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Chapitre LXIII
La bataille

Pendant que cette terrible exécution s'opérait, les Confédérés rassemblaient leurs troupes : à Nicolas de Scharnachtal et à ses huit mille Bernois étaient venus se joindre Pierre de Faucigny, de Fribourg, avec cinq cents hommes ; Pierre de Romestal, avec deux cents de Bienne ; Conrad Voegt, avec huit cents de Soleure. Alors Nicolas de Scharnachtal se hasarda à faire un mouvement et se porta sur Neufchâtel. à peine y fut-il, que Henri Goldli l'y joignit avec quinze cents hommes de Zurich, de Baden, de l'Argovie, de Baumgarten et des pays d'alentour, qu'on nommait les bailliages libres ; puis Petermann Rot avec huit cents hommes de Bâle ; Hasfurter avec huit cents de Lucerne ; Raoul Reding avec quatre mille des vieilles Ligues allemandes, qui comprenaient Schwyz, Uri, Unterwald, Zug et Glaris ; puis le contingent de la commune de Strasbourg, qui se composait de quatre cents cavaliers et de douze cents arquebusiers, sans compter deux cents cavaliers armés par l'évêque ; puis les gens des communes de Saint-Gall, de Schaffausen et d'Appenzell ; puis enfin Hermann d'Eptingen avec les hommes d'armes et les vassaux de l'archiduc Sigismond.
Le duc apprit l'approche de cette nuée d'ennemis, mais il s'en inquiéta peu car, réunis tous ensembles, il formaient à peine le tiers de son armée ; encore la plupart d'entre eux méritaient-ils à peine le nom de soldats. Il n'en prit pas moins quelques précautions stratégiques. Il s'avança avec les archers de sa garde pour prendre le vieux château de Vaux-Marcus, qui commandait le chemin de Grandson à Neufchâtel, fort resserré en cet endroit entre les montagnes et le lac. Mais, au lieu de rencontrer dans le seigneur qui le commandait la résistance que le comte de Romont avait éprouvée à Yverdon, et lui-même à Grandson, il vit à son approche les portes de la forteresse s'ouvrir et le seigneur de Vaux-Marcus, sans armes et sans suite, vint au-devant de lui, s'agenouilla comme devant son maître et seigneur, lui demandant la faveur de ses bonnes grâces et du service dans son armée. L'un et l'autre lui furent accordés. Cependant, le duc jugea prudent de l'employer autre part que dans sa seigneurie : il le fit en conséquence sortir avec la garnison et mit en son lieu et place le sire Georges de Rosembos et cent archers pour garder le château rendu et les hauteurs environnantes.
Les Suisses, de leur côté, s'avançaient, venant de Neufchâtel, et se rangeaient derrière la Reuss, petite rivière torrentueuse qui prend sa source au temple des Fées et se jette dans le lac entre Labiel et Cortaillod. Les Suisses marchaient pas à pas et timidement, ignorant où ils rencontreraient leurs ennemis ; quant aux Bourguignons, pleins de confiance, ils avaient négligé d'éclairer leur armée, se reposant sur sa force et sur son nombre.
Le 1er mars, les Suisses passèrent la Reuss et s'avancèrent vers Gorgier ; le 2, après la messe entendue dans le camp de MM. de Lucerne, les hommes de Schwyz et de Thun, qui formaient ce jour-là l'avant-garde, prirent un chemin dans la montagne, laissèrent le château de Vaux-Marcus à gauche, et, arrivés sur la hauteur, ils rencontrèrent le sire de Rosembos et soixante archers. La rencontre fut le signal du combat. Les archers lancèrent leurs flèches ; les Suisses, armés seulement de leurs épées et de leurs piques, continuèrent de marcher, cherchant le combat corps à corps, le seul dans lequel ils pussent rendre à leurs ennemis le dommage qu'ils en recevaient. Les archers, trop faibles pour soutenir le choc, reculèrent ; les gens de Thun et de Schwyz atteignirent le point le plus élevé des hauteurs de Vaux-Marcus, et, de là, ils aperçurent toute l'armée bourguignonne en ordre de marche, rangée au bord du lac en avant de Concise, et de son aile gauche embrassant la montagne comme eût fait la corne d'un croissant. Ils s'arrêtèrent aussitôt, examinèrent bien la position de leur ennemi, et renvoyèrent derrière eux quatre hommes pour la faire connaître aux différents corps et leur servir de guides, afin qu'ils débouchassent sur les points les plus importants. De son côté, le duc aperçut cette avant-garde, et, croyant que c'était toute l'armée, il quitta le petit palefroi qu'il montait, se fit amener un grand cheval gris tout couvert de fer comme son maître, et, s'élançant sur lui :
- Marchons à ces vilains, cria-t-il, quoique de pareils paysans soient indignes de chevaliers comme nous.
