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Chapitre XXXIV
Pauline

Le sacristain revint et nous ouvrit la grille devant laquelle j'ai arrêté mes lecteurs pour raconter l'antique légende qu'ils viennent de lire. Les chapelles de Guillaume Tell sont toutes bâties sur le même plan : à l'intérieur, il y a quelques mauvaises peintures qui n'ont pas même le mérite de dater de l'époque où la naïveté était une école. Celle que nous visitions était décorée de toute l'histoire de Guillaume Tell et de Mechtal. Le plafond représentait le passage de la mer Rouge par les Hébreux : je n'ai jamais pu comprendre quelle analogie il y avait entre Moïse et Guillaume Tell, si ce n'est que tous deux avaient délivré un peuple. Et, comme le sacristain n'en savait pas plus que moi sur cet article, je suis forcé de laisser dans l'obscurité qui la couvre la pensée symbolique de l'artiste.
On me présenta un livre sur lequel chaque voyageur qui passe inscrit son nom et sa pensée. Il faut voir beaucoup de noms et de pensées réunis dans de pareils livres, pour bien se convaincre combien l'un et l'autre sont choses rares. Au bas de la dernière page, je reconnus la signature de l'un de ses amis, Alfred de N... ; il était passé le matin même. J'interrogeai le sacristain, et j'appris qu'il suivait la même route que moi et était redescendu à Altdorf.
C'était bien mon affaire. Alfred est de mon âge, à peu près. C'est un artiste distingué, qui étudiait dans les ateliers de M. Ingres la peinture, dont il comptait faire son état, lorsque je ne sais quel oncle qui ne lui avait jamais donné un écu de son vivant fut enfin forcé de lui laisser vingt-cinq mille livres de rente à l'heure de sa mort. Alfred avait continué la peinture. Seulement, il allait à l'atelier en cabriolet et il avait coupé ses cheveux, sa barbe et sa moustache, de sorte que c'était à cette heure un homme du monde comme tous les gens du monde, plus le cœur et le talent.
On comprend qu'un pareil compagnon de voyage m'agréait fort, à moi surtout qui, depuis quelques jours, étais forcé de me contenter de Francesco , fort brave garçon sans doute, mais à qui le ciel avait donné plus de vertus solides que de qualités agréables, très suffisant, au reste, pour me soutenir dans les mauvais chemins où la crainte de faire un faux pas réunissait toutes mes facultés pensantes sur le point où il fallait poser le pied, mais très insuffisant à me distraire dans les belles routes où, dès que mon corps était à peu près certain de conserver son équilibre, ma langue et mon esprit retrouvaient toute leur liberté, et, avec leur liberté, cette rage de questions dont je suis possédé en voyage. Or il y avait, sous ce rapport, une chose que je n'ai jamais pu jusque là faire comprendre à Francesco, et qu'il ne comprit pas davantage par la suite, il faut lui rendre cette justice, c'était de me traduire en italien la réponse à la demande que je le chargeais de faire en allemand à mes guides. Il faisait la demande, il est vrai, il écoutait la réponse avec une grande attention et souvent même avec un plaisir visible, mais il la gardait religieusement pour lui. La seule explication que j'aie jamais pu me donner à moi-même sur ce mutisme, c'est que Francesco se figurait que mes interrogations avaient pour but son instruction particulière.
En sortant de la chapelle, nous nous arrêtâmes un instant sur la colline qui domine le lac des Quatre-Cantons. Elle offre non seulement une délicieuse vue d'horizon, mais encore un magnifique panorama d'histoire, car c'est autour de ce lac, berceau de la liberté suisse, que se sont passés tous les événements de cette épopée que nous venons de raconter et qui est devenue si populaire parmi nous, grâce à la poésie de Schiller et à la musique de Rossini, qu'on serait tenté de croire qu'elle fait partie de nos chroniques nationales.
En redescendant vers Altdorf, nous traversâmes la Schachen sur un pont couvert. C'est dans cette rivière et à l'endroit même où est bâti ce pont, que Guillaume Tell se noya en sauvant un enfant que l'eau débordée entraînait avec son berceau.
