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Chapitre XLIX
Une chasse au chamois

Lehmann me tint parole : à trois heures, il entra dans ma chambre tout accoutré pour la chasse. Je sautai à bas de mon lit, et, en un tour de main, je fus prêt à mon tour. J'hésitai quelque temps entre ma carabine, qui portait plus juste et plus loin, et mon fusil, qui m'offrait la chance d'un second coup ; enfin, je me décidai pour mon fusil. Je retrouvai tout servi le reste du souper de la veille ; mais il était de trop bon matin pour que j'eusse envie de lui faire honneur. Je me contentai de remplir ma gourde de kirsch et de mettre un morceau de pain dans mon carnier. Lehmann me vit faire et se mit à rire :
- Ne vous chargez pas trop, me dit-il, nous déjeunerons dans la montagne.
En effet, il mit dans sa carnassière un paquet tout préparé et qui me parut contenir un assortiment de provisions assez confortable.
Nous nous mîmes en marche aussitôt, mais en prenant, comme me l'avait dit Lehmann, un autre chemin que celui de la veille : au lieu de suivre la route, comme nous l'avions fait jusqu'à Mitlodi, nous la traversâmes, et, piquant droit devant nous à travers la plaine, nous arrivâmes, au bout d'une demi-heure, à un petit village que mon compagnon me dit se nommer Seerati. Lorsque nous en sortîmes, nous nous trouvâmes sur le bord d'un charmant petit lac tranquille, silencieux et argenté. Un ruisseau qui descendait du Glarnich et qui venait se jeter, en bondissant sur les cailloux, dans ce charmant miroir des fées, troublait seul de son bouillonnement ce calme délicieux de la nuit. Nous le remontâmes jusqu'à sa source. Puis, arrivés là, Lehmann s'engagea dans la montagne en me faisant signe de le suivre : car, quoique nous fussions encore éloignés de l'endroit où nous comptions trouver le gibier, depuis longtemps nous ne parlions plus, de peur qu'un des échos étranges, comme il y en a dans les montagnes et qui portent la voix à des distances où l'on croirait que la détonation d'un fusil ne pourrait atteindre, n'allât indiscrètement réveiller avant le temps ceux que nous venions saluer à leur petit lever.
Au reste, Lehmann, en chasseur prudent et exercé, avait pris le vent, de sorte que, avec quelques précautions de notre part, ils ne pouvaient ni nous sentir ni nous entendre. Nous marchâmes ainsi une demi-heure, à peu près, dans des chemins assez difficiles, mais cependant encore praticables. De temps en temps, nous passions près de grandes nappes de neige que nous évitions, de peur du bruit qu'elle eût fait en s'écrasant sous nos pieds. L'air se refroidissait sensiblement, nous approchions de la région des glaces. Enfin, au pied d'un rocher, nous aperçûmes une cabane à moitié enterrée. Lehmann en poussa la porte, y entra le premier ; je le suivis.
- Nous voilà arrivés, me dit-il, et ici, nous pouvons parler, car il n'y a plus d'écho qui nous trahisse. Dans un quart d'heure, le jour commencera à poindre, et alors nous irons prendre notre poste.
- Mais, lui répondis-je, ne vaudrait-il pas mieux aller nous placer pendant la nuit ? Nous aurions une chance de plus, celle de ne pas être vus.
- Oui, mais il pourrait arriver qu'un chamois, que nous aurions ainsi précédé à son rendez-vous, rencontrât notre trace, et alors, non seulement rebroussât chemin, mais encore donnât l'alarme à ses camarades ; ce qui nous ferait faire une course inutile, tandis qu'en arrivant derrière eux, nous ne courons pas risque d'être éventés. Reste la crainte d'être vus ; mais vous n'avez qu'à me suivre et à imiter tous mes mouvements, et je vous réponds que, si malins qu'ils soient, nous leur en revendrons encore. En attendant, si vous le voulez bien, nous allons fermer la porte et nous occuper de certains détails dont vous apprécierez encore mieux l'opportunité dans deux heures d'à présent.
à ces mots, Lehmann battit le briquet, alluma une chandelle, ouvrit une espèce d'armoire dans laquelle il y avait une casserole, une poêle et quelques assiettes, tira le paquet de sa carnassière, et déposa près de ces ustensiles du vin, du pain, du fromage et du beurre.
- Ah ! ah ! fis-je, manifestant mon approbation pour ces préparatifs.
- Comprenez-vous ? me dit-il. Nous ferons ici, sur cette esplanade, en face d'une des plus belles vues des Alpes, quelque chose de plus délicieux qu'un repas de roi, c'est-à-dire un déjeuner de chasseurs. J'ai pensé que vous aimeriez mieux cela que de revenir à Glaris.
- Et vous avez bien pensé, dis-je. Mais que fricasserons-nous avec notre beurre, et que mangerons-nous avec notre pain ?
- Ah, voilà ! Notre déjeuner est dans le canon de notre fusil.
- Diable ! fis-je, et le mien qui est vide.
- Chargez, alors. Pour moi, c'est chose faite.
Je glissai d'un côté une cartouche contenant dix chevrotines, et de l'autre deux balles mariées.
- Voilà, dis-je, je suis prêt.
Lehmann regarda ce fusil qui se chargeait si vivement et si commodément, me le prit de la main, le tourna et le retourna en secouant la tête.
- Voulez-vous vous en servir et me donner votre carabine ? lui dis-je.
Il hésita un instant.
- Non, répondit-il en me le rendant. Ma carabine est une vieille arme, mais une arme que je connais ; il y a dix ans que nous ne nous sommes quittés que pour dormir chacun de notre côté. Je suis sûr d'elle comme elle est sûre de moi, et toutes ces nouvelles inventions du monde ne nous brouilleront pas ensemble. Gardez votre fusil, je garderai le mien, et dépêchons-nous de gagner notre poste, car les chamois doivent maintenant être au leur.
Nous sortîmes aussitôt. Une légère teinte matinale commençait à blanchir le ciel ; à nos pieds, s'étendait le petit lac qui dormait toujours dans l'ombre, ayant à l'une de ses extrémités le village de Seerati et à l'autre celui de Richisau ; derrière nous, s'élevait la crête de la montagne, le long de laquelle pendaient comme une chevelure blanche les extrémités inférieures d'un glacier. Au bout de vingt pas, nous trouvâmes le chemin coupé par un large ravin d'un quart de lieue de longueur, à peu près ; un tronc d'arbre était jeté d'un bord à l'autre. Je regardai autour de nous, et, voyant qu'il n'y avait pas d'autre passage, je posai la main sur le bras de Lehmann. Il me comprit parfaitement.
- Soyez tranquille, me dit-il à voix basse, ceci est mon chemin à moi ; quant au vôtre, il est plus facile. Suivez le bord de ce ravin ; à son extrémité, vous trouverez un grand rocher qui domine une petite esplanade d'une vingtaine de pas ; cette petite esplanade est comme une île entourée de tous côtés de précipices. Aussitôt que j'aurai tiré, les chamois se dirigeront de ce côté, et, autant qu'il y en aura, autant sauteront du rocher sur l'esplanade, et de l'esplanade de l'autre côté sur une pelouse qu'elle domine elle-même comme elle est dominée par le rocher. Maintenant, gagnez votre affût, ne faites pas de bruit, et attendez.
- Puis-je rester encore un instant ici pour voir comment vous passerez sur l'autre bord sans balancer ?
- Parfaitement, ce n'est pas plus difficile que cela. Voyez.
Lehmann ôta se souliers, mit sa carabine en bandoulière, et, saisissant de ses pieds nus les aspérités du sapin, il s'avança sur ce chemin si étroit et tremblant avec autant d'assurance que j'aurais pu en avoir moi-même sur le pont des Arts.
La chose était, au reste, si effrayante que, rien qu'à regarder cet homme, je sentais le vertige me monter à la tête. Mes cheveux pleins de sueur se dressaient sur mon front, tous les nerfs de mon corps se tordirent comme s'ils voulaient se nouer, et, ne pouvant rester debout devant un pareil spectacle, je fus forcé de m'asseoir.
En quelques secondes, Lehmann arriva à l'autre bord sans accident, et, se retournant, il m'aperçut assis ; à son air étonné, je vis qu'il ne comprenait rien à mon attitude. Aussitôt je me relevai et me mis en route pour ma destination. Au bout de dix minutes, j'arrivai au rocher, je reconnus l'esplanade qui dominait le ravin en entonnoir qui s'étendait à ses pieds. Seulement, je l'avoue, je ne comprenais rien au double bond que devaient faire les chamois, le premier étant de vingt pieds de haut à peu près, et le second, de quinze à dix-huit de large.
Lorsque j'eus fait l'inspection de mon domaine, je m'établis à mon poste, et, portant les yeux vers le point où j'avais quitté Lehmann, je l'aperçus qui, après avoir fait un long détour pour se retrouver à bon vent, gravissait le flanc de la montagne, plutôt comme un serpent qui rampe ou un jaguar qui se traîne que comme un homme qui a reçu de Dieu des jambes pour marcher et l'os sublime pour regarder le ciel.
De temps en temps, il s'arrêtait tout à coup, restait immobile comme un tronc d'arbre. Alors, à force de fixer les yeux sur le même objet, tous les objets se confondaient ; je ne reconnaissais plus le chasseur des rochers qui l'entouraient jusqu'à ce qu'un nouveau mouvement me fît distinguer la nature animée de la nature morte ; puis il se mettait en route avec les mêmes ruses et les mêmes précautions, profitant de tous les accidents de terrain qui pourraient favoriser sa marche en le dérobant aux yeux du gibier défiant qu'il tentait de joindre. Parfois je le voyais disparaître derrière un buisson, je le croyais arrêté à l'endroit où ma vue l'avait perdu. Je restais les yeux fixés à la place où je pensais qu'il devait être ; mais, tout à coup, à trente ou quarante pas de là, je le revoyais marchant sur ses pieds, accroupi sur ses genoux ou rampant sur son ventre, suivant que le terrain lui permettait d'adopter l'un de ces modes de locomotion. Enfin, je le vis s'arrêter derrière un rocher, lever la tête, approcher son fusil de son.épaule, viser un instant ; puis, remettant son fusil au repos, traverser un nouvel espace de dix pieds, gagner une autre pierre, appuyer de nouveau sur elle le canon de sa carabine, épauler un instant, puis rester immobile comme le roc qui lui servait d'appui. Il faut être chasseur pour comprendre ce que j'éprouvais ; j'étais haletant, mon cœur bondissait avec une telle force que je l'entendais battre. Enfin, un éclair sillonna la montagne ; une seconde après, le bruit arriva jusqu'à moi, passa au-dessus de ma tête, et alla comme un tonnerre gronder dans les échos du Glarnich ; quant à Lehmann, il était resté couché au même endroit, sans bouger, après le coup. Je ne comprenais rien à son inaction quand, tout à coup, je le vis reposer l'extrémité de sa carabine sur le rocher, épauler une seconde fois, viser avec la même attention, et un nouvel éclair fut suivi d'une nouvelle détonation ; cette fois, il se leva aussitôt, poussant un cri et faisant un geste pour m'avertir. En effet, au même moment, une ombre passa au-dessus de moi, un chamois tomba sur l'esplanade, et, d'un bond si rapide que j'eus à peine le temps de le voir, il s'élança de l'autre côté du ravin. J'étais encore tout étourdi de cette rapidité, lorsqu'une deuxième ombre répéta la même manœuvre. Machinalement, je portai mon fusil à mon épaule. Au même instant, une troisième ombre passa ; au moment où elle touchait l'esplanade, je lui jetai mon coup de chevrotine ; il sembla l'emporter dans sa flamme et dans sa fumée. Je courus aussitôt au bord du ravin et j'aperçus mon chamois qui, blessé sans doute, n'avait pu le franchir et s'était retenu par la corne de ses pieds aux petites aspérités du mur en talus qui formait le rocher. Je profitai de cet instant, tout rapide qu'il était, et lui envoyai mon second coup ; aussitôt il lâcha l'angle auquel il se retenait et roula au fond du ravin. Je jetai mon fusil, je descendis de rocher en rocher, d'arbre en arbre, je ne sais comment ; pour le moment, il n'était plus question de vertiges. Je voyais l'animal se débattant dans les convulsions de l'agonie, j'avais peur qu'il ne remontât, qu'il ne trouvât quelque issue souterraine, qu'il ne m'échappât, enfin, par un moyen quelconque ; si bien que, ne m'inquiétant que du moyen de descendre jusqu'à lui, sans penser au moyen de remonter ensuite, je me laissai glisser de la hauteur de trente pieds sur le talus de la pierre, et me trouvai immédiatement, sans autre accident que la disparition entière du fond de ma culotte, auprès de ma victime, sur laquelle je me jetai furieusement, croyant toujours qu'elle parviendrait à m'échapper tant que je n'aurais pas mis la main dessus. Il n'y avait pas de danger : le pauvre animal était déjà mort.
Je lui liai aussitôt les quatre pattes ensemble, je me le passai autour du cou, et, tout fier de ma capture, je m'apprêtai à aller rejoindre mon compagnon. Malheureusement, c'était là le difficile : j'étais au fond d'un véritable entonnoir, et d'aucun côté le talus n'était assez doux pour que je pusse remonter seul et sans aide. Un instant, je tournai autour de ma fosse, à peu près comme font les ours du Jardin des Plantes ; puis, voyant que je n'avais aucune chance de terminer l'ascension à mon honneur, je me décidai à surmonter ma mauvaise honte et à appeler Lehmann à mon secours. Au moment où j'ouvrais la bouche, je l'entendis qui m'appelait lui-même ; je lui répondis aussitôt. Un instant après, il parut sur le bord de l'esplanade, ayant deux chamois en sautoir.
- Que diable faites-vous là ? me dit-il, et pourquoi êtes-vous descendu là-dedans ?
- Parbleu ! vous le voyez bien, répondis-je en montrant mon chamois. Je suis descendu y chercher mon déjeuner ; seulement, je ne puis plus remonter, voilà tout.
- Ah ! ah ! dit-il, il paraît que nous avons fait chacun notre affaire. Bravo ! Maintenant, il s'agit de vous tirer de là.
- Mais oui, répondis-je, je crois, en effet, que c'est pour le moment la chose la plus urgente.
- C'est bien, attendez-moi.
- Oh ! vous pouvez être tranquille, je ne me sauverai pas.
Lehmann prit le même chemin que j'avais suivi, descendant à travers les rochers avec une agilité merveilleuse, si bien qu'au bout de quelques secondes il se trouva au bord du talus duquel je m'étais laissé glisser.
- Maintenant, me dit-il en me jetant le bout d'une corde, voulez-vous vous débarrasser de votre chamois, qui vous alourdit toujours d'une soixantaine de livres ?
- Avec grand plaisir.
- Alors, attachez-lui les pattes à l'extrémité de cette corde, et il va vous montrer le chemin.
En effet, cette opération finie, j'eus le plaisir de voir ma chasse, tirée par Lehmann, gagner les régions supérieures, non sans laisser toutefois des fragments de son poil et même de sa chair à toutes les aspérités du roc ; cela me fit faire de sérieuses réflexions.
- Lehmann, dis-je.
- Hein ? fit le chasseur en mettant la main sur mon chamois.
- Est-ce que vous comptez vous servir pour moi du même procédé que vous venez d'employer à l'égard de cet animal ?
- Oh ! non, me répondit Lehmann, pour vous, ça va être une autre mécanique.
- Bien longue à organiser ?
- Cinq minutes.
- Faites, mon ami, faites.
Lehmann s'éloigna, et je me mis à me promener en sifflant au fond de mon entonnoir. Au bout du temps indiqué, je levai le nez et ne vis personne ; alors je m'assis sur une espèce de rocher qui avait sans doute roulé dans cette espèce de trappe, riant de la position ridicule où je me trouvais. Au bout de dix minutes, je trouvai que j'avais assez ri comme cela, et, me relevant, j'appelai Lehmann. Personne ne me répondit. J'appelai une seconde fois, même silence.
Alors, je l'avoue, une certaine inquiétude me prit. Je ne connaissais pas cet homme dont j'avais, avec tant de confiance, fait mon compagnon de chasse. J'étais perdu dans une montagne où lui seul venait dans ses excursions matinales, enterré à vingt-cinq pieds de profondeur dans une espèce de ravin dont il m'était impossible de regagner seul la crête ; nul ne savait où j'étais. Cet homme pouvait avoir été tenté par mes armes et par une cinquantaine de louis que je lui avais donné à serrer. Cet homme pouvait redescendre tranquillement chez lui et aller désormais chasser d'un autre côté : il ne me tuait pas, il me laissait mourir. Ces craintes étaient stupides, je le sais bien, mais les idées nous viennent en harmonie avec la situation où nous nous trouvons, et la mienne ne cessait d'être ridicule que pour devenir terrible.
Cependant, je résolus de ne point rester ainsi dans mon trou sans faire au moins quelque effort pour en sortir. Je cherchai un endroit où quelques aspérités plus saillantes me permissent d'appuyer mes pieds et mes mains, et je commençai à tenter l'escalade. Mais je ne tardai pas à me convaincre qu'elle était impossible : deux fois, je parvins à une hauteur de trois ou quatre pieds ; mais, arrivé là, je redescendis au fond de mon ravin, au grand détriment de mes mains et de mes genoux. Je n'en commençais pas moins une troisième tentative, lorsque j'entendis une voix qui me dit :
- Si vous voulez remonter comme cela, défaites vos souliers, au moins.
Je me retournai, c'était Lehmann. Je pensai au ridicule qu'il y aurait à moi de lui laisser soupçonner les craintes que j'avais eues, et je lui répondis d'un air détaché que, comme il avait tardé, j'essayais en attendant, afin de voir comment je m'en serais tiré si je n'avais pu compter sur son secours.
- Ce n'est pas ma faute, reprit Lehmann. Il m'a fallu faire un quart de lieue pour trouver un sapin comme j'en cherchais un pour vous hisser. Mais enfin, voici mon affaire. Je m'en vais vous descendre la mécanique ; vous vous mettrez à cheval sur une des branches et je vous tirerai à moi avec la corde, voilà tout.
En effet, comme on voit, le moyen était on ne peut plus simple : deux bâtons liés en travers faisaient une base qui empêchait ce sapin de tourner. J'enfourchai ma monture, j'empoignai la branche de mes deux mains, comme fait un mauvais cavalier qui s'accroche au pommeau de la selle, et au mot : « Allez ! » je commençai à monter à reculons par un mouvement tout à fait doux et régulier. Au bout de quelques secondes, le mouvement s'arrêta ; j'étais assis sur la pelouse. Je me retournai, et je vis, à quinze pas de moi, Lehmann tenant encore l'autre extrémité de la corde à l'aide de laquelle il m'avait ramené dans les hauts lieux.
- Eh bien ! me dit-il, voilà encore une nouvelle manière de voyager que vous ne connaissiez probablement pas.
- Ma foi, non, répondis-je, et je vous avoue que je ne me sens pas grande vocation pour elle, attendu que je ne trouverais peut-être pas toujours un guide aussi brave et aussi fidèle que vous.
Lehmann me regarda un instant, mais évidemment sans comprendre ce que je voulais lui dire. Puis, ne voulant sans doute pas se donner la peine de chercher plus longtemps l'intention de cette phrase qui lui paraissait obscure :
- Maintenant, me dit-il, ne vous êtez-vous jamais plaint d'avoir des vertiges ?
- Je crois bien ; c'est-à-dire que cela me rend l'homme le plus malheureux qu'il y ait au monde.
- Voulez-vous que je vous en guérisse ?
- Vous ?
- Oui, moi.
- Certainement que je le veux bien.
- Alors, donnez-moi votre tasse de cuir.
- La voilà.
Lehmann se pencha vers l'un des chamois, qui n'était pas encore tout à fait mort, et, lui ouvrant l'artère du cou, il le fit saigner dans ma tasse jusqu'à ce qu'elle fût aux trois quarts pleine.
- Buvez cela, me dit-il.
- Du sang ! m'écriai-je avec répugnance.
- Oui, du sang de chamois. Voyez-vous, c'est le plus sûr remède que vous puissiez trouver.
- Non merci, dis-je, je ne m'en soucie pas, j'aime mieux garder mes vertiges. D'ailleurs, pour le moment, j'ai plus faim que soif, et, si le cœur vous en dit, vous pouvez garder pour vous la boisson.
- Merci, me répondit naïvement Lehmann, je n'en ai pas besoin.
Et il vida le sang et me rendit la tasse. Puis, chargeant sur son dos ses deux chamois :
- Puisque vous avez faim, me dit-il, prenez votre animal et allons déjeuner. à propos, qu'est-ce que vous avez donc fait de votre fusil ?
- Ah ! c'est vrai, répondis-je. Eh bien ! il est là-haut sur l'esplanade.
- Ne vous donnez pas la peine, me dit Lehmann.
Et, s'élançant de rocher en rocher, il atteignit la plate-forme et reparut un instant après avec l'arme, qu'il avait retrouvée au milieu du chemin.
Nous nous acheminâmes vers la cabane. Comme me l'avait promis Lehmann, je revenais avec un appétit fort distingué ; de sorte que, voulant me rendre utile pour activer la besogne, je lui demandai s'il ne pouvait pas m'employer à quelque chose. Il me montra alors un fourneau composé de pierres assemblées en rond et m'invita à faire le feu. Je fus d'abord un peu humilié de ne pas prendre d'autre part à la confection du repas qui s'apprêtait, mais je pensai que le mieux était d'obéir sans réplique ; il n'y a rien qui avilisse l'homme comme un estomac vide.
Pendant que je m'occupais de ces soins infimes, Lehmann ouvrait un des chamois et en tirait ce qu'on appelle la fressure, c'est-à-dire le morceau le plus délicat et qui, dans nos chasses au chevreuil des environs de Paris, appartient de droit aux gardes qui nous accompagnent. Cinq minutes après, elle bouillait avec assaisonnement de beurre, de vin, de poivre et de sel, au-dessus du feu que j'avais fait et dont l'utilité commençait à me relever moi-même dans mon esprit. Pendant ce temps, Lehmann sortit de la cabane le reste des provisions et les apporta sur une pelouse d'où l'on dominait la vallée.
- Maintenant, lui dis-je, expliquez-moi un peu comment vous avez fait, avec un fusil à un coup, pour tuer deux chamois, tandis que moi, avec un fusil à deux coups, je n'en ai tué qu'un ?
- Oh ! la chose est bien simple, me répondit Lehmann. Lorsque, le matin, les chamois pâturent, ils placent toujours une sentinelle à cinquante ou soixante pas d'eux afin de leur donner l'alarme en cas de danger. Or, vous savez ce qui effraye le moins le chamois, c'est le bruit d'une arme à feu, qu'ils confondent avec celui du tonnerre et des avalanches. J'ai tiré d'abord sur la sentinelle, qui est tombée sans donner l'alarme, et ensuite, rechargeant mon arme, j'ai fait feu sur le corps d'armée qui avait bien levé la tête à mon premier coup, mais ne s'en était pas autrement inquiété. Ce ne fut qu'au second, et en voyant tomber un de leurs camarades à côté d'eux, que les chamois ont pris la fuite, et que, voyant qu'ils se dirigeaient de votre côté, je vous ai fait signe de vous apprêter à les bien recevoir, ce que vous avez fait. Au reste, il n'y a pas à se plaindre pour un début.
- Dites donc, si, au lieu de me faire des compliments, vous alliez voir si la chose est cuite, hein ? Je serais bien autrement sensible, parole d'honneur !
- Mais vous avez donc bien faim ? me dit Lehmann.
- Je meurs d'inanition.
- Mangez, en attendant, un morceau de pain et de fromage.
- Merci, je suis trop gourmand pour cela.
Lehmann, voyant qu'il y avait urgence, se leva et revint avec la casserole. Alors commença un de ces déjeuners mémorables dont on se souvient toutes les fois qu'on a faim, et qui fut pour moi le pendant de celui du chasseur d'abeilles et de Bas-de-Cuir lorsque, dans un coin de la prairie, ils mangèrent la fameuse bosse de bison que vous savez.
Deux heures après, nous rentrions à Glaris, portant nos trois chamois sur nos épaules. Lehmann m'avait fait prendre ce chemin sous prétexte de retenir un guide pour le lendemain, mais, en réalité, pour satisfaire ma vanité de chasseur. Je ne sais vraiment pas si je ne lui sus pas plus gré de cette attention que de m'avoir tiré de mon trou.

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