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Chapitre LXII
Prise du château de Grandson

Le roi de France se hâta de passer un traité avec les Suisses : il s'engagea à leur donner aide et secours dans leurs guerres contre le duc de Bourgogne, et à leur faire payer dans sa ville de Lyon vingt mille livres par an. De leur côté, ils mettaient un certain nombre de soldats à sa disposition.
Presqu'en même temps qu'à Louis de France, les Suisses envoyaient une ambassade à Charles de Bourgogne. Mais, au contraire du roi, le duc les accueillit fort mal et leur déclara qu'ils eussent à se préparer à le recevoir ; car il allait leur faire la guerre avec toute sa puissance. à cette menace, le plus vieux des ambassadeurs s'inclina tranquillement, et dit au duc :
- Vous n'avez rien à gagner contre nous, Monseigneur : notre pays est rude, pauvre et stérile. Les prisonniers que vous ferez sur nous n'auront point de quoi payer de riches rançons, et il y a plus d'or et d'argent dans vos éperons et dans les brides de vos chevaux que vous n'en trouverez dans toute la Suisse.
Mais la résolution du duc était prise, et, le 11 janvier, il quitta Nancy pour se mettre à la tête de son armée. C'était une assemblée royale et dont la puissance aurait pu faire trembler celui des souverains de l'Europe à qui il lui eût pris l'envie de faire la guerre. Il avait amené avec lui trente mille hommes de la Lorraine ; le comte de Romont l'avait rejoint avec quatre mille Savoyards, et six mille soldats arrivés du Piémont et du Milanais l'attendaient aux frontières de la Suisse ; puis d'autres encore de toutes langues et de toutes contrées, le tout formant, dit Commynes, un nombre de cinquante mille, voire plus. Il avait sous ses ordres le fils du roi de Naples, Philippe de Bade, le comte de Romont, le duc de Clèves, le comte de Marle et le sire de Château-Guyon ; il menait à sa suite des équipages qui, par leur magnificence, rappelaient ceux ce des anciens rois asiatiques qui, comme lui, venaient pour anéantir les Spartiates, ces Suisses de l'Ancien Monde. Parmi ces équipages, étaient sa chapelle et sa tente ; sa chapelle, dont tous les vases sacrés étaient d'or et qui contenait les douze apôtre en argent, une châsse de saint André en cristal, un magnifique chapelet du bon duc Philippe, un livre d'heures couvert de pierreries et un ostensoir d'un merveilleux travail et d'une incalculable richesse ; enfin, sa tente, qui était ornée de l'écusson de ses armes formé d'une mosaïque de perles, de saphirs et de rubis, tendue de velours rouge broché d'un lierre courant dont le feuillage était d'or et les branchages de perles, et dans laquelle le jour entrait par des vitraux coloriés, enchâssés dans des baguettes d'or. C'est dans cette tente, qui renfermait ses armures, ses épées et ses poignards, dont les poignées étincelaient de saphirs, de rubis et d'émeraudes, ses lances dont le fer était d'or et les manches d'ivoire et d'ébène, toute sa vaisselle et ses joyaux, son sceau, qui pesait deux marcs, son collier de la Toison, son portrait et celui du duc son père ; c'est dans cette tente, dis-je, où, le jour, il recevait les ambassadeurs des rois sur un trône d'or massif, et que, le soir, couché sur une peau de lion, il se faisait lire l'histoire d'Alexandre dans un magnifique manuscrit, dans lequel sa ressemblance et celle des seigneurs de sa cour avaient été substituées à celle du vainqueur de Porus et des capitaines qui, après lui, devaient se partager son empire. Cependant, son héros de prédilection était Annibal, et, s'il n'avait pas mis, disait-il, Tite-Live dans une cassette d'or, comme avait fait Alexandre pour Homère, c'est qu'il renfermait Tite-Live tout entier dans son cœur, qui était le plus noble tabernacle qui se pût trouver en Chrétienté.
Autour de la chapelle et du pavillon royal, dont le service était fait par des valets, des pages et des archers aux habits éclatants de dorures, s'élevaient quatre cents tentes où logeaient tous les seigneurs de sa cour et tous les serviteurs de sa maison. Puis venaient ses soldats qui, forcés de camper, vu leur grand nombre, mettaient le feu aux villages pour se chauffer ; car, nous l'avons dit, la saison était encore rigoureuse. Puis enfin, pour les besoins et les plaisirs de cette multitude, suivaient, au nombre de six mille, les marchands de vivres, de vin et d'hypocras, et les filles de joyeux amour. Le bruit de cette multitude, qui retentissait dans les vallées du Jura, s'étendit bien vite dans les montages des Alpes. Le vieux comte de Neufchâtel, le margrave Rodolphe, dont le fils Philippe de Bade était dans l'armée du duc et qui était allié des Suisses, du haut de la Hasenmatt et du Rothiflue, vit s'avancer toute cette puissance ; il fit aussitôt venir cinq cents de ses sujets, plaça des garnisons dans les châteaux qui commandaient les défilés, remit sa ville de Neufchâtel aux mains de messieurs des Ligues, et s'en alla à Berne, où les Confédérés avaient établi le centre de leurs opérations. Les gens de Berne, aux nouvelles qu'il leur apporta, virent qu'il n'y avait pas de temps à perdre ; ils écrivirent aussitôt à leurs confédérés des Ligues suisses et à leurs nouveaux alliés d'Allemagne pour leur demander aide et secours :
Pensez, disaient-ils aux derniers, que nous parlons le même langage, que nous faisons partie du même Empire ; car, tout en combattant pour notre indépendance, nous ne nous croyons pas séparés de l'empereur. D'ailleurs, en ce moment, notre cause est commune : il s'agit de préserver l'Allemagne et l'Empire de cet homme dont l'esprit ne connaît nul repos et les désirs aucune borne. Nous vaincus, c'est vous qu'il voudra mettre sous sa domination. Envoyez-nous donc des cavaliers, des arquebusiers, des archers, de la poudre, des canons et des couleuvrines afin que nous puissions nous délivrer de lui. Au reste, nous avons bon espoir que l'affaire ne sera pas longue et finira bien.
Ces lettres écrites, Nicolas de Scharnachtal, avoyer de Berne, alla se placer à Morat avec huit mille hommes : c'était tout ce que les Suisses avaient pu rassembler jusque là.
Cependant, le comte de Romont était entré sur les terres de la Confédération par Jougne, que les Suisses avaient laissée sans défense ; puis, aussitôt, il avait marché sur Orbe, dont les Suisses se retirèrent aussi volontairement et devant lui. Enfin, il était arrivé devant Yverdon, avait établi son siège autour de la ville, située à l'extrémité sud-ouest de Neufchâtel, et se préparait à donner l'assaut le lendemain, lorsque, pendant la nuit, on introduisit un moine de saint François dans sa tente : il venait, au nom du parti bourguignon et de ceux des bourgeois d'Yverdon qui regrettaient d'être passés sous la domination suisse, offrir au comte le moyen de pénétrer dans la ville. Ce moyen était facile à faire comprendre, et plus facile encore à exécuter : deux maisons bourguignonnes touchaient aux remparts, leurs caves adhéraient aux murailles. Il n'y avait qu'à percer un trou, et, par ce trou, à introduire les gens du comte de Romont.
La proposition offerte fut adoptée. Dans la nuit du 12 au 13 janvier, au moment où la garnison, à l'exception des sentinelles et des hommes de garde, dormait de son premier sommeil, les soldats du comte de Romont furent introduits et se répandirent aussitôt dans les rues en criant :
- Bourgogne ! Bourgogne ! Ville gagnée !
Aux cris et au bruit des trompettes qui les accompagnaient, la ville s'emplit de tumulte. Les Suisses sortirent à moitié nus des maisons ; les Bourguignons voulurent y entrer ; on se battit dans les rues, sur le seuil des portes, dans l'intérieur des appartements. Enfin, grâce au mot d'ordre de la nuit, répété à haute voix dans une langue que leurs ennemis ne comprenaient pas, les Suisses parvinrent à se rassembler sur la place, et, de là, sous la conduite de Hamsen Schurpf, de Lucerne, se faisant jour à travers les Bourguignons à l'aide de leurs longues piques, ils firent leur retraite vers le château, où les reçut Hans Müller, de Berne, qui en avait le commandement.
Le comte de Romont les suivait à la portée du trait. Il commença le siège du château, dans lequel la famine ne devait pas tarder à l'introduire ; car, outre qu'il était assez mal approvisionné, le temps ayant manqué pour faire venir des vivres salés, le nouveau renfort de garnison qui venait d'y entrer devait promptement mener à fin le peu qu'il y en avait. Les Suisses ne perdirent cependant pas courage ; ils démolirent ceux des bâtiments qui n'étaient pas strictement nécessaires, transportèrent leurs décombres sur les murailles, et, lorsque le comte de Romont voulut tenter l'escalade, ils firent pleuvoir sur ses soldats cette grêle meurtrière que Dieu avait envoyée aux Armorrhéens. Alors le comte de Romon, voyant l'impossibilité d'escalader les murailles, fit combler les fossés avec de la paille, des fascines et des sapins tout entiers. Puis, lorsqu'il eut entouré la forteresse de matières combustibles, il y fit mettre le feu, et, en moins d'une demi-heure, celle-ci eut une ceinture de flammes au-dessus desquelles les plus hautes tours élevaient à peine leurs têtes.
Les Bourguignons eux-mêmes regardaient ce spectacle avec une certaine terreur, lorsqu'une des portes s'ouvrit, le pont-levis s'abaissa au milieu des flammes comme une jetée du Tartare, et la garnison tout entière tomba sur les spectateurs qui, mal préparés à cette sortie, prirent la fuite en désordre, entraînant avec eux le comte de Romont blessé. Une partie des assiégés, alors, sans perdre de temps, éteignit l'incendie, tandis que l'autre se répandait par la ville, entrait dans les maisons, ramassait à la hâte les vivres de ses ennemis, et rentrait dans la citadelle avec cinq canons et trois voitures de poudre. Le lendemain, les Bourguignons, mal remis encore de cette surprise, entendirent les assiégés pousser de grands cris de joie ; en même temps, ils virent arriver par la route de Morat un renfort d'hommes que Nicolas de Scharnachtal envoyait au secours de la garnison. Ils prirent ces hommes pour l'avant-garde de l'armée confédérée, et, craignant d'être enfermés entre deux feux, ils abandonnèrent Yverdon. Les habitants, qui étaient bourguignons dans le cœur, suivirent l'armée. La nuit suivante, la ville entière fut livrée aux flammes, et, à la lueur de cet immense incendie, les Suisses, avec leur artillerie, bannières déployées, trompettes en tête, se retirèrent au château de Grandson, que l'on était convenu de défendre jusqu'à la dernière extrémité.
Ils y étaient à peine enfermés, qu'arriva toute l'armée du duc : il avait quitté Besançon le 6 février, était arrivé à Orbe le 11, y était resté plusieurs jours, et, le 19 au matin, il était venu poser son camp devant la ville, dont il avait résolu de faire lui-même le siège. Le même jour, il tenta un assaut dans lequel il fut repoussé, et perdit deux cents hommes ; cinq jours après, il en ordonna un autre, s'avança, malgré les machines, jusqu'au pied du rempart, contre lequel il avait déjà fait dresser les échelles, lorsque les Suisses ouvrirent les portes, sortirent comme ils l'avaient fait à Yverdon, renversèrent les écheleurs, et tuèrent quatre cents Bourguignons. Le duc changea alors de plan ; il établit des batteries sur les points élevés et foudroya le château. Dans cette extrémité, Georges de Stein, commandant de la garnison, tomba malade ; Jean Tiller, chef de l'artillerie, fut tué sur une couleuvrine qu'il pointait lui-même. Enfin, le magasin à poudre, soit par imprudence, soit par trahison, prit feu et sauta, de sorte que la garnison en vint à un état si désespéré, que deux hommes se dévouèrent, sortirent nuitamment, traversèrent le lac à la nage au milieu des barques des Bourguignons, et coururent à Berne demander secours au nom de la garnison de Grandson.
Mais ils arrivaient trop tôt : les hommes des vieilles Ligues n'avaient point encore répondu à l'appel de leurs frères, les secours de l'Empire n'étaient point encore arrivés. Berne en était encore réduite à son noyau d'armée, dont Nicolas de Scharnachtal avait été nommé chef. La moindre tentative imprudente brisait l'espoir qui reposait sur cette petite troupe prête à se dévouer, non pas pour secourir un château, mais pour sauver la patrie. MM. de Berne se contentèrent donc d'envoyer un convoi de vivres et de munitions. Ce convoi arriva à Estavayer ; mais la ville de Grandson était bloquée du côté du lac comme du côté de la terre, et Henri Dittlinger, qui commandait cette expédition inutile, aperçut de loin la forteresse démantelée à moitié, vit les signaux de détresse, mais ne put se hasarder, avec sa faible escorte, à lui porter aucun secours.
Ce fut un coup terrible porté à la garnison, qui un instant avait repris courage, que cette impuissance de leurs frères à les soulager. Alors les dissensions commencèrent à éclater entre les chefs : Jean Weiller, qui avait succédé à Georges de Stein, demanda que l'on se rendît, tandis que Hans Müller, le capitaine d'Yverdon, qui commandait toujours la brave garnison qui s'était si bien défendue, donna l'ordre exprès de n'ouvrir ni porte ni poterne sans l'ordre de MM. des Alliances.
Sur ces entrefaites et au milieu de ces débats, un gentilhomme de l'Empire se présenta de la part du margrave Philippe de Bade, venant offrir à la garnison des conditions honorables. C'était un homme du pays, parlant la langue allemande ; cette confraternité d'idiome disposa la garnison en sa faveur ; son discours acheva par la terreur ce que sa présence avait commencé. Selon lui, Fribourg avait été mis à feu et à sang, on avait tout égorgé sans miséricorde, depuis le vieillard touchant à la tombe jusqu'à l'enfant dormant au berceau. Les gens de Berne, au contraire, qui avaient demandé humblement merci à Monseigneur et qui lui avaient apporté les clés de leur ville sur un plat d'argent, avaient été épargnés ; quant aux Allemands des bords du Rhin, ils avaient rompu l'alliance, il ne fallait donc pas compter sur eux. La garnison avait certes assez fait à Yverdon et à Grandson pour sa gloire personnelle et pour le salut de la patrie, qu'elle n'avait pu sauver ; Monseigneur était grandement émerveillé de sa vaillance, et, au lieu de les en punir, il leur promettait récompenses et honneurs. Toutes ces offres étaient garanties sur l'honneur de Monseigneur Philippe de Bade.
Il y eut alors grande émotion parmi les assiégés : Hans Müller persista dans son opinion qu'il fallait s'ensevelir sous les ruines du château plutôt que de se rendre. Il citait Briey, en Lorraine, où le duc avait fait de pareilles promesses qu'il n'avait pas tenues. Mais son adversaire Jean Weiller lui répondit que, cette fois, Monseigneur Philippe garantissait le traité ; il lui démontra l'impossibilité de résister à une si grande puissance, qu'elle couvrait à perte de vue les plaines, les campagnes et les vallées.
En ce moment, quelques soldats gagnés par des femmes de joyeuse vie qui, du camp bourguignon, avaient passé dans la ville, se révoltèrent, criant que l'heure était venue de se rendre, que tous les moyens de défense étaient épuisés. Hans Müller voulut répondre, mais sa voix fut couverte et étouffée par les murmures. Weiller profita de ce moment pour emporter la reddition : on donna cent écus au parlementaire afin d'acquérir sa protection, et, sous sa conduite, la garnison, sans armes, sortit du château et s'achemina vers le camp, se remettant entièrement à la miséricorde du duc de Bourgogne.
Charles entendit une grande rumeur dans son armée. Il s'avança aussitôt sur le seuil de sa tente, et alors il vit venir à lui les huit cents hommes de Grandson.
- Par saint Georges ! dit-il à ce spectacle auquel il était loin de s'attendre, quelles sont ces gens-ci ? Que viennent-ils demander, ou quelles nouvelles apportent-ils ?
- Monseigneur, dit le fatal ambassadeur qui avait si bien réussi dans sa mission, c'est la garnison du château qui vient se rendre à votre volonté et à votre merci.
- Alors, dit le duc, ma volonté est qu'ils soient pendus, et ma merci est qu'on leur accorde le temps de demander à Dieu pardon de leurs péchés.
à ces mots et sur un signe du duc, les prisonniers furent entourés, divisés par dix, par quinze ou par vingt ; on leur lia les mains derrière le dos, et l'on en fit deux parts, une pour être pendue, l'autre pour être noyée. La garnison de Grandson fut destinée à la corde et celle d'Yverdon à la noyade. On signifia ce jugement aux Suisses ; ils l'écoutèrent avec calme. à peine fut-il prononcé, que Weiller s'agenouilla devant Müller et lui demanda pardon de l'avoir entraîné dans sa perte ; Müller le releva, l'embrassa aux yeux de toute l'armée, et nul ne pensa à reprocher sa mort à l'autre. Alors arrivèrent les gens d'Estavayer, que les Suisses avaient fort maltraités trois ans auparavant, et ceux d'Yverdon, dont ils venaient de brûler la ville. Ils accouraient réclamer l'office de bourreaux ; leur demande leur fut accordée. Une heure après, l'exécution commença.
On mit six heures à pendre la garnison de Grandson à tous les arbres qui entouraient la forteresse et dont quelques-uns furent chargés de dix ou douze cadavres. Puis, cette exécution terminée, le duc dit :
- à demain la noyade, il ne faut pas user tous les plaisirs en un jour.
Le lendemain, après le déjeuner, le duc monta dans une barque richement préparée ; elle avait des tapis et des coussins de velours et des voiles brodées ; son pavillon de Bourgogne flottait au mat. Elle forma le centre d'un grand cercle formé de cent autres barques chargées d'archers. Au milieu de ce cercle, on amena les prisonniers, et, les uns après les autres, on les précipita dans le lac, et, lorsqu'ils revenaient à la surface, on les assommait à coups d'aviron ou on les perçait à coups de flèches. Tous moururent en martyrs et sans qu'un seul demandât merci. Ils étaient plus de sept cents.

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