En dix minutes, nous fûmes à Altdorf. Les deux premières choses qui frappent la vue en entrant sur la place sont une grande tour carrée, et, parallèlement à elle, une jolie fontaine. La tour est bâtie sur l'emplacement où Gessler avait fait planter l'arbre au haut duquel il avait placé son bonnet, orné de la couronne des ducs d'Autriche ; la fontaine s'élève à l'endroit même où le petit Walter était attaché lorsque son père lui enleva la pomme de dessus la tête. La tour est peinte sur deux de ses faces : une des fresques représente la bataille de Morgenstern, remportée le 15 novembre 1315 sur le duc Léopold, et l'autre, toute l'histoire de la délivrance de la Suisse.
La fontaine sert de piédestal à un groupe de deux statues : l'une est Guillaume Tell tenant son arbalète, l'autre Walter tenant la pomme. Mon guide m'assura que, dans sa jeunesse, il se rappelait avoir vu debout encore l'arbre auquel l'enfant avait été attaché, mais cet arbre, qui ne comptait alors pas moins de cinq cents ans, portait ombre à la maison du général Bessler. Le grave général, qui aimait, à ce qu'il paraît, jouir du soleil, fit abattre le tilleul qui lui en dérobait les rayons, et éleva à sa place la fontaine qui y est aujourd'hui et qui, au goût de mon guide et à celui des habitants d'Altdorf, dont il résume probablement l'opinion, fait beaucoup mieux à l'œil. Je comptai, au reste, cent dix-huit pas de la tour à la fontaine : en supposant la tradition exacte, ce serait donc à cette distance que Guillaume Tell a donné la fameuse preuve d'adresse qui lui a valu sa poétique réputation.
Nous entrâmes pour dîner à l'hôtel du Cygne, qui est lui-même sur la grande place. Pendant que l'aubergiste trempait notre soupe et faisait griller nos côtelettes, sa fille vint nous demander en allemand si nous désirions voir la prison de Guillaume Tell ; ce à quoi Francesco répondit très vivement et d'un air détaché que nous n'en avions pas la moindre envie. Malheureusement pour Francesco, mon oreille commençait à s'accoutumer aux sons de la langue germanique, et j'avais à peu près compris la demande. Je rectifiai donc à l'instant sa réponse en déclarant que j'étais tout prêt à suivre mon nouveau guide ; et, pour ne pas laisser à Francesco une fausse idée sur mon empressement, qui heurtait son insouciance, je l'invitai à me suivre en sa qualité d'interprète, car depuis longtemps il m'était inutile comme guide, le pays où nous voyagions lui étant aussi inconnu qu'à moi. Il obéit donc avec un sentiment de tristesse profonde, produit par l'idée que notre curiosité, dans les circonstances où nous nous trouvions, ne pouvait être satisfaite qu'aux dépens de notre estomac, et Francesco était plus gastronome que curieux. Il ne m'en suivit pas moins avec la physionomie d'un homme qui de dévoue à ses devoirs. à la porte, nous rencontrâmes le potage : ce fut le dernier coup porté au stoïcisme du pauvre garçon. Il me montra la soupière qui passait, et, respirant voluptueusement l'atmosphère odorante dont elle nous avait enveloppés un instant, il ne me dit que cette seule parole, dans laquelle était toute sa pensée :
- La minestra !
- Va bene, répondis-je, è troppo bollente. Al nostro ritorno, sara excellente !
- Die kalte Suppe est ein sehr schlechtes ding , murmura tristement Francesco, rejeté par son émotion dans sa langue naturelle.
Malheureusement, la phrase se composait de sons nouveaux auxquels je n'étais pas encore habitué ; de sorte que je restai parfaitement insensible à cette touchante interpellation.
Nous suivîmes notre guide, qui nous conduisit dans un petit caveau dont on avait fait un fruitier. Deux anneaux scellés au plafond étaient les mêmes, nous assura naïvement la jeune fille, que ceux auxquels les mains de Guillaume Tell avaient été attachées pendant la nuit qui suivit sa révolte contre l'autorité de Gessler, et qui précéda son embarquement sur le lac des Quatre-Cantons. Quant aux deux portes de chêne qui fermaient le cachot, il n'en reste que les ferrements adhérents à la muraille : on nous les fit voir, et il fallut bien nous en contenter.
J'écoutai cette tradition, très apocryphe peut-être, avec la même foi qu'elle m'était racontée. Je mérite d'être rangé, je l'avoue, dans une classe de voyageurs oubliée par Sterne, celle des voyageurs crédules : mon imagination s'est toujours bien trouvée de ne pas chercher le fond de ces sortes de choses. Pourquoi, d'ailleurs, dépouiller les lieux de la poésie du souvenir, la plus intime de toutes les poésies ? Pourquoi ne pas croire que le fruitier où il y a maintenant des pommes soit le cachot où, il y a cinq siècles, était enchaîné un héros ? J'ai vu depuis, au Pizzo, la prison de Murat ; j'ai passé une nuit où le soldat royal a sué son agonie ; j'ai mis le doigt dans le trou des balles qui ont creusé le mur après lui avoir traversé le corps, et de cela il n'y avait aucun doute à faire, car l'événement est d'hier et les enfant qui l'ont vu s'accomplir sont à peine aujourd'hui des hommes. Mais, dans cinquante ans, dans cent ans, dans cinq siècles, en supposant que la forteresse homicide reste debout, toutes ces traces, vivantes encore aujourd'hui, ne seront plus alors que des traditions comme celles de Guillaume Tell. Peut-être même mettra-t-on en doute la naissance obscure, la carrière chevaleresque, la mort fatale del re Joachimo, et regardera-t-on comme un conte soldatesque, raconté autour du feu d'un bivouac, cette histoire dont nous avons connu les héros. Bienheureux ceux qui croient, ce sont les élus de la poésie !
- Oui, diront les sceptiques, mais il mangent leur soupe froide et leurs côtelettes brûlées.
à ceci je n'ai rien à répondre, si ce n'est que l'algèbre est une fort belle chose, mais que je n'y ai jamais rien compris.
Après le dîner, je demandai à notre hôte s'il ne logeait pas en même temps que nous, dans son hôtel, un jeune Français nommé Alfred de N.
- Il partait comme vous arriviez, me répondit-il.
- Et où est-il allé, que vous sachiez ?
- à Flüelen, où il avait fait d'avance retenir une barque.
- Alors, la carte, et partons.
Ce fut un nouveau coup porté à Francesco ; il me fit répéter deux fois avant de se décider à traduire ma phrase de l'italien en allemand. Le pauvre garçon avait déjà fait toutes ses dispositions pour passer le reste de la journée et la nuit à Altdorf. Je lui promis qu'il dormirait admirablement à Brunnen, dont on m'avait vanté l'auberge. Cette promesse le fit frissonner des pieds à la tête : il nous restait encore cinq lieues à faire pour arriver au gîte que je lui promettais. Il est vrai que, sur les cinq lieues, nous en avions quatre et demie de bateau : c'est ce qu'ignorait Francesco, aussi faible sur la géographie qu'il était insoucieux sur l'histoire. Je me hâtai de le rassurer en lui faisant part de cette circonstance. Ma parole lui rendit toute sa bonne humeur ; il m'apporta gaiement mon sac de voyage et mon bâton ferré. Nous payâmes et nous prîmes congé de la capitale du canton d'Uri.
C'était un bon enfant, à tout prendre, que Francesco, à part l'idée qu'il voyageait pour son propre plaisir ; ce qui l'entraînait dans des erreurs continuelles en lui faisant prendre des dispositions qui, le plus souvent, ne cadraient pas avec les miennes. De là sa stupéfaction lorsque, d'un mot, presque toujours inattendu, je dérangeais tous ses arrangements. Alors il y avait un moment de lutte entre ma volonté et son étonnement, mais presque aussitôt il cédait passivement, comme une pauvre créature dressée à l'obéissance, et, son excellent naturel reprenant le dessus, il retrouvait sa gaieté en faisant de nouveaux projets qui devaient être détruits à leur tour.
Alfred avait sur nous deux heures d'avance ; de plus, il était en voiture, ce qui nous laissait peu de chances pour le rattraper. Nous n'en marchâmes que plus vite, et, un quart d'heure après notre départ d'Altdorf, nous entrions à Flüelen. J'étais encore à cent pas du rivage, à peu près, lorsque j'aperçus mon voyageur qui mettait le pied dans sa barque. Je l'appelai par son nom de toute la force de mes poumons, il se retourna aussitôt ; mais, quoiqu'il m'eût visiblement reconnu, il n'en continua pas moins son embarquement, et je crus même remarquer qu'il y mettait d'autant plus de célérité que je m'approchais davantage. Je l'appelai une seconde fois : il me salua en souriant de la tête, mais, au même instant, prenant une rame des mains de l'un des mariniers, il s'en servit pour éloigner vivement la barque de la rive. dans le mouvement qu'il fit, j'aperçus alors seulement une femme qui était cachée derrière lui ; je compris aussitôt la cause de cette apparent impolitesse, et je le rassurai sur l'effet qu'elle pouvait produire dans mon esprit en lui faisant un salut si respectueux, qu'il était évident que la moitié en était adressée à la mystérieuse voisine. En même temps, j'arrêtai Francesco qui, ne comprenant rien à notre pantomime, continuait de courir vers la barque et de crier en allemand aux mariniers d'arrêter. Alfred me remercia de la main et la barque s'éloigna gracieusement, se dirigeant vers la base de l'Axemberg, où est la chapelle de Tellen Platen. Quant à Francesco, il reçut l'autorisation d'aller faire préparer à Flüelen nos chambres respectives, mission qu'il accomplit avec une vive satisfaction, tandis qu'avec une satisfaction non moins grande j'allais me coucher paresseusement au bord du lac.
C'est toujours une excellente chose que de se coucher, mais cette action s'accomplit parfois dans des conditions merveilleuses. Se coucher sur une terre historique, sur les bords d'un lac qui fuit entre des montagnes ; voir glisser sur l'eau, comme un fantôme, une barque dans laquelle est une personne qui se rattache à vos souvenirs d'une autre époque et à vos habitudes d'une autre localité ; sentir se mêler le passé au présent, si différents qu'ils soient l'un de l'autre ; être en personne en Suisse et en esprit en France ; voir avec les yeux de l'imagination la rue de la Paix, et avec ceux du corps le lac de Lucerne ; mêler dans cette rêverie infinie et sans but les objets et les lieux ; voir passer dans ce chaos des figures qui semblent porter leur lumière en elles-mêmes, comme les anges de Martin : c'est un rêve de la veille qui peut se comparer aux plus beaux rêves du sommeil, surtout si vous faites ce rêve à l'heure où le jour s'assombrit, où le soleil descend derrière une cime qu'il enflamme comme celle de l'Horeb et où le crépuscule, tout trempé de fraîcheur, de silence et de rosée, fait trembler à l'orient les premières étoiles du soir. Alors vous comprenez instinctivement que le monde marche pour lui-même et non pour vous ; que vous n'êtes qu'un spectateur convié par la bonté de Dieu à ce splendide spectacle, et que la terre n'est qu'un fragment intelligent du système universel. Vous songez soudain, avec effroi, combien peu d'espace vous couvrez sur cette terre : mais bientôt l'âme réagit sur la matière, votre pensée se proportionne à la largeur des objets qu'il faut qu'elle embrasse ; vous rattachez le passé au présent, les mondes aux mondes, l'homme à Dieu, et vous vous dites à vous-même, étonné de tant de faiblesse et de tant de puissance : Seigneur, que votre main m'a fait petit, mais que votre esprit m'a fait grand !
J'étais plongé au plus profond de ces pensées, lorsque la voix de Francesco me ramena à un ordre d'idées fort inférieur. Il venait m'annoncer que, si petit que la main de Dieu m'eût fait, il n'y avait pas de place pour moi à Flüelen, et, comme il vit que la nouvelle produisait sur mon esprit un effet assez désagréable, il me présenta incontinent un grand garçon, natif de Lausanne et cocher de son métier, lequel mettait à ma disposition, si la chose m'agréait, la voiture et les chevaux avec lesquels il avait amené Alfred à Flüelen, soit que je voulusse retourner à Altdorf, soit que je me décidasse à faire le tour du lac par la rive gauche, le long de laquelle s'étend une route à peu près praticable. Ni l'une ni l'autre de ces deux propositions ne m'allait, mais je lui en fis une à laquelle il ne s'attendait pas : c'était de me louer l'intérieur de sa voiture pour la nuit. Il ne l'en accepta pas moins en véritable Suisse toujours prêt à tirer parti de tout. Nous fîmes prix à un franc cinquante centimes, et Francesco partit combler l'intervalle des banquettes avec de la paille ; ma blouse devait remplacer les draps, et mon manteau me tenir lieu de couverture.
Resté seul avec le propriétaire de ma chambre improvisée, je lui fis quelques questions sur Alfred et sur la personne qui l'accompagnait. Mais il ne savait absolument rien, si ce n'est que la dame était souffrante, paraissait prodigieusement aimer son compