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Chapitre XLIV
Un mot pour un autre

La première chose que nous aperçûmes, en sortant de l'auberge de la Couronne pour faire notre tournée dans la ville, fut la statue de Winkelried tenant contre sa poitrine le faisceau de lances qui le traversa.
C'est encore un des beaux et grands souvenirs de la Suisse, et que je ne sache pas avoir encore été contesté, que le dévouement de ce martyr. Léopold d'Autriche, fils de celui qui avait été battu à Morgarten, avait juré de venger la défaite paternelle. Il avait appelé à lui, pour la croisade du despotisme, toute la grande noblesse, et s'était mis à sa tête. Son avant-garde était commandée par le baron de Reinach, qui la conduisait monté sur un chariot chargé de cordes, criant aux habitants qu'avant le soleil couché ils en auraient chacun une au cou. Parmi cette armée, il y avait un corps de faucheurs qui ne venaient pas pour combattre, mais pour détruire les moissons, et qui, s'arrêtant dans les village à l'heure où les ouvriers des champs prennent leur repas, se faisaient apporter la soupe des moissonneurs. Cependant, en arrivant à Sempach, on mit du retard à leur apporter le déjeuner ; alors ils le demandèrent avec des menaces. « Patience ! leur répondit celui à qui ils s'adressait : voici messieurs de Lucerne qui vous l'apportent. » En effet, en ce moment, on voyait descendre les Lucernois par le chemin d'Adelwil ; ils venaient joindre leurs frères de Schwyz, d'Uri, d'Unterwald, de Zug et de Glaris, qui les attendaient dans un champ entouré de fossés et adossé à une montagne, et les reçurent avec de grands cris de joie.
Alors Léopold vit que le moment était venu de donner la bataille, et, voulant savoir à quels hommes il avait affaire, il envoya pour les examiner un vieux et brave capitaine nommé le comte d'Harembourg. Celui-ci s'avança jusqu'aux fossés du camp, et, comme si les Suisses eussent été sûrs du résultat de cette démarche, ils laissèrent le vieux guerrier étudier à son aise leur force numérique et leurs moyens d'attaque et de défense. Cette tranquillité confiante parut plus formidable au comte que ne l'eût été une démonstration de guerre furieuse et bruyante. Il revint donc lentement vers le duc Léopold qui l'attendait à cheval, couvert de son harnais de guerre, à l'exception de sa tête, qui n'était point encore casquée. Il avait près de lui, à cheval aussi et sous les habits ecclésiastiques, le doyen du chapitre de Strasbourg. Interrogé par son seigneur, le comte d'Harembourg répondit qu'il croyait qu'il serait bon d'attendre un renfort et que ces gens que l'on croyait si méprisables lui paraissaient, à lui, terribles et résolus.
- Cœur de lièvre ! dit avec mépris le prélat.
Puis, se retournant vers le duc Léopold :
- Monseigneur, comment voulez-vous que je vous fasse servir tous ces manants, bouillis ou rôtis ? Choisissez.
En ce moment, le duc vit venir à lui un nouveau conseiller ; c'était son bouffon. Il était d'Uri et avait obtenu de son maître un congé pour aller voir ses compatriotes. Il avait été témoin du départ des Suisses de leur canton, de l'enthousiasme avec lequel ils s'étaient armés et du serment qu'ils avaient fait de mourir tous jusqu'au dernier, s'il le fallait, pour défendre l'héritage sacré de leurs pères. Il fut donc de l'avis du comte d'Harembourg, et supplia le prince de ne pont livrer bataille. Mais une nouvelle plaisanterie du prélat fut plus forte que toutes les considérations de la prudence. Léopold demanda son casque, le posa sur sa tête, et dit :
- Marchons !
à peine les Suisses eurent-ils vu les Autrichiens se mettre en route, qu'ils sortirent de leur camp et s'avancèrent au-devant d'eux. Les deux troupes, l'une forte de quatre mille gentilshommes parfaitement armés, et l'autre de treize cents paysans sans cuirasse, s'arrêtèrent à un trait d'arbalète l'une de l'autre. Quant aux faucheurs, on les avait répandus sur le versant de la montagne et ils avaient commencé en chantant leur œuvre de destruction.
Le terrain sur lequel le combat paraissait devoir se livrer était inégal et raboteux, serré entre le lac et le talus de la montagne, tout à fait impropre enfin aux manœuvres de la cavalerie. Le duc ordonna à sa noblesse de mettre le pied à terre ; sa gendarmerie en fit autant. Le duc alors descendit de cheval et vint se placer aux premiers rangs. Plusieurs alors, et de ce nombre était le vieux comte d'Harembourg, voulurent l'engager à remonter à cheval et à reprendre un poste moins dangereux, mais le duc leur imposa silence en disant :
- Je combats pour mes droits et mon héritage, à Dieu ne plaise que vous périssiez et que je vive heureux ! à nous tous le bien et le mal ! à nous tous la même mort ou la même victoire !
Les deux armées alors firent un nouveau et même mouvement pour se rapprocher, mais d'une manœuvre différente : les chevaliers autrichiens marchèrent de front, appuyant leurs longues lances au crampon d'arrêt et poussant devant eux cette muraille de fer. Les Suisses, au contraire, selon leur habitude, prirent la forme d'un triangle et poussèrent avec acharnement ce coin vivant sur le bataillon qu'ils voulaient entamer. Mais, mal protégés qu'ils étaient par leurs armes défensives et n'ayant pour armes offensives que de courtes hallebardes, dont la longueur n'atteignait pas aux deux tiers des lances autrichiennes, ils ne purent entamer le rempart que leur opposaient leurs ennemis. En vain revinrent-ils deux fois à la charge, en vain, la seconde fois, Pierre de Goldeningen se mit à leur tête avec la bannière du canton. Pierre de Goldeningen tomba, serrant dans ses bras l'étendard, qu'on ne put lui arracher, et qu'on peut encore voir teint de son sang à l'hôtel de ville de Lucerne. Ce fut alors qu'Arnold de Winkelried, qui était cuirassé comme étant un des chefs, ôta son armure, monta sur un cheval, et se mit à la tête du triangle obstiné qui revint pour la troisième fois à la charge, et qui, pour la troisième fois, trouva au front ennemi l'inébranlable ligne de fer contre laquelle déjà cinquante Confédérés avaient trouvé la mort. Aussitôt, ayant jeté son épée, il étendit les bras, ramassa tout un faisceau de lances, et, les réunissant sur sa poitrine, il se laissa tomber de tout son poids sur leurs pointes. Cette chute fit une brèche dans les rangs des chevaliers et le coin entra dans le chêne.
Dès ce moment, les Autrichiens furent empêchés de combattre par la longueur même de leurs lances. Les Suisses, au contraire, avec leurs courtes épées et leur hallebardes à peine plus longues que des haches, avaient tout l'avantage d'une lutte corps à corps : de ce moment, le vieux comte d'Harembourg vit bien que tout était perdu, mais il voulut tenter un dernier effort, et, courant à la montagne où étaient les faucheurs, il les appela à lui afin de les conduire à une autre moisson, et, se mettant à leur tête, une faux à la main, il leur donna l'exemple en entrant le premier dans le champ d'hommes aussi pressés que les épis.
Cette attaque imprévue, l'arme étrange avec laquelle elle était faite, le courage du vieux guerrier qui la dirigeait, tout jeta un moment de terreur dans les rangs des Suisses. Le duc profita de ce moment, et, voyant, par une éclaircie qui venait de se faire, la bannière d'Autriche près de tomber entre les mains des Confédérés, il se précipita vers elle, arriva au moment où le porte-enseigne tombait, et la prit dans ses bras mourants. Au même instant, tous les efforts se réunirent contre lui, et, avant que les seigneurs de sa suite fussent arrivés à son secours, il était tombé, couvert de blessures, gardant entre ses dents et entre ses mains des lambeaux de son étendard, qui n'avait lâché qu'avec la vie.
