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Chapitre XLVII
Les muets qui parlent et les aveugles qui lisent

En sortant de la bibliothèque, nous allâmes visiter l'hospice des Sourds-Muets, fondé par M. Scher. Quelques conversations par signes que j'avais eues avant de partir avec un jeune homme de grand talent, sourd-muet lui-même et professeur à l'Institut royal de Paris m'avaient familiarisé avec les tentatives faites jusqu'à ce jour pour améliorer l'état de ces malheureux et les appeler à prendre leur part des biens que promet la société et des devoirs qu'elle impose. Il avait même eu, avant mon départ de Paris, la complaisance de me donner quelques notes à ce sujet, tout en me priant d'examiner avec soin l'institut de Zurich où, m'avait-il assuré, on était parvenu à faire parler les élèves. Je me sers aujourd'hui de ces notes pour donner à mes lecteurs quelques détails assez curieux et assez ignorés, je crois, sur cette singulière et exceptionnelle éducation .
à Sparte, les sourds-muets étaient rangés dans la classe des êtres incomplets ou difformes, qu'il était inutile de laisser vivre puisqu'ils ne pouvaient être d'aucune utilité pour la République. En conséquence, aussitôt qu'on venait de s'apercevoir de leur infirmité, ils étaient mis à mort. à Rome, les lois les déshéritaient d'une partie des droits civils ; elles les déclaraient inhabiles à gérer leurs biens, leur donnaient des tuteurs et les retranchaient de la société. La religion chrétienne, toute d'amour et de charité, reconnut des hommes dans ces malheureux à qui la nature avare n'avait donné que trois sens ; elle leur ouvrir ses cloîtres, où de premiers germes d'éducation commencèrent à leur être donnés. Cependant, c'était une éducation bien grossière et bien imparfaite puisqu'un auteur du quinzième siècle cite comme une merveille un sourd-muet qui gagnait sa vie en tressant des filets pour la pêche.
Ce fut Pedro de Ponce, bénédictin espagnol du couvent de Pahagues, au royaume de Léon, mort en 1584, qui eut le premier l'idée que les sourds-muets, tout privés qu'ils étaient des organes de la parole et de l'ouïe, pouvaient recevoir des idées et les transmettre. Le hasard lui avait donné quatre illustres élèves : c'étaient les deux frères et la sœur du cardinal de Velasco, et le fils du gouverneur d'Aragon. La méthode qu'il avait employée, et que malheureusement on ignore, puisqu'il ne laissa aucun traité sur cette matière, eut un tel succès, que les écoliers d'une classe inférieure lui arrivèrent de tous côtés. Et, parmi ces derniers, quelques-uns firent de si grande progrès, qu'ils soutenaient en public des discussions sur l'astronomie, la physique et la logique ; si bien, disent les auteurs contemporains, qu'ils eussent passé pour gens habiles et savants aux yeux mêmes d'Aristote. Dans le même siècle et vers la même époque, c'est-à-dire de 1550 à 1576, un philosophe italien nommé Jérôme Cardan s'occupa, mais secondairement, de cette tâche, et ses écrits sont les premiers dans lesquels on trouve consignée la possibilité d'apprendre à lire et écrire aux sourds-muets.
En 1620, trente-six ans après la mort de Pedro de Ponce et quarante-quatre ans après celle de Jérôme Cardan, un livre parut en Espagne sous le titre de Arte para enseñar á hablar á los mudos. C'était un Français, secrétaire du connétable de Castille, qui, dans le but d'adoucir la position du frère de ce connétable, devenu muet à l'âge de quatre ans, avait dirigé ses travaux vers ce nouveau genre de professorat. Dans le livre qui reste de lui et qui, nous l'avons dit, est le premier, Pierre Bonnet se donna comme l'inventeur de sa méthode. Au reste, ce qu'il est impossible de nier, c'est qu'il ne soit pas le premier qui ait introduit dans son ouvrage l'alphabet manuel qu'adopta ensuite, à certaines modifications près, le savant et bon abbé de l'épée.
Vers 1660, J. Wallis, professeur de mathématiques à l'Université d'Oxford, tenta de faire pour l'Angleterre ce que Pierre Bonnet avait fait pour l'Espagne, c'est-à-dire de mettre les sourds-muets à même de comprendre les pensées d'autrui et d'exprimer les leurs par gestes ou par écrit. Lui-même se félicite de ses succès dans la carrière à laquelle il s'était dévoué, dans une lettre adressée au docteur Beverley : « En peu de temps, dit-il, mes élèves avaient acquis beaucoup plus de savoir qu'on ne pourrait supposer d'hommes dans leur position, et ils étaient en état, si on les eût cultivés, d'acquérir toutes connaissances qui se transmettent par la lecture . »
Quelque temps après, un médecin suisse nommé Conrad Amman publia un traité intitulé Surdus loquens, et plus tard une dissertation sur la parole, traité qui fut traduit en français par Beauvais de Préau. Au commencement du dix-huitième siècle, la question pénétra en Allemagne. Kerger adressa une lettre, en date de 1704, à Etmuller sur la manière d'instruire les sourds-muets. Soixante-quatorze ans après, l'électeur de Saxe fondait une école à Leipzig et en nommait Hinsiken directeur.
Cependant, la France était en retard. Le Portugais Rodrigue Pereire, qui s'était présenté comme inventeur d'une nouvelle méthode dactylogique et qui avait reçu du roi une pension et le titre de secrétaire-interprète, offrit de vendre le secret de cette méthode. Mais le prix qu'il en demandait ayant été jugé exorbitant, le gouvernement en refusa la communication. Rodrigue Pereire n'entreprit plus alors l'éducation qu'après avoir fait jurer à ses élèves de ne pas révéler son secret qui, gardé religieusement, mourut avec lui. Ce fut vers cette époque qu'une circonstance fortuite révéla à l'abbé de l'épée sa sainte vocation.
Ses devoirs ecclésiastiques l'ayant appelé un jour chez une dame qui demeurait rue des Fossés-Saint-Victor, il trouva ses deux filles occupées à des travaux d'aiguille et remarqua qu'elles étaient si profondément attentionnées à leur ouvrage, que le bruit de son entrée ne leur fit pas lever les yeux. Alors le bon abbé s'approcha d'elles et leur adressa la parole ; mais ce fut inutilement : les deux jeunes filles parurent ne pas entendre. Le visiteur, ne pouvant croire à une mystification, s'assit près des travailleuses et attendit. Dix minutes après, leur mère entra, tout fut expliqué en deux mots : les deux jeunes filles étaient sourdes-muettes.
Cette rencontre parut à l'abbé de l'épée un enseignement du ciel sur la voie chrétienne qu'il avait à suivre. Il demanda la permission de se charger de l'éducation des deux demoiselles, commencée par le père Vanin ; et, sans autre secours que celui des estampes, car il ne connaissait aucune des méthodes adoptées, il entreprit son œuvre de patience et de charité. Mais, ne voulant pas s'en tenir à deux élèves particulières, il commença des cours publics, appelant toutes les intelligences à son secours et demandant aide aux savants de l'Europe dans la tâche qu'il avait entreprise.
Ce fut pendant un de ces exercices publics qu'un inconnu vint lui offrir un livre espagnol qui traitait de la matière. L'abbé de l'épée, qui ignorait la langue dans laquelle il était écrit, allait refuser de faire cette acquisition, lorsqu'en l'ouvrant au hasard, il tomba sur l'alphabet manuel de Pierre Bonnet, gravé en taille-douce. Ce livre était l'Art d'enseigner à parler aux muets.
Dès lors, l'abbé de l'épée partit d'un but et marcha vers un résultat. Sur quatorze mille livres de rente qu'il avait, il n'en réserva que deux pour ses besoins personnels, et consacra le reste à ceux de ses élèves. Enfin, après dix ans de sollicitations auprès du roi, Louis XVI finit par lui accorder, sur sa cassette, une somme annuelle et la jouissance d'une maison voisine du couvent des Célestins. Deux ans après la mort de l'abbé de l'épée, par ordonnance des 21 et 29 juillet 1791, cette maison devint institution royale. C'était quelques années auparavant que M. Scher avait fondé l'école de Zurich que nous allions visiter, et qui est attenante à celle des aveugles fondée par M. Fauck, vers la même époque à peu près.
Il y avait en ce moment à l'institution dix-huit ou vingt sourds-muets, dont quelques-uns, outre l'alphabet manuel, possédaient encore la reproduction labiale. Comme ce genre d'instruction est peu adopté en France, étant jugé inutile, nous donnerons sur lui quelques détails à nos lecteurs.
La reproduction labiale est la faculté qu'acquièrent les élèves de lire sur les lèvres de ceux qui leur parlent et de répéter mot pour mot les paroles qu'ils ont prononcées. On nous fit venir un beau jeune garçon de quinze ans, au regard intelligent et à la figure mélancolique, qui, en entrant, jeta les yeux sur son professeur et qui, en les reportant sur nous, nous dit en français, sans aucun accent :
- Bonjour, Messieurs.
Nous lui adressâmes alors la parole, et, à toutes les questions que nous lui fîmes, reportant les yeux immédiatement sur son maître, il nous répondit avec ce même ton doux et monotone, sans aucun changement d'intonation, quelle que fût la différence dans la pensée dont les paroles étaient l'expression. Ceci nous paraissait tenir du miracle : c'était tout simplement de la mécanique. Il lisait la réponse qu'il devait nous faire tout haut sur les lèvres de son maître qui la faisait tout bas, et il la reproduisait avec la plus grande exactitude.
Au reste, malgré cette explication, la chose conservait bien encore son côté étonnant. Par quel mécanisme est-on parvenu à faire répéter à un automate des sons que son oreille n'entend pas, et par conséquent ne peut juger ? Mais à l'évidence, cependant, il fallut se rendre : notre jeune muet reproduisit textuellement toutes les phrases que nous lui adressâmes en français, en anglais et en italien, mais toujours avec le même ton monotone et mélancolique, semblable à un écho vivant et rapproché. Et non seulement il nous répéta celle que nous adressâmes à lui, soit mentalement, en accompagnant cependant toujours la pensée du mouvement des lèvres, mais encore il répéta celles que, le dos tourné de son côté, nous dîmes devant une glace dans laquelle il allait chercher, sur l'image de nos lèvres, l'ombre de notre parole.
Lorsque nous eûmes fini avec notre muet, on fit appeler un aveugle. Il entra avec cette physionomie ouverte et cette expression heureuse qu'on lit sur la figure de presque tous les malheureux privés de la vue. C'était, comme l'autre, un enfant de quatorze ou quinze ans. Il tenait à la main un gros livre qu'il alla poser sur une table avec la même hardiesse d'allure que s'il y voyait parfaitement ; puis, arrivé là, il se tourna comme par instinct vers son maître.
- Que faut-il que je fasse ? dit-il en souriant.
- Mon cher enfant, lui dit le maître, ce sont deux étrangers, l'un Français, l'autre Anglais, qui ont entendu parler de notre institution et qui viennent pour la voir. Voulez-vous bien leur lire quelque chose ?
- Volontiers, dit l'enfant.
- Quel est le livre que vous apportez ?
- Je n'en sais rien, je l'ai pris au hasard dans la bibliothèque.
L'aveugle ouvrit le livre, passa son doigt sur les lignes écrites sur la première page, et répondit :
- Ce sont les Confessions de saint Augustin.
- En latin ?
- Oui.
- Eh bien ! Lisez-en quelque chose à ces messieurs : au hasard, où vous voudrez, peu importe.
L'enfant sauta une quarantaine de pages. Puis, cherchant avec son doigt un alinéa, il lut cinq ou six minutes en suivant du doigt les caractères, et cela aussi vite qu'aurait pu le faire un autre avec ses yeux.
Je ne sais quel est le mécanisme dont on se sert pour les aveugles à Paris, je n'ai jamais vu d'institution de ce genre ; mais ceux de Zurich apprennent par une méthode aussi simple que facile. Les lettres sont piquées d'un côté du papier avec une épingle, de sorte qu'elles ressortent en relief sur l'autre face. C'est en passant le doigt sur ce relief que l'aveugle lit par le toucher, et remplace un sens par un autre. Nous écrivîmes nous-mêmes, à l'aide d'un alphabet préparé pour ces sortes d'expériences, plusieurs phrases en différentes langues, que l'aveugle lut immédiatement sans hésitation, mais en conservant à chaque langue l'accentuation allemande.
Cette expérience finie, on lui apporta un solfège noté de la même manière, et il chanta plusieurs chants d'église et quelques airs nationaux. Enfin nous recommençâmes pour un air la même expérience que nous avions faite pour une phrase, et il déchiffra à la première vue, solfiant à l'aide de ses doigts, toujours aussi juste qu'aurait pu le faire un musicien de seconde force, d'après la musique qu'il avait vue pour la première fois. Le temps avait passé vite au milieu de ces études si nouvelles pour nous, et notre estomac seul avait compté les heures ; il sonna celle du dîner, et nous prîmes congé de nos muets et de nos aveugles.
En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes la table prête ; après le repas, nous demandâmes à notre hôte s'il n'y avait pas un café dans la ville. Il nous répondit qu'il y en avait plusieurs, mais que, si nous désirions qu'on nous servît sans quitter l'hôtel, il allait nous faire venir ce que nous désirions du moins éloigné, et en même temps les journaux anglais et français que l'on y recevait. Nous acceptâmes. Dix minutes après, on nous apporta le National et le Times. Chacun de nous mit la main sur son journal, et, nous enfonçant le plus carrément possible dans nos fauteuils, le coude appuyé sur la table où fumait notre moka, et les pieds étendus vers le feu, nous commençâmes à dévorer notre pâture politique avec l'avidité de voyageurs qui, depuis deux ou trois mois, sont privés de toute nouvelle.
Tout à coup, au milieu de notre lecture, sir Williams poussa un cri étouffé. Je me retournai de son côté, je le vis très pâle.
- Qu'y a-t-il ? lui dis-je, et qu'avez-vous ?
- Lisez, me dit-il en me tendant le journal anglais.
Je jetai les yeux sur l'endroit qu'il m'indiquait et je lus :
« Hier, 3 août, le roi a signé le contrat de mariage de miss Jenny Burdett avec sir Arthur Lesly, membre de la Chambre. »
Je voulus essayer de donner à sir Williams quelque consolation ; mais, m'interrompant en me donnant la main :
- J'ai besoin d'être seul, me dit-il ; devant vous, je n'oserais pas pleurer.
Je serrai la main de ce brave et malheureux jeune homme, et je me retirai dans ma chambre.

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