La première troupe que rencontrèrent les quatre messagers fut celle commandée par Nicolas de Scharnachtal. Aussitôt que le brave avoyer apprit que le combat était engagé, il ordonna à ses soldats de doubler le pas, et arriva au secours des gens de Thun et de Schwyz au moment même où l'armée bourguignonne s'ébranlait de son côté. Cette avant-garde, quoiqu'à peine nombreuse de quatre mille hommes, ne voulut pas avoir l'air de craindre le choc : elle descendit en belle ordonnance, d'un pas rapide, mais en conservant ses rangs, vers une petite plaine au milieu de laquelle s'élevait la chartreuse de la Lance. Les Suisses s'appuyèrent à cette chartreuse ; puis, comme on entendait les chants de moines qui disaient la messe, les Confédérés firent planter en terre piques, bannières et étendards, se mirent à genoux, et, prenant leur part à la messe qui se disait et qui, pour tant d'hommes, devait être un service funèbre, ils commencèrent leur prière.
Comme en ce moment le duc n'était éloigné d'eux qu'à portée du trait, il se méprit à leur intention, et, s'avançant sur un front de bataille :
- Par saint Georges ! s'écria-t-il, ces canailles crient merci ! Gens des canons, feu sur ces vilains !
Au même instant, les gens des canons obéirent ; on entendit le bruit d'une décharge. L'armée bourguignonne fut enveloppée de fumée et les messagers de mort allèrent fouiller les rangs agenouillés des gens de la Ligue qui, quoique quelques-uns de leurs parents et de leurs amis se fussent couchés auprès d'eux, sanglants et mutilés, continuèrent leur prière. En ce moment, la cloche du couvent sonna le lever-Dieu. L'armée suisse s'inclina plus bas encore, car chacun faisait son acte de contrition et demandait au Seigneur de le recevoir dans sa grâce. Le duc de Bourgogne, qui ne comprenait rien à cette humilité, ordonna une seconde décharge ; les canonniers obéirent, et les boulets de pierre vinrent une seconde fois sillonner les rangs des pieux soldats, qui croyaient que ceux qui seraient tués dans un pareil combat leur seraient plus secourables au ciel par la prière qu'ils ne pourraient l'être sur la terre par leurs armes.
Mais, cette fois, lorsque le vent eut chassé la fumée, le duc aperçut les Suisses debout et s'avançant vers lui ; car la messe était finie. Ils venaient d'un pas rapide, formant trois bataillons carrés tout hérissés de piques. Dans les intervalles de ces bataillons, des pièces d'artillerie, marchant du même pas qu'eux, faisaient feu tout en marchant, et les ailes de ce dragon immense qui jetait des éclairs, de la fumée et du bruit, composées de gens armés à la légère et commandés par Félix Schwarzmurer, de Zurich, et Hermann de Mullinen, battaient d'un côté la montagne, et, de l'autre, s'étendaient jusqu'au lac.
Le duc de Bourgogne appela sa bannière, la fit placer devant lui, mit sur sa tête un casque d'or avec une couronne de diamants, et, voulant attaquer le vautour par le bec, il marcha droit au bataillon du milieu, commandé par Nicolas de Scharnachtal. Le sire de Château-Guyon attaqua le bataillon de gauche, et Louis d'Aimeries le bataillon de droite.
Le duc de Bourgogne s'était avancé si imprudemment, qu'il n'avait avec lui que son avant-garde : à vrai dire, elle était composée de l'élite de sa chevalerie. Aussi le choc fut-il terrible. Il y eut un instant de mêlée où l'on ne put rien voir ; l'artillerie ne tirait plus car les canonniers ne pouvaient distinguer les amis des ennemis. Le duc de Bourgogne et Nicolas de Scharnachtal se rencontrèrent : c'étaient le lion de Bourgogne et l'ours de Berne. Ni l'un ni l'autre ne reculèrent d'un pas ; les deux corps d'armée semblaient immobiles.
Le sire de Château-Guyon, qui commandait la belle chevalerie du duc et qui, outre son courage, avait encore grande haine contre les Suisses qui lui avaient robé toutes ses seigneuries, s'était jeté en désespéré contre le bataillon de gauche ; aussi l'avait-il rompu et y avait-il pénétré comme un coin de fer dans un bloc de chêne. Déjà, il n'était plus qu'à deux pas de la bannière de Schwyz, déjà il étendait la main pour la saisir ; mais, entre lui et cette bannière, il y avait encore un homme, c'était Hans in der Brub, de Berne. Il leva une épée large comme une faux et pesante comme une massue ; l'épée gigantesque tomba sur le casque du sire de Château-Guyon. Il était d'une trop bonne trempe pour être entamé, mais la force du coup était telle, que le chevalier, assommé comme sous un marteau, tomba de cheval. En même temps, Henri Elsener, de Lucerne, s'emparait de l'étendard du sire de Château-Guyon.
à droite, la chance était encore plus mauvaise aux Bourguignons. Au premier choc, Louis d'Aimeries avait été tué, Jean de Lalaing lui avait succédé et il avait été tué aussi ; alors le duc de Poitiers avait repris le commandement, et il avait été tué encore. Ainsi, de ce côté, les Bourguignons, non seulement n'avaient aucun avantage, mais avaient même perdu beaucoup de terrain ; de sorte que c'était maintenant l'aile gauche des Suisses qui s'étendait au bord du lac et débordait l'aile droite du duc de Bourgogne. Le même mouvement s'opéra à l'autre aile lorsque le sire de Château-Guyon fut tombé. Alors ce fut le duc Charles qui se trouva en danger. Saint-Sorlin et Pierre de Lignaro étaient tombés à ses côtés, son porte-étendard avait été abattu, et il avait été obligé de reprendre lui-même sa bannière pour qu'elle ne tombât point aux mains des ennemis ; force lui fut donc de battre en retraite et de reculer, et c'est ce qu'il fit, mais pied à pied, frappant et frappé sans relâche, et cela pendant une lieue, c'est-à-dire de Concise au bord de l'Arnon. Là, le duc retrouva son camp et son armée ; il changea de casque et de cheval, car le casque était tout bosselé, un coup de masse en avait brisé la couronne, et le cheval tout sanglant pouvait à peine se soutenir. Puis ce fut lui à son tour qui revint à la charge.
Au même moment, à sa gauche, au sommet des collines de Champigny et de Bonvillars, le duc vit apparaître une nouvelle troupe d'ennemis, du double au moins de celle qui l'avait si rudement ramené. Elle descendait rapidement et avec bruit, faisant feu, tout en courant, de son artillerie, et, dans les intervalles des décharges, criait tout d'un cri
- Grandson ! Grandson !
Il se retourna alors pour faire face à ces nouveaux ennemis qui n'avaient pas encore pris part au combat et qui arrivaient frais et terribles. Mais, à peine la manœuvre qu'il avait ordonnée était-elle accomplie, que, d'un autre côté, on entendit le son des trompes des hommes d'Uri et d'Unterwald. C'étaient deux cornes gigantesques, qui avaient été donnés à leurs pères, l'une par Pépin et l'autre par Charlemagne, lorsque ces Titans de la monarchie franque avaient traversé la Suisse, et qu'à cause de leurs mugissements on avait nommées la vache d'Unterwald et le taureau d'Uri. à ce bruit inconnu et terrible, le duc s'arrêta.
- Qu'est-ce donc que ceux-ci ? dit-il.
- Ce sont nos frères des vieilles Ligues suisses qui habitent les hautes montagnes et qui, tant de fois, ont mis en déroute les Autrichiens, répondit un prisonnier qui avait entendu la question. Ce sont les gens de Glaris, d'Uri et d'Unterwald... Malheur à vous, Monseigneur, car ce sont les gens de Morgarten et de Sempach.
- Oui, oui, malheur à moi, dit le duc. Car si leur simple avant-garde m'a déjà donné tant de mal, que sera-ce quand je vais avoir affaire à toute l'armée ?
En effet, toute l'armée attaquait le camp du duc par trois côtés différents, et, au premier choc, cette multitude de femmes et de marchands, se jetant au milieu des hommes d'armes, mit le désordre parmi les Bourguignons. Déjà le camp avait été troublé de la retraite du duc et de ses meilleurs hommes d'armes ; puis, à l'aspect de ces enfants des montagnes aux cris sauvages, les Italiens les premiers prirent épouvante et s'enfuirent. Peu de temps après, de trois côtés à la fois, les canonnades éclatèrent et les boulets des couleuvrines creusèrent cette foule trois fois plus considérable, il est vrai, que ceux qui les attaquaient mais qui, ne s'attendant pas à être attaquée, n'était pas à ses rangs, n'avait point ses chefs, et n'entendait point les ordres. Le duc courait avec de grands cris sur cette masse tremblante, accablait les soldats d'injures, les frappait à coups d'épée, chargeait avec quelques-uns des plus braves et des plus fidèles les ennemis les plus avancés, puis revenait à ses troupes, qu'il retrouvait plus émues et plus désordonnées encore que lorsqu'il les avait quittées. Enfin, chacun se mit à fuir de son côté sans que rien pût le retenir, poussé d'une terreur panique, les uns dans la montagne, les autres par le lac, ceux-là sur la grande route, si bien que le duc resta le dernier sur le champ de bataille avec cinq de ses serviteurs, jusqu'à ce que, voyant tout perdu, il se mît à fuir à son tour, suivi de son bouffon qui galopait sur son petit cheval et criait d'une voix comique et lamentable à la fois :
- Oh ! Monseigneur, Monseigneur, quelle retraite ! Et comme vous voilà annibalés !
Et le duc courut ainsi sans s'arrêter pendant six heures, jusqu'à la ville de Jougne, dans le passage du Jura.
Aussitôt que le champ de bataille fut vidé d'ennemis, les Suisses tombèrent à genoux et remercièrent Dieu de leur avoir accordé une si belle victoire, puis procédèrent régulièrement au pillage du camp. Car le duc Charles avait tout abandonné, tente, chapelle, armes, trésors et canons, et cependant, quelque temps encore, à l'exception des engins de guerre, les Suisses furent loin de se douter de la valeur de leur prise : ils prenaient les diamants pour du verre, l'or pour du cuivre et l'argent pour de l'étain ; les tentes de velours, les draps d'or et les damas, les dentelles d'Angleterre et de Malines furent divisés entre les soldats, puis coupés à l'aune comme de la toile, et chacun en emporta sa part. Le trésor du duc fut partagé entre les alliés : tout ce qui était argent fut mesuré dans des casques, tout ce qui était or fut mesuré à la poignée.
Quatre cents pièces de canon, huit cents arquebuses, cinq cent cinquante drapeaux et vingt-sept bannières furent divisés entre les villes qui avaient fourni des soldats à la Confédération. Berne eut de plus la châsse de cristal, les apôtres d'argent et les vases sacrés, comme étant la ville qui avait pris le plus de part à la victoire.
Un soldat trouva un diamant gros comme une noix dans une toute petite boîte entourée de pierres fines ; il jeta le diamant, qu'il prit pour un morceau de cristal comme il en avait ramassé parfois dans la montagne, et garda la boîte. Cependant, après avoir fait une centaine de pas, il se ravisa et revint le chercher ; il le retrouva sous la roue d'un chariot, le ramassa et le vendit un écu au curé de Montagnis. Il passa de là dans les mains d'un marchand nommé Barthélemy, qui le vendit à la République de Gênes, qui le revendit à Louis Sforza, dit le More ; après la mort de ce duc de Milan et la chute de sa maison, Jules II l'acheta pour la somme de vingt mille ducats. Il avait orné la couronne du Grand Moghol et brille aujourd'hui à la tiare du pape. Ce diamant est estimé deux millions.
à l'endroit où le premier choc avait eu lieu entre le duc de Bourgogne et Nicolas de Scharnachtal, on retrouva sur le sable deux diamants qu'un coup d'épée avait enlevés de la couronne qui brillait sur le casque du duc. L'un de ces diamants fut acheté par un riche marchand nommé Jacques Frugger, qui refusa de le vendre à Charles-Quint parce que Charles-Quint lui devait déjà près de cinq cent mille francs qu'il ne lui payait pas, et à Soliman parce qu'il ne voulait pas qu'il sortît de la Chrétienté. Henri VIII l'acquit pour une somme de cinq mille livres sterling, et sa fille Marie le porta parmi sa dot à Philippe II d'Espagne. Depuis ce temps, il est resté dans la maison d'Autriche.
Le dernier, dont on avait d'abord perdu la trace, fut vendu, seize ans après la bataille, cinq mille ducats à un marchand de Lucerne, qui fit exprès le voyage de Portugal et le vendit à Emmanuel le Grand et le Fortuné. Lorsqu'en 1762 les Espagnols envahirent le Portugal, Antonio, prieur de Crato, dernier descendant de la famille détrônée, émigra en France, y mourut, et laissa ce diamant parmi les objets précieux de sa succession. Nicolas de Harlay, sieur de Sancy, l'acheta et le revendit après lui avoir donné son nom. Il fait aujourd'hui partie des diamants de la couronne de France.
Cette déroute avait eu lieu le 2 mars : le roi Louis l'apprit trois jours après et pensa qu'il était temps d'accomplir son pèlerinage. Le 7, il arriva à une petite auberge située à trois lieues et demie du Puy ; le lendemain, il fit à pied la route. Arrivé devant la porte de l'église, il passa sur ses habits un surplis et une chape de chanoine, entra dans le chœur, s'agenouilla devant le tabernacle, fit une oraison, et déposa trois cents écus sur l'autel.

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