Six cent soixante-seize gentilshommes, parmi lesquels trois cent cinquante aux casques couronnés, tombèrent autour de leur duc. Son cadavre fut transporté à l'abbaye de Knœnigsfelden, sur le même char que montait le baron de Reinach, et encore plein des cordes qui devaient garrotter ces mêmes paysans qui l'avaient vaincu.
Près de la statue de Winkelried, qui consacre ce grand souvenir, s'élève l'église de Stans, qui rappelle un combat plus moderne et non moins acharné. En 1798, les soldats français attaquèrent l'Unterwald. Stans résista avec acharnement. Les Suisses furent vaincus ; ils laissèrent le champ de bataille, au milieu duquel s'élevait la chapelle de Winkelried, couvert de morts, parmi lesquels on retrouva dix-sept jeunes filles qui avaient combattu avec leurs frères et leurs amants et se réfugièrent dans l'église déjà pleine de femmes et de vieillards. Mais cette faible forteresse fut bientôt emportée : les Français y pénétrèrent malgré une vive fusillade, et, à la première décharge qu'ils firent à leur tour, le prêtre, qui élevait au ciel l'hostie sainte, tomba, la poitrine traversée d'une balle qui alla faire à l'autel un trou qui existe encore. Le martyr moderne s'appelle Wisler Lusen.
Derrière l'église, une petite chapelle bâtie sur le lieu même où l'on enterra les morts, au nombre de quatre cent quatorze, parmi lesquels cent deux femmes et vingt-cinq enfants, porte cette inscription :
DEN ERSCHLAPEMEN FROMMEN UNTERVALDEN,
VON 173 VON IHREN EDELDENKENDEN
FREUDEN UND VERVADEN GEVIDMET
Nous allâmes faire une dernière visite à la chapelle de Winkelried et nous nous mîmes en route pour Sarnen, où nous arrivâmes à deux heures de l'après-midi.
En venant, nous avions laissé à gauche la route de Wil, qui conduit à Wolfranchiess, patrie de Conrad de Baumgarten et où eut lieu l'aventure tragique du bain. Comme rien ne restait de ce souvenir que le souvenir lui-même, nous ne crûmes pas nécessaire de nous déranger pour aller chercher dans la tradition des détails que l'histoire a conservés. Sarnen, d'ailleurs, en présentait d'aussi importants car c'est sur la montagne qui le domine que s'élevait le château de Landenberg, qui fut pris par les gens de campagne qui faisaient semblant d'apporter des provisions, le 1er janvier 1308. Et c'est au milieu de la ville, qu'est bâtie, sur l'emplacement même où le vieux Mechtal eut les yeux crevés, la maison de M. Landwelbel.
En visitant cette dernière, nous entendîmes des coups de feu tirés régulièrement. Cela me rappela que le jour où nous nous trouvions était un dimanche, et qu'en Suisse, un des plus grands plaisirs de ce jour est l'exercice de la cible. J'avais beaucoup entendu vanter les tireurs de l'Entlibuch et de Mechtal ; j'étais bien aise de me convaincre par mes yeux de cette adresse si célèbre. Je dis donc à Francesco de courir me chercher ma carabine et de venir me rejoindre au tir.
Il ne me fut pas difficile de trouver mon chemin : j'étais guidé par les coups de fusil, et, après dix minutes de marche, j'arrivai à la baraque des tireurs. En face d'eux, à trois cents pas de distance, au pied de la montagne, était dressée la cible, et, près de la cible, une petite cabane où se cachait l'homme chargé d'indiquer le point du cercle où le coup avait porté et de reboucher le trou avec une fiche de bois qu'il enfonçait à l'aide d'un maillet.
En me voyant paraître, les tireurs me saluèrent avec la politesse habituelle aux Suisses, et j'eus besoin de leur faire signe de ne pas se déranger pour qu'ils continuassent leur exercice. Je m'approchai d'eux, et, comme je suivais avec intérêt les coups tirés, l'un d'eux, qui venait de charger son fusil, me l'offrit. Ce que j'avais vu de leur adresse me laissait l'espoir de lutter facilement avec eux. Sur trois coups, celui qui s'était le plus rapproché du centre était resté à six pouces de la mouche, et, pour peu que le fusil valût quelque chose, j'étais sûr de faire au moins aussi bien.
Avant de me servir de l'arme qu'on venait de me remettre, je voulus l'examiner ; mais, au moment où j'allais en faire jouer le ressort, le tireur auquel il appartenait me mit la main sur le bras pour m'en empêcher. Comme je ne comprenais pas son intention, je demandai en français s'il y avait quelqu'un dans l'honorable société qui parlât anglais ou italien. Alors un homme du Linthal, qui se trouvait là par hasard et qui, dans les Grisons, avait attrapé quelques mots du patois milanais, essaya de me faire comprendre que la détente était si douce, qu'au moment où je mettrais le doigt dessus, elle partirait. Comme la conversation traînait en longueur et que je voyais que tout le monde avait les yeux sur moi, j'abrégeai en portant le fusil à mon épaule. Ce fut alors seulement que je m'aperçus que la batterie sur laquelle venait frapper la pierre était recouverte d'un petit sac de peau ; comme je n'en comprenais pas l'utilité, je voulus l'ôter, mais le tireur me mit de nouveau la main sur le bras, m'expliquant dans son mauvais allemand, dont je ne comprenais pas un mot, l'utilité de ce petit ustensile. Lorsqu'il eut fini, mon homme du Linthal reprit à son tour, traduisant la recommandation en mauvais italien. Comme je ne comprenais pas plus l'un que l'autre, et que je commençais à m'apercevoir que j'avais l'air de M. de Pourceaugnac entre ses deux médecins, je répondis à l'un, en allemand : Sehr güt, et à l'autre, en italien : Va bene. Je mis le petit sac de cuir dans la poche de mon gilet, je reboutonnai ma blouse par-dessus, et j'épaulai.
Je n'avais pas porté la main à la gâchette que le coup était parti ; la balle dut passer à trois cents pieds à peu près au-dessus du but. Cependant, l'homme de la cabane, qui ne pouvait deviner l'accident qui m'était arrivé, ni même que c'était moi qui avais tiré, sortit de son retranchement, chercha sur la cible le coup, qui n'avait garde d'y être, et, ne le trouvant pas, il tourna le dos aux tireurs et fit, à l'intention du maladroit qui venait de perdre une balle, un geste qui me fit sérieusement regretter de n'avoir pas en ce moment dans mon fusil une charge de ce petit plomb que méprisait tant Sancho Pança. Cette démonstration fut accueillie par les rires et les applaudissements de la multitude.
Une mystification, de quelque part qu'elle sorte, est toujours une chose fort désobligeante ; mais elle porte encore avec elle un nouveau degré d'humiliation pour celui qui en est l'objet si elle tombe sur lui au milieu d'hommes d'une condition inférieure et dans un pays dont il n'entend pas la langue, ce qui le met dans l'impossibilité de rendre plaisanterie pour plaisanterie. Je me reculai pour faire place à un autre tireur, tout en me mordant les lèvres et en examinant le fusil qui venait de me faire la mauvais tour dont j'étais victime, lorsque mon homme du Linthal, qui avait suivi tous mes mouvements et paraissait m'avoir pris sous sa protection, me tira dans un coin, et, voyant qu'il fallait substituer le geste à la parole, arma la carabine que je venais de décharger si malheureusement contre mon honneur, et, soufflant sur la détente, fit partir le chien par la seule force de son souffle.
Je compris alors que la finesse de nos pistolets à double détente n'était rien, comparée à celle des fusils de tir suisses, et que, pour rendre toutes les facilités d'adresse plus grandes, il n'y avait qu'à approcher le doigt de la gâchette pour que le coup partît. Lorsque mon patron me vit bien au fait de cette particularité, il me conduisit près de celui qui allait tirer ; la batterie de son fusil était recouverte d'un petit sac pareil à celui que j'avais mis dans ma poche. Sur un signe qu'il fit, son voisin l'enleva ; presque aussitôt, le coup partit et alla frapper à un pied de la mouche. L'homme aux gestes sortit de sa cabane, montra le trou de la balle avec le bout de son maillet, fit un salut fort agréable à celui qui venait de donner cette preuve d'habileté, et rentra dans sa baraque.
- Avete capito ? me dit mon protecteur.
- Pardieu, si j'ai compris ! à merveille ! Le petit sac de cuir est pour empêcher le chien de faire feu dans le cas où il s'abattrait avant le moment voulu. Si j'avais laissé le mien, au lieu de le mettre dans ma poche comme un imbécile que je suis, mon coup de fusil ne serait pas parti avant le temps, et je n'aurais pas eu l'humiliation de voir un Suisse me montrer...
- Va bene, va bene, répondit mon homme, voi avete capito.
- Parfaitement. Recommençons ! Voilà votre petit sac, remettez-le à sa place et vous ne l'ôterez que quand je vous ferai signe.
- Siete sicuro.
- Très bien, alors, rechargeons.
Je voulus l'aider dans cette opération, mais il me fit sentir qu'elle était d'une trop grande importance pour en abandonner le moindre détail à une main profane. En effet, il commença par boucher la lumière avec une allumette, puis mesura la poudre avec le plus grand soin, comptant littéralement les grains qui devaient composer la charge, appuya sur elle une bourre de cuir, passa dans le canon un linge graissé, et enfin fit entrer la balle à coups de maillet. Puis il ôta l'allumette, amorça le fusil, plaça le petit sac de peau sur la batterie, et me remit l'arme.
C'est une chose assez bizarre, et sur laquelle on ne peut pas prendre le dessus, que la question d'amour-propre. J'étais là, au milieu d'une assemblée de paysans dont l'opinion devait m'être d'autant plus indifférente qu'aucun d'eux ne savait mon nom, ni peut-être mon pays ; je passais à Sarnen pour ne jamais y repasser sans doute. Que devait par conséquent m'importer le souvenir d'adresse ou de maladresse que j'y laisserais ? Et cependant, quand je m'approchai pour prendre ma place derrière la barrière, le cœur me battait comme lorsqu'au moment de mes débuts dans la carrière théâtrale j'entendais les trois coups qui annonçaient le lever du rideau d'une première représentation.
Il s'était fait un grand silence, et chacun avait cessé de s'occuper de sa propre affaire pour penser la mienne. On avait vu un des plus habiles tireurs des environs me prêter son arme après avoir échangé avec moi quelques mots dans une langue étrangère, on avait remarqué l'attention qu'il avait donnée à la charge du fusil, ce qui était une preuve qu'il ne pensait pas que cette charge dût être perdue ; enfin, à la manière seule dont j'avais pris l'arme, on avait jugé qu'elle m'était familière. Il était dès lors évident que, chacun ayant compris que le premier coup était parti avant que je le voulusse, on regardait la première épreuve comme mon avenue et l'on attendait la seconde pour me juger.
Aussi pris-je les précautions nécessaires : j'écartai de mon épaule tout ce qui pouvait empêcher la crosse de s'y emboîter parfaitement ; je choisis ma ligne de bas en haut, et, arrivé en face du but, je fis signe d'enlever le petit sac, ce qui fut fait avec une minutieuse légèreté. Puis, me donnant tout le temps de viser, je ne rapprochai mon doigt de la détente que lorsque je fus sûr de ma direction, et bien m'en prit, car à peine eus-je effleuré la gâchette que le coup partit ; mais, cette fois, j'étais tranquille. Je posai la crosse de mon fusil à terre, et j'attendis.
L'homme à la baraque sortit de sa niche, regarda la cible, prit un drapeau qui était caché derrière elle, et, se retournant de notre côté, il l'agita en signe d'hommage et de salut. Au même instant, tout le monde battit des mains et mon répondant me frappa sur l'épaule.
- Qu'y a-t-il ? lui dis-je.
- Vous avez touché la mouche, me répondit-il.
- Vrai ?
- Parole d'honneur !
Je regardai autour de moi, et je vis dans tous les yeux que la chose était vraie. En ce moment, Francesco arriva avec ma carabine.
- Tiens, lui dis-je, prends ce thaler et porte-le au marqueur en échange de la mouche, que tu me rapporteras.
Francesco obéit pendant que les tireurs m'entouraient pour examiner ma carabine. C'était une belle arme de Lefaucheux, réglée par Devisme, et se chargeant par la culasse. Cette invention nouvelle était tout à fait inconnue à mes arquebusiers, de sorte qu'ils ne pouvaient en comprendre le mécanisme, qu'ils examinaient avec toute l'attention de véritables amateurs. Le peu de longueur du canon, surtout, les intriguait singulièrement et leur faisait douter de sa portée. Alors je mis une cartouche dans le canon, et, leur montrant un sapin isolé qui s'élevait à une distance double à peu près de la cible, j'ajustai avec la rapidité que donne l'habitude d'une arme, et je fis feu.
Pas un tireur ne resta dans la baraque ; tous coururent à qui mieux mieux pour voir le résultat de ce coup dont ils croyaient la portée impossible avec un canon de vingt pouces. Le premier arrivé jeta un cri qui fut répété par tous les autres : la balle était enfoncée si profondément dans le tronc, qu'une baguette de fer entra d'un pouce et demi dans le trou qu'elle avait fait. Pendant ce temps, Francesco revint de l'autre côté, me rapportant la mouche écornée par la balle.
Cet incident interrompit l'exercice. Ma carabine faisait l'admiration de la société, et, si je n'avais pas commencé à tirer avec le fusil de l'un d'eux, ils auraient probablement cru que je possédais une arme enchantée. Quant à mon patron, il rayonnait : on eût dit qu'il lui revenait une part de la gloire que je venais d'acquérir. Il s'approcha de moi, et, me mettant la main sur l'épaule :
- Vous êtes chasseur ? me dit-il.
- Je suis né au milieu d'une forêt.
- Avez-vous chassé le chamois ?
- Jamais.
- Eh bien ! Si vous venez à Glaris, souvenez-vous de Prosper Lehmann et venez lui demander de vous en faire tuer un.
- Un instant, dis-je, entendons-nous bien : c'est que, si vous me promettez cela, je compte y aller.
- Vous serez le bienvenu.
- Ainsi, c'est dit ?
- C'est dit. Maintenant, voulez-vous me laisser tirer une balle ou deux avec votre carabine ?
- Comment ! Mais dix si vous voulez. Voilà des cartouches en masse. Vous savez la manière de vous en servir. Vous me la rapporterez à l'hôtel du Cor de chasse, où je suis logé, voilà tout. Moi, je vais dîner.
à ces mots, je pris congé de la société, pétrifiée d'étonnement qu'on pût inventer quelque chose de supérieur à l'armurerie de Lausanne ou de Berne.
Deux heures après, Lehmann me rapporta ma carabine. Il avait usé jusqu'à ma dernière cartouche et touché deux ou trois fois la mouche, de sorte qu'il était en admiration devant l'arme qu'il me rendait. Je lui montrai mon fusil à deux coups, qui était dans le même système, et, m'approchant de la fenêtre, je tirai deux hirondelles, que je tuai.
Cette dernière expérience bouleversa entièrement l'esprit du pauvre chasseur, et cela est concevable, lorsqu'on saura que les Suisses ne connaissent pas notre chasse de plaine et ne tirent jamais qu'à coup posé ; dans certaines parties même, comme l'Appenzell et la Thurgovie, ils appuient leur fusil sur une fourche pour tirer au blanc. Quant à la chasse au vol ou à la course, elle leur est tout à fait inconnue, et un habitué de la plaine Saint-Denis exciterait sous ce rapport leur admiration.
Je passai la soirée avec mon nouvel ami, dont je commençais à entendre parfaitement le patois. Il me raconta ses chasses dans les montagnes, dont il était le roi, et me renouvela l'invitation de me faire assister activement à l'une d'elles ; c'était déjà parole donnée, et je lui promis que, quand cela me dérangerait de ma route, je n'en passerais pas moins à Glaris. Il partait le lendemain pour retourner dans le Linthal, et moi à Lucerne. Mais il fut convenu que nous ne nous quitterions pas comme cela, et qu'il m'éveillerait à quatre heures du matin afin de ne pas nous séparer sans avoir consacré notre amitié par un verre d'eau de cerises.
Le lendemain, Lehmann me réveilla, comme la chose était convenue. Je descendis dans la salle à manger et je trouvai tous nos tireurs de la veille réunis : ils venaient prendre congé de moi comme d'un frère. La chasse est une véritable franc-maçonnerie.
Je quittai enfin ces braves gens, que je ne reverrai sans doute de ma vie, mais qui, quoiqu'ils ignorent mon nom, ont gardé, je suis sûr, mon souvenir, et je me remis en route. Le chemin ne m'offrit rien de remarquable jusqu'à Alpnach, où je m'arrêtai un instant chez les plus jovial aubergiste que j'aie jamais vu. Enfin je me remis en route pour Lucerne, comptant prendre un bateau à Hergiswel ou à Steinbach.
En sortant de Gstad, la route cesse d'être carrossable, et ne le redevient qu'à Winkel. Je ne fus donc pas peu surpris, à l'un des détours du chemin, de me trouver à vingt pas d'un monsieur et de son domestique qui, s'étant engagés dans un chemin abominable, avaient versé et essayaient de relever leur calèche. J'allai à eux, tout en me demandant, à part moi, quelle diable d'idée avait pu porter un homme raisonnable à essayer de passer par de telles routes, et j'avoue que j'arrivai auprès des voyageurs sans m'être fait une réponse satisfaisante. En revanche, je reconnus celui des deux qui me paraissait être le maître pour l'Anglais que j'avais vu, quatre ou cinq jours auparavant, descendre si rapidement du Righi en laissant son guide à ma disposition. Voyant que je pouvais lui être de quelque utilité, j'allai à lui, et lui demandai en mauvais anglais par quel hasard j'avais l'honneur de le rencontrer avec une voiture dans un sentier à mulets. L'Anglais, qui était un grand jeune homme mince et pâle, rougit beaucoup, balbutia quelques mots qui me firent croire d'abord qu'il bégayait ; puis, se remettant peu à peu, je parvins à comprendre, au milieu des hésitations de la langue, qu'on lui avait dit qu'il pouvait passer avec son équipage.
- Et qui vous a dit cela ?
- Les Suisses.
- Cela m'étonne, répondis-je ; les habitants de ces pays sont peu portés à ce genre de plaisanterie. Que leur avez-vous demandé ?
- Si une voiture pouvait passer par-dessus ces montagnes ; et je leur ai montré du doigt la plus haute, qui est là-bas, au fond.
- Le Brünig ?
- Je ne sais pas comment elle s'appelle.
- Et qu'ont-ils répondu ?
- Ils se sont mis à rire, et m'ont dit oui.
- En quelle langue leur avez-vous demandé cela ?
- En allemand.
- Vous parlez donc allemand ?
- Un peu.
- Et comment avez-vous dit... Ascolta, Francesco, il signore inglese va parlare tedesco.
- J'ai dit : Kann etnen vogel über dieser berg fahren ?
- Qu'est-ce que signifie le mot vogel ? dis-je à Francesco.
- Cela signifie un oiseau.
- Comment ! dit l'Anglais.
- Eh bien, répondis-je, je m'en étais douté. Vous avez pris un mot pour un autre : vogel pour wagen, et vous avez demandé si un oiseau pouvait passer par-dessus ces montagnes.
- Ah ! ah ! fit l'Anglais.
- De sorte que les paysans, qui ont cru que vous vous moquiez d'eux, se sont mis à rire, et vous ont répondu que oui.
- Eh bien, alors, qu'y a-t-il à faire ?
- à remettre votre calèche sur ses roues et à reprendre la route de Lucerne.

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