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Chapitre XLVIII
Prosper Lehmann

Le lendemain, à sept heures du matin, le garçon de l'hôtel entra dans ma chambre, et me remit une lettre de sir Williams. Il s'excusait de me quitter sans prendre congé de moi, qui, disait-il, avais été si compatissant à ses vieilles douleurs ; mais il craignait de lasser ma patience par ses douleurs nouvelles, et partait pour en supporter seul tout le poids. Cette lettre était accompagnée d'un petit cachet d'or qu'il me priait de conserver en souvenir de lui. Je fis quelques questions au domestique ; mais il ne savait rien de plus, si ce n'est que sir Williams avait passé une partie de la nuit à écrire, et, à trois heures du matin, avait fait mettre ses chevaux à la voiture et avait quitté Zurich.
J'employai le reste de la journée à visiter la cathédrale, qu'on dit fondée par Charlemagne, le cabinet d'histoire naturelle et la tombe de Lavater, tué, comme on le sait, en voulant tirer un de ses amis des mains de soldats français qui le maltraitaient. Masséna, qui a laissé à Zurich une mémoire sans tache, fit ce qu'il put, mais inutilement, pour découvrir le meurtrier.
à six heures, je m'embarquai sur le lac. Je me rappelais la promesse que j'avais faite à Prosper Lehmann au tir de Sarnen, et, comme je me trouvais assez près de Glaris, je pensai que le moment était venu de la tenir.
Je ne sais rien de plus ravissant que de voyager sur les lacs de la Suisse par une belle matinée de printemps ou d'automne, surtout lorsqu'un peu de brise dispense les mariniers de ce servir de leurs rames. La barque glisse alors comme par magie et sans plus d'effort qu'un cygne qui ouvre son aile. Souvent, il me semble que c'est le rivage qui fuit, et que c'est le bateau qui reste immobile. Pour moi, j'étais couché au fond du mien, les yeux fixés sur les nuages du soir qui se roulaient et se déroulaient en aspects fantastiques et au fond desquels naissaient, les unes après les autres, toutes les étoiles du ciel ; en même temps, la terre s'illuminait. Ces milliers de maisons qui s'éparpillent aux deux côtés du lac, entourées de leurs clos de vignes, allumaient leurs fanaux nocturnes, et, comme le lac réfléchissait à la fois les lumières de la terre et les lumières du ciel, la barque semblait flotter dans l'éther. Peu à peu, tous les différents objets de ce grand spectacle se confondirent à mes yeux ; ma pensée cessa de les maintenir à la place que leur avait fixée la nature. Je vis des palais se bâtir au ciel, des nuages descendre sur la terre, des étoiles filer au fond du lac, et je m'endormis, espérant aborder pendant mon sommeil dans le port de quelque monde inconnu.
Je me réveillai glacé. J'ouvris les yeux ; il n'y avait plus ni ciel, ni étoiles, ni maisons. Il ne restait de tout cela que le lac qui était fort agité, les nuages qui se fondaient en eau et une brise du nord qui, heureusement, nous poussait vers Rapperschwil, où nous arrivâmes en très piteux état, sur les dix heures du soir.
Heureusement, l'auberge du Paon, où nous descendîmes, est une des bonnes auberges de la Suisse. Nous y trouvâmes bon visage, bon feu et bon souper ; c'était plus qu'il n'en fallait pour nous remettre. Je demandai à mon hôte s'il pourrait, le lendemain, me procurer un cabriolet et un cheval pour me rendre à Glaris. Il se consulta un instant avec une espèce de garçon d'écurie qui mettait du feu dans ses sabots pour se réchauffer les pieds, et le résultat de la délibération fut que j'aurais ce que je désirais.
Comme ce que j'avais à voir à Rapperschwil, c'est-à-dire les tours et le pont, ne pouvait être vu qu'à la lumière du soleil, et que, vu l'orage qui durait toujours, il ne faisait pas même clair de lune, je pris congé d'une société de braves fermiers qui causaient grains et bestiaux, et j'allai me coucher.
Le lendemain, le temps était encore assez incertain ; cependant, le vent était tombé, et l'averse de la veille s'était convertie en une petite pluie fine qui, à la rigueur, n'empêchait pas de voir les objets ; je m'acheminai vers le pont jeté sur le lac, et qui est la première merveille de la ville.
Il fut bâti en 1358 par Léopold d'Autriche, qui, ayant acheté le vieux Rapperschwil et la March, voulut établir une communication entre la ville et la rive gauche du lac. Il résulta de ce vouloir ducal un pont de bois reposant sur cent quatre-vingt piles et long de dix-sept cent quatre pas, que je mis, montre à la main, vingt-deux minutes à parcourir.
C'est arrivé au bout de ce pont, qu'on voit, en se retournant, Rapperschwil sous son aspect le plus pittoresque ; ses tours gothiques lui donnent un petit air formidable qui ne laisse pas que d'être imposant, et que complète la poterne basse et voûtée qui forme une des portes du canton de Saint-Gall.
En rentrant à l'hôtel, je trouvai mon déjeuner et mon cabriolet prêts ; j'avalai lestement l'un, et sautai immédiatement dans l'autre. Notre conducteur s'assit de côté sur le brancard, et nous partîmes au grand galop de notre coursier, qui, quoique paraissant peu habitué encore à la profession de cheval d'attelage, ne nous conduisit pas moins sains et saufs à Vesen, où nous nous arrêtâmes pour passer la soirée et la nuit.
Le lendemain, nous partîmes d'assez bonne heure, et, laissant le lac de Wallenstadt à notre gauche, nous suivîmes la route qui longe la Linth. Au bout d'une demi-heure de marche, à peu près, je m'étais vertueusement endormi en lisant l'histoire du Valais du père Schkinner, et je ne sais pas depuis combien de temps durait mon sommeil, lorsque je fus réveillé en sursaut par un mouvement désordonné de mon équipage et par les cris de Francesco. Je rouvris les yeux : notre conducteur n'était plus sur son brancard, notre cabriolet allait comme le vent entre un précipice de quinze cents pieds de profondeur et une montagne presque à pic ; notre cheval s'était tout simplement emporté, fatigué qu'il était de traîner une brouette derrière lui ; au moins, c'est ce que je crus comprendre par ses hennissements et ses ruades.
La situation était assez précaire ; notre conducteur, en abandonnant son poste, avait lâché les rênes ; elles traînaient à terre, s'accrochant à chaque caillou et occasionnant à chaque accroc des écarts peu rassurants sur une route de douze pieds de large au plus. Ressaisir les rênes avec la main était chose impossible, les pieds de notre cheval venant à chaque instant faire luire leurs fers à huit ou dix pouces de notre visage ; sauter à bas du cabriolet était chose impraticable, car, à gauche, emportés par l'élan, nous roulions inévitablement dans le précipice, et, à droite, nous étions écrasés entre la roue et le talus. Francesco priait tous les saints du paradis en allemand et en italien, et avait tellement perdu la tête, qu'il n'entendait pas un mot de ce que je lui disais. Je résolus alors de m'en tirer tout seul, puisqu'il n'y avait pas d'aide à attendre de lui. Je parvins à abaisser la capote du cabriolet et à m'emparer d'un de nos bâtons de voyage ; avec son extrémité, je soulevai la bride, que je ressaisis heureusement ; c'était déjà beaucoup, car j'espérais, grâce à elle, maintenir notre cheval dans le milieu de la route jusqu'à Nafels, que j'apercevais à un quart de lieue devant nous ; et je n'avais plus à craindre qu'une chose, c'est que, inaccoutumée depuis sa vieillesse à un exercice aussi violent, la voiture se disloquât. Heureusement, il n'en fut pas ainsi. Nous approchions de la ville avec la vitesse d'un tourbillon ; j'espérais trouver un obstacle contre lequel la course enragée de notre Bucéphale irait se briser ; mais il entra dans la rue sans coup férir, et continua sa route sans tenir compte du changement de localité.
Cependant, la chose ne pouvait durer ainsi, à moins de risquer d'écraser les chiens et les enfants qui se rencontreraient sur notre route. J'avisai donc une maison qui avançait sur la rue, et je décidai que c'était là que finirait notre voyage. En effet, lorsque je me trouvai bien à portée, je tirai violemment les guides de la main droite ; le cheval suivit l'impulsion donnée, et, sans rien voir, il alla comme un bélier donner du front contre la muraille. Le coup fut si violent, qu'il plia sur les jarrets de derrière, reculant presque avec la même promptitude qu'il avait avancé ; mais, dans ce mouvement, il passa sous une enseigne ; je profitai de l'occasion ; je lâchai bride et bâton, et, criant à Francesco d'en faire autant, je saisis de mes deux mains la branche de fer, et, me laissant tirer du cabriolet comme une lame de son fourreau, je restai pendu ainsi qu'Absalon ; seulement, comme ce n'était point par les cheveux, je n'eus qu'à lâcher prise pour me retrouver immédiatement sur la terre, dont, grâce à la dimension de mes jambes, je n'étais distant que de deux ou trois pieds. Quant au cabriolet, au cheval et à Francesco, ils avaient continué leur route triomphale au milieu des cris de Halt ab ! halt ab ! dont le seul résultat était de donner à leur course une nouvelle vitesse.
Je me mis aussitôt à leur poursuite en criant de mon côté :
- Arrête ! arrête !
Et, fort inquiet au surplus, non pas de la voiture, non pas du cheval, mais du pauvre Francesco qui, dans l'état où il était, ne pouvait guère s'aider lui-même. Je courais ainsi depuis cinq minutes, lorsqu'au détour d'une rue, je trouvai machine, bête et homme étendus mollement sur une couche de fagots qu'ils avaient heureusement rencontrée à la porte d'un boulanger. De tout cela, c'était le cabriolet le plus malade : un des brancards était brisé et le chasse-crotte en lambeaux. Pendant que nous examinions le dommage, notre conducteur arriva, qui en réclama le prix. Cette prétention suscita une grave difficulté, vu que, de mon côté, je prétendis que si quelqu'un avait à se plaindre, c'était sans contredit moi, qui avais, grâce à la maladresse et à la trahison du cocher, manqué de me casser le cou.
La discussion ayant pris une certaine consistance, nous en appelâmes au juge.
Les plaintes exposées de part et d'autre, le juge ordonna qu'on examinât le cheval, qui fut incontinent reconnu par les gens de l'art pour un poulain de deux ans qui n'avait jamais été mis à la voiture. Il résulta de cet examen un jugement digne du roi Salomon : je fus condamné à payer quinze francs de louage ; mon cocher fut condamné à passer un mois en prison, et le maître d'hôtel du Paon fut condamné au raccommodage de sa carriole. Au reste, une demi-heure suffit au bailli de Nafels pour prendre connaissance de l'affaire, entendre les plaidoyers et prononcer son verdit. Avant de le quitter, je demandai à ce brave homme de juge son nom et son adresse, en lui promettant d'en faire part à mes amis et connaissances. Puis, la chose religieusement inscrite sur mon album, nous reprîmes nos sacs et nos bâtons, et nous continuâmes notre route à pied. Heureusement, nous n'étions plus qu'à deux lieues de Glaris.
En entrant dans la ville, je m'approchai du premier groupe que je rencontrai, et je demandai si l'on connaissait Lehmann le chasseur. Tout le monde me répondit affirmativement ; mais, comme il ne demeurait pas à Glaris même, mais dans un chalet sur le chemin de Mitlodi, un paysan qui faisait route de ce côté m'offrit de me conduire chez lui. Je ne m'arrêtai donc à Glaris que le temps de regarder les peintures à fresque qui ornent une maison en face de l'auberge, et qui représentent un combat entre un croisé et un Sarrasin, une femme jetant un bouquet par une fenêtre et un lion debout derrière des barreaux. Puis nous sortîmes de la ville, et, après dix minutes de marche, mon guide me montra une charmante maisonnette près de laquelle pâturaient deux vaches, et, sous une treille de vigne, Lehmann lui-même se chauffant aux derniers beaux rayons du soleil d'été avec sa femme et sa fille. En effet, je reconnus aussitôt mon ours des Alpes, et, sautant par-dessus le fossé qui borde la route, je m'avançai vers le chalet. Du plus loin qu'il m'aperçut, il vint à moi.
- à la bonne heure ! me dit-il, voilà un homme de parole. Je commençais à ne pas compter sur vous.
- Et vous aviez grand tort, répondis-je. Avec la promesse d'une chasse au chamois, vous m'auriez fait aller jusqu'au fond du Tyrol. Mais j'ai été tourmenté toute la journée de l'idée que le temps ne serait pas favorable.
- Si fait, dit Lehmann. Voyez les montagnes du fond, elles sont toutes blanches de la neige qui est tombée ce matin. C'est signe de beau temps pour quatre ou cinq jours.
- Et nous en profiterons ?
- Dès demain, si vous voulez.
- Eh bien ! maintenant, il ne me reste plus qu'un aveu à vous faire.
- Lequel ?
- C'est que Francesco et moi, nous avons une faim de loup.
- Tant mieux, vous trouverez notre pauvre cuisine meilleure. Allons, allons, dit-il en allemand à sa femme et à sa fille, alerte ! Un cuissot de chamois à la broche, et des œufs dans la poêle ! Avec cela, on ne dîne pas somptueusement, continua-t-il en se retournant de mon côté, mais au moins on ne meurt pas de faim. Maintenant, voulez-vous venir voir votre chambre ?
- Comment, ma chambre ?
- Oui, oui. Depuis que ma femme sait que vous devez venir, elle vous a préparé votre appartement. Vous avez notre lit de noce, la courtepointe brodée et les deux seuls tableaux qu'il y ait dans la maison ; ils représentent une dame et un monsieur qui seront, je crois, de connaissance.
Je suivis Lehmann. Il me conduisit dans une charmante petite chambre, devant les croisées de laquelle s'étendait un magnifique balcon chargé de pots de fleurs et sculpté dans le goût de la Renaissance. De ce belvédère, la vue se portait à l'occident sur la chaîne de Glarnich, suivait la vallée, embrassait la villa de Glaris tout entière, et, remontant la Linth jusqu'à sa source, allait s'arrêter sur la cime blanche et neigeuse du Dodi, qui s'élevait à l'horizon comme un rempart infranchissable et glacé.
- Et maintenant que vous voilà installé, me dit Lehmann, je vais vous laisser faire votre toilette de voyageur. Voici dans cette armoire du kirsch et du sucre, dans ces jarres de l'eau, dans ces tiroirs des serviettes. Si vous avez besoin de quelque chose, vous frapperez du pied, et on montera.
Je restai un instant sur le balcon, puis je me rappelai les deux tableaux dont m'avait parlé mon hôte et qui représentaient un monsieur et une dame de ma connaissance. Je rentrai aussitôt, et, dans des cadres de bois noir, je reconnus, quoique les noms ne fussent pas au bas, les portraits enluminés de Talma et de Mlle Mars, l'un dans le costume de Sylla, l'autre dans celui de l'école des vieillards. Décidément, mon ours était un homme des plus civilisés.
Mlle Mars et Talma dans une chaumière de la Suisse, dans une vallée perdue de la Linth ! Les deux grands génies dramatiques de notre époque réunis dans une chambre préparée pour moi ! C'était me faire croire à un raffinement d'hospitalité bien étonnant dans un chasseur des Grisons. Mais, quelle que fût la cause de leur présence, elle ne ramena pas moins mon esprit à un tout autre ordre de pensées : la grande décoration des montagnes disparut, la perspective de la vallée s'effaça, le théâtre changea à vue, et je me trouvai en esprit dans la salle de la rue de Richelieu, assis à l'orchestre et regardant jouer la première représentation de l'école des vieillards.
Ce fut un grand triomphe, je me le rappelle. D'abord, c'était une belle œuvre, puis splendidement jouée : jamais Talma et Mlle Mars ne m'avaient paru plus beaux. On les rappela, on rappela l'auteur. Son frère le traîna de force dans une loge ; ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, le parterre éclata en applaudissements. C'était une fête.
à cette époque, je connaissais déjà un peu Casimir, et j'étais content et heureux pour lui ; je n'ai jamais eu d'envie, et surtout alors où, étant parfaitement inconnu, ce mauvais sentiment ne pouvait m'atteindre. Cependant, j'étais triste, mais d'une idée accablante pour moi. Depuis trois ou quatre ans, j'étais tourmenté du besoin de travailler pour le théâtre ; j'avais consciencieusement étudié nos grands maîtres, j'avais à leur égard une admiration profonde, mais je sentais en moi une impossibilité complète de faire quelque chose dans les règles qu'ils avaient prescrites et suivies. Aussi manquais-je bien rarement une représentation nouvelle, espérant toujours trouver chez les modernes un point de départ pour un monde nouveau, une boussole pour cette étoile encore voilée que je cherchais au ciel, un vent qui me poussât au milieu de cet océan de passions humaines qu'on appelle un drame.
Il y avait quelque chose de ce que je cherchais dans l'œuvre qui venait de se dérouler sous mes yeux. La force, la vérité et la nature avec lesquelles Talma et Mlle Mars en avaient joué certaines parties me confirmaient dans la certitude qu'on pouvait créer une manière plus franche dans sa forme, plus libre dans son allure, plus vraie dans ses détails. mais toutes ces perceptions n'étaient encore que les oiseaux dans l'air et les algues sur l'océan qui annonçaient à Christophe Colomb qu'il était dans le voisinage d'une terre, mais sans lui dire où était cette terre.
Six mois après, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Trois ans auparavant, on les avait accueillis au théâtre de la Porte-Saint-Martin avec des huées et des trognons de pomme. C'est ce qu'on appelait alors de l'esprit national. Cette fois, ils jouaient à l'Odéon, et la meilleure société de Paris faisait queue pour aller applaudir Smithson et Kemble. Je l'avouerai à ma honte, à cette époque, je ne connaissais Shakespeare que par les imitations de Ducis. J'avais vu jouer Hamlet par Talma, et, quelque tragique que fût l'acteur dans cette pâle copie, l'ouvrage en lui-même ne m'avait fait qu'un médiocre plaisir ; j'eus donc quelque peine à me décider à aller revoir le même ouvrage joué par Kemble, dont la réputation était loin d'égaler celle de notre grand tragédien.
Il me serait difficile de raconter ce qui se passa en moi dès la première scène : cette vérité de dialogue dont alors je ne comprenais pas un mot, il est vrai, mais dont l'accent simple des interlocuteurs me donnait la mesure ; ce naturel du geste qui s'inquiétait peu d'être trivial pourvu qu'il fût en harmonie avec la pensée ; ce laisser-aller des poses qui ajoutait à l'illusion en faisant croire que l'acteur, occupé de ses propres affaires, oubliait qu'elles se passaient devant un public. Au milieu de tout cela, la poésie, cette grande déesse qui domine toujours l'œuvre de Shakespeare et dont Smithson était une si merveilleuse interprète, bouleversait entièrement toutes les idées acquises, et, comme au travers d'un brouillard, me laissait apercevoir la cime resplendissant des idées innées. Enfin, quand j'arrivai à la scène où toute la cour réunie regarde la représentation fictive de cette tragédie dont la mort du roi de Danemark a fourni le sujet réel ; quand, après avoir vu le jeune Hamlet, dans sa feinte folie, se coucher aux pieds de sa maîtresse, jouant avec son éventail et regardant sa mère à travers les branches, je le vis, à mesure que l'intrigue infernale se déroulait, rendre progressivement à sa figure l'expression lucide et profonde d'une haute intelligence ; lorsque je le vis ramper comme un serpent du côté droit au côté gauche de la scène, s'approcher de la reine la bouche haletante, les yeux étincelants et le cou tendu, et, au moment où, s'apercevant qu'elle ne peut plus supporter le spectacle de son propre crime et qu'elle se trouble, et qu'elle se détourne, et qu'elle va s'évanouir, il se dresse tout à coup en s'écriant : « Light ! light ! », je fus prêt à me lever comme lui et à crier comme lui : « Lumière ! Lumière ! »
Cinq ans étaient passés depuis cette époque. Talma était mort, Kemble voyageait en Amérique, Smithson, après avoir donné l'élan et l'exemple à toutes les actrices qui, depuis, se sont fait un nom dans le drame moderne, s'était effacée et perdue dans la vie privée comme une étoile qui s'éteint au ciel. Moi-même, après avoir tenté de réaliser mon beau rêve et de retrouver, pareil à Vasco de Gama, un monde perdu, dégoûté déjà, au commencement de ma carrière, comme d'autres l'ont été à la fin de leur vie, je venais chercher au milieu des montagnes de la force pour continuer cette lutte où, comme Sisyphe, il faut incessamment repousser le rocher de la médiocrité qui retombe sur vous. Mlle Mars seule, toujours belle, toujours jeune, toujours comprise et aimée du public, restait debout sur son piédestal, trouvait dans son talent des forces pour résister à tout, même au succès, et, pour dernière satisfaction d'amour-propre, pouvait, en voyageant en Suisse, rencontrer son portrait au fond d'une chaumière.
J'en étais là de mes réflexions philosophiques lorsque Lehmann rentra. J'allai vivement à lui.
- Comment diable avez-vous ces deux portraits ? lui dis-je.
- Je les ai achetés à un colporteur, me répondit-il.
- Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres ?
- Parce que c'étaient les portraits de l'empereur Napoléon et de l'impératrice Joséphine.
- Votre colporteur vous a trompé, mon ami. Ces portraits sont ceux de Talma et de Mlle Mars.
- Vraiment ! Ah bien ! à son prochain passage, je m'en vais un peu les lui rendre.
- Gardez-vous en bien, lui dis-je, et conservez-les religieusement, au contraire. Ces portraits ne sont pas ceux de l'empereur et de l'impératrice, c'est vrai. Mais ce sont ceux d'un grand roi et d'une grande reine qui, comme Napoléon et Joséphine, n'ont point laissé d'héritiers.
à la fin du dîner, Lehmann me demanda si je ne voulais pas l'accompagner dans la montagne, où il allait préparer notre chasse du lendemain. Quoique je ne comprisse pas trop comment on pouvait préparer une chasse au chamois, je lui répondis que j'étais prêt à le suivre. Il mit alors du sel plein sa poche, et nous partîmes.
La montagne dans laquelle nous devions chasser s'appelait le Glarnich : c'est un glacier à deux cimes où les chamois sont retranchés comme dans une forteresse inexpugnable. Nous prîmes la grande route jusqu'à Mitlodi ; alors nous tournâmes à droite, nous suivîmes les bords d'une petite rivière qui n'a point de nom, puis nous la traversâmes à droite, nous suivîmes les bords d'une petite rivière qui n'a point de nom, puis nous la traversâmes en sautant de roche en roche, et nous nous engageâmes dans un bois de sapins qui s'étendait à la base du Glarnich ; après une heure de marche, nous arrivâmes à sa lisière opposée. Nous marchâmes encore à peu près une autre heure sans suivre aucune route tracée. Enfin, nous trouvâmes une espèce d'arête étroite et raboteuse sur laquelle Lehmann s'engagea sans regarder si je le suivais.
Je le laissai aller. Puis, voyant qu'il continuait sa route sur cette espèce de pont de Mahomet, je l'appelai.
- Eh bien ! me dit-il en se retournant, pourquoi ne me suivez-vous pas ?
- Tiens, parce que je me casserais le cou, moi.
- Vous croyez ?
- J'en suis sûr.
- Diable !
- Est-ce qu'il y a un autre chemin ?
- Oui, mais j'ai pris le plus court.
- Vous avec eu tort, j'aurais mieux aimé faire une lieue de plus.
- Maintenant, ce n'est point la peine, nous sommes arrivés. Tenez, ajouta-t-il en me montrant du doigt une petite esplanade verte qui s'étendait de l'autre côté du pont qu'il traversait, je vais à cette petite plaine.
- Eh bien ! allez-y. Je vous attendrai ici pour ce soir. Demain, je serait peut-être plus brave.
- Oh ! demain, nous prendrons un autre chemin.
- Meilleur que celui-ci ?
- Une grande route.
- Alors, allez, allez, je me repose.
Je me couchai, les yeux fixés sur Lehmann, qui continua son chemin, traversa sans accident le passage périlleux dans lequel il était engagé, puis, arrivé sur l'esplanade, tira le sel de sa poche et se mit à le semer, comme un laboureur fait du blé. Je le regardai tant que je pus le voir, sans rien comprendre à cette manœuvre et me promettant de lui en demander l'explication à son retour ; mais bientôt il suivit une pente qui le cacha à mes yeux. J'attendis dix minutes encore, regardant du côté où je l'avais perdu de vue. Mais, tout à coup, il reparut à une grande distance de là, tenant à la main une branche d'arbre et suivant, pour revenir au pont, la cime du précipice. Arrivé au lieu de l'arête, il attacha à la branche un mouchoir de cotonnade rouge, planta la branche dans la gerçure d'une pierre, et revint à moi.
- Là, me dit-il. Maintenant, c'est besogne faite !
- Et que va-t-il résulter de cela ?
- Il va résulter que, demain, la rosée fera fondre le sel semé ce soir, et que, comme les chamois sont très friands d'herbe salée, ils se réuniront à cinq ou six, dix peut-être, à l'endroit où leur gourmandise les attirera. Cet endroit est à portée de balle d'un rocher jusqu'auquel je puis arriver sans être vu. à mon coup de fusil, ils fuiront de ce côté ; mais mon mouchoir leur barrera la route, et ils seront forcés d'aller passer tous, les uns après les autres, près de l'endroit où je vous embusquerai. De sorte que nous serons bien maladroits si nous ne rapportons pas chacun notre bête.
Cette assurance me donna un nouveau courage pour le lendemain. Nous redescendîmes vers le chalet, où nous arrivâmes à la nuit noire. Comme Lehmann me menaçait de me réveiller deux heures avant le jour, je me retirai dans ma chambre, et, après avoir fait ma prière dramatique à Talma et à Mlle Mars, je m'endormis du sommeil du juste et rêvai que je tuais six chamois.

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