En Suisse Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXVII
Histoire d'un chien

- Mettez-vous là, me dit le vieillard en approchant une chaise du couvert qui m'était destiné. C'était la place de mon pauvre François.
- écoutez, père, lui dis-je, si vous n'étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un homme selon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu'était votre fils, ni comment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent, vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pour aller vous attendre au ciel ?
- Vous avez raison, répondit le vieillard, et vous me faites du bien en me parlant de mon fils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma fille et moi, peut-être l'oublions-nous parfois, ou avons-nous l'air de l'oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ; mais, dès qu'un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dès qu'il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu'il prend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celui qui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, et nous voyons bien que la blessure n'est pas cicatrisée encore et demande à saigner des larmes. N'est-ce pas, Marianne, n'est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?
La veuve et le chien s'approchèrent en même temps du vieillard : l'une lui tendit la main, l'autre lui posa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrent sur les joues du père et de la femme ; le chien poussa un gémissement plaintif.
- Oui, continua le vieillard, un jour il rentra, venant de Spiringen, qui est à cinq lieues d'ici, du côté d'Altorf ; il tenait sur son bras celui-ci – le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –, qui n'était pas plus gros que le poing ; il l'avait trouvé sur un fumier où on l'avait jeté avec deux autres de ses frères ; mais les autres étaient tombés sur un pavé et s'étaient tués. On lui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme un enfant, avec une cuiller : ce n'était pas commode ; mais enfin, la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laisser mourir de faim.
« Le lendemain, Marianne, en ouvrant la porte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ; elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeille où était Fidèle, et lui donna à téter ; c'était sa mère ; elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, la même route que François ; la chose finie, et lorsque le petit eut bu, elle sortit et reprit la route de Spiringen. à cinq heures, elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de la même manière qu'elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrant la porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.
» Elle fit de cette manière pendant six semaines et deux fois par jour le chemin de Spiringen en aller et retour, c'est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avait laissé un chien à Sissigen, et François avait apporté l'autre ici ; de sorte qu'elle se partageait entre ses deux petits : dans tous les animaux de la création, depuis le chien jusqu'à la femme, le cœur d'une mère est toujours une chose sublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deux jours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger. Puis elle ne vint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l'aperçut plus qu'à des espaces éloignés et à la manière d'une voisine de campagne qui fait sa visite.
» François était un hardi chasseur de montagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez là suspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui se perdît ; presque tous les deux jours, nous le voyions descendre de la montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nous en gardions un et nous en vendions trois : c'était un revenu de plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que François ne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ; mais François était encore plus chasseur par goût que par état, et vous savez ce que c'est que cette passion dans nos montagnes.
» Un jour, un Anglais passa chez nous. François venait de tuer un superbe lammergeyer ; l'oiseau avait seize pieds d'envergure ; l'Anglais demanda si l'on ne pourrait pas en avoir un pareil vivant ; François répondit qu'il fallait le prendre dans l'aire, et que cela se pouvait seulement au mois de mai, époque de la pondaison des aigles. L'Anglais offrit douze louis de deux aiglons, tira l'adresse d'un négociant de Genève qui était en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les lui faire passer, donna à François deux louis d'arrhes, et lui dit que son correspondant lui remettrait le reste de la somme contre les deux aiglons.
» Nous avions oublié, Marianne et moi, la visite de l'Anglais, lorsqu'au printemps d'ensuite, François nous dit un soir en rentrant :
» - à propos, j'ai trouvé un nid d'aigle.
» Nous tressaillîmes tous deux, Marianne et moi, et cependant, c'était une chose bien simple qu'il nous disait, et il nous l'avait déjà dite bien souvent.
» - Où cela ? lui demandai-je.
» - Dans le Frohn-Alp. »
Le vieillard étendit le bras vers la fenêtre.
- C'est, dit-il, cette grande montagne à la tête neigeuse que vous apercevez d'ici.
Je fis de la tête signe que je la voyais.
- Trois jours après, François sortit comme d'habitude avec sa carabine. Je l'accompagnai pendant une centaine de pas ; car j'allais moi-même à Zug, et je ne devais revenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous les deux ; François l'aperçut sur le pas de la porte, lui fit de la main un signe d'adieu, lui cria : « à ce soir, » et s'enfonça dans le bois de sapins jusqu'à la lisière duquel nous avons été aujourd'hui. Le soir vint sans que François reparût ; mais cela n'inquiéta pas trop Marianne, parce qu'il arrivait souvent que François couchât dans la montagne.
- Pardon mon père, pardon, vous vous trompez, interrompit la veuve, chaque fois que François tardait, j'étais fort tourmentée, et ce soir-là, comme si j'avais eu des pressentiments, j'étais plus tourmentée encore que d'habitude. D'ailleurs, j'étais seule, vous n'étiez pas là pour me rassurer. Fidèle, que François n'avait point emmené, était parti dans la journée pour rejoindre son maître ; il était tombé de la neige vers la brune, le vent était froid et triste ; je regardais dans le foyer des flammes bleuâtres pareilles à ces feux-follets qui courent dans les cimetières. Je frissonnais à chaque instant, j'avais peur, et je ne savais de quoi. Les bœufs étaient tourmentés dans l'étable et mugissaient tristement comme lorsqu'il y a un loup qui rôde dans la montagne. Tout à coup, j'entendis quelque chose éclater derrière moi ; c'était cette petite glace que vous nous aviez donnée le jour de notre mariage, et qui se brisait toute seule comme vous la voyez encore aujourd'hui. Je me levai et j'allai me mettre à genoux devant le crucifix ; j'avais commencé de prier à peine, que je crus entendre dans la montagne le hurlement d'un chien qui se lamentait. Je me levai toute droite ; je sentis courir un frisson par tout mon corps. En ce moment, le Christ, mal attaché, tomba et brisa un de ses bras d'ivoire ; je me baissai pour le ramasser, mais j'entendis un second hurlement plus rapproché ; je laissai le Christ à terre, et ce fut un sacrilège sans doute, mais j'avais cru reconnaître la voix de Fidèle. Je courus à la porte, la main sur la clef, n'osant pas ouvrir, les yeux fixés sur cette croix de bois noir où il ne restait plus que la tête de mort et les deux os ; ce n'était plus un signe d'espérance, c'était un symbole de mort. J'étais ainsi, tremblante et glacée, lorsqu'un violent coup de vent ouvrit la fenêtre et éteignit la lampe ; mais, au même instant, un troisième hurlement retentit à la porte même. Je m'élançai, je l'ouvris ; c'était Fidèle, tout seul. Il sauta après moi comme d'habitude ; mais, au lieu de me caresser, il me prit par ma robe et me tira. Je devinai qu'il y avait pour François danger de mort, toute ma force me revint ; je ne fermai ni porte ni fenêtre, je m'élançai dehors ; Fidèle marcha devant moi, je suivis.
» Au bout d'une heure, je n'avais plus de souliers, mes vêtements étaient en lambeaux, le sang coulait de ma figure et de mes mains, je marchais pieds nus sur la neige, sur les épines, sur les cailloux ; je ne sentais rien. De temps en temps, j'avais envie de crier à François que j'arrivais à son secours, mais je ne pouvais pas, ou plutôt je n'osais pas.
» Partout où Fidèle passa, je passai ; vous dire où et comment, je n'en sais rien. Une avalanche tomba de la montagne, j'entendis un bruit pareil à celui du tonnerre, je sentis tout vaciller comme dans un tremblement de terre ; je me cramponnai à un arbre, l'avalanche passa. Je fus entraînée par un torrent, je me sentis rouler quelque temps, puis j'allai me heurter contre un roc auquel je me retins, et, sans savoir comment, je me retrouvai sur mes pieds et hors de l'eau. Je vis briller les yeux d'un loup dans un buisson qui se trouvait sur ma route ; je marchai droit au buisson, sentant que j'étranglerais l'animal s'il osait m'attaquer ; le loup eut peur et prit la fuite. Enfin, au point du jour, toujours guidée par Fidèle, j'arrivai au bord d'un précipice au-dessus duquel planait un aigle ; je vis quelque chose au fond, comme un homme couché ; je me laissai couler sur un rocher en pente, et je tombai près du cadavre de François.
» Le premier moment fut tout à la douleur : je ne cherchai pas comment il s'était tué ; je me couchai sur lui, je tâtai son cœur, ses mains, sa figure, tout était froid, tout était mort ; je crus que j'allais mourir aussi, mais je pus pleurer.
» Je ne sais combien de temps je restai ainsi ; enfin, je levai la tête et je regardai autour de moi.
» Près de François, était une femelle d'aigle étranglée ; sur la pointe d'un roc, un petit aiglon vivant, triste et immobile comme un oiseau sculpté, et dans l'air le mâle décrivant des cercles éternels et faisant entendre de temps en temps un cri aigu et plaintif ; quant à Fidèle, haletant et mourant lui-même, il était couché près de son maître et léchait son visage couvert de sang.
» François avait été surpris par le père et la mère : attaqué par eux au moment, sans doute, où il venait de s'emparer de leur petit, et forcé de détacher ses mains du roc à pic contre lequel il gravissait, il était tombé, étranglant celui des deux aigles qui s'était abattu sur lui, et dont les serres étaient encore marquées sur son épaule.
- Voilà pourquoi nous aimons tant Fidèle, voyez-vous, continua le vieillard ; sans lui, le corps de François aurait été dévoré par les loups et par les vautours, tandis que, grâce à lui, il est tranquillement couché dans une tombe chrétienne sur laquelle, de temps en temps, lorsque la résignation nous manque, nous pouvons aller prier...
Je compris que Jacques et Marianne avaient besoin de rester seuls, et, au lieu de me mettre à table, je sortis.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente