquels il souhaita toutes sortes de prospérités à mon Excellence. Sous ces heureux auspices, nous nous remîmes en route.
à mesure que nous avancions vers l'île Belle, nous voyions sortir de l'eau ses dix terrasses superposées les unes aux autres. C'est, sinon la plus belle des îles de ce petit archipel, du moins la plus curieuse : tout y est taillé, marbre et bronze, dans le goût de Louis XIV. Une forêt tout entière d'arbres magnifiques, une forêt de peupliers et de pins, ces géants au doux murmure qui parlent au moindre vent une langue poétique que comprennent sans doute l'air et les flots, puisqu'ils leur répondent dans le même idiome, s'élève sur les arcs de pierre qui baignent leurs pieds dans le lac ; car l'île tout entière est enfermée dans un immense cercle de granit comme un oranger dans sa caisse.
Nous y abordâmes, et nous mîmes le pied au milieu d'un parterre de fleurs étrangères et précieuses qui, toutes, sont venues s'établir des colonies, de graines et de boutures, sous cette heureuse exposition : chaque terrasse est une plate-bande embaumée d'un parfum différent, au milieu duquel domine toujours celui de l'oranger, et peuplée de dieux et de déesses. La dernière est surmontée d'un Pégase et d'un Apollon. Toute cette nympherie, au reste, est d'un rococo enragé, plein de tournure et d'ardeur.
Des terrasses, nous descendîmes au château. C'est une véritable villa royale, pleine de fraîcheur, de verdure et d'eau. Il y a des galeries de tableaux assez remarquables ; trois chambres dans lesquelles un des princes Borromée a donné l'hospitalité au chevalier Tempesta qui, dans un mouvement de jalousie, avait tué sa femme, et dont l'artiste reconnaissant s'est fait un vaste album qu'il a couvert de merveilleuses peintures ; enfin, un palais souterrain tout en coquillages, comme la grotte d'un fleuve, et plein de naïades aux urnes renversées d'où coule abondamment une eau fraîche et pure.
Cet étage donne sur la forêt ; car le jardin est une véritable forêt pleine d'ombre, et à travers laquelle des échappées de vue sont ménagées sur les points les plus pittoresques du lac. Un des arbres qui composent ce bois est historique : c'est un magnifique laurier, gros comme le corps et haut de soixante pieds. Trois jours avant la bataille de Marengo, un homme dînait sous son feuillage. Dans l'intervalle du premier au second, cet homme au cœur impatient prit son couteau, et, sur l'arbre contre lequel il était appuyé, il écrivit le mot victoire. C'était alors la devise de cet homme qui ne s'appelait encore que Bonaparte et qui, pour son malheur, s'est appelé plus tard Napoléon.
Il ne reste plus trace d'une seule lettre de ce mot prophétique : tout voyageur qui passe enlève une parcelle de l'écorce sur laquelle il était écrit, et fait chaque jour au laurier une blessure plus profonde dont il finira par mourir, peut-être.
Au nord de la forêt, je rencontrai quelques petites maisons de pêcheurs et de bateliers au milieu desquelles s'élève une auberge ; le souvenir de mon déjeuner me revint alors, et je crus avoir fait une trouvaille. Je fis réveiller l'hôte afin de m'informer de ce qu'il m'en coûterait pour huit jours passés chez lui ; il me demanda quelque chose comme cent écus. J'aurais eu plus court et moins cher de louer le palais Borromée au prince lui-même. Je lui fis en conséquence mes excuses de l'avoir réveillé, et l'invitai à aller se recoucher. Je remontai donc dans mon embarcation, et ordonnai de mettre le cap sur l'auberge del signor Adami.
Le soir, il revint d'Arona. à part sa manie de Garde nationale, que je lui ai bien pardonnée depuis, par comparaison avec celle de nos enragés de Paris, que je ne connaissais pas alors comme maintenant, c'était un fort galant homme. Nous eûmes vitement fait prix pour huit jours. Il me donna une chambre dont les fenêtres s'ouvraient sur le lac ; je tirai mes livres de ma malle et je m'installai.
Je fis dans cette petite auberge, en face du plus beau pays du monde, au milieu d'une atmosphère embaumée, sous un ciel d'azur, les trois plus mauvais articles que j'aie jamais envoyés à la Revue des deux mondes. Il faut, pour un travail heureux, quatre murs et pas d'horizon : plus le paysage est grand, plus l'homme est petit.
Mon hôte était un si brave garçon, que je n'eus pas le courage de lui faire, pendant ces huit jours, une seule observation sur l'ordinaire de son hôtel. Je me contentai, en partant, de substituer au titre du livre que son effigie guerrière portait sous le bras celui, plus confortable, de Cuisinière bourgeoise. J'espère pour mes successeurs qu'il aura profité de l'avis.
Moyennant la somme de dix francs que je donnai à mes bateliers et un bon vent que Dieu m'envoya gratis, en quatre heures, je fus à Arona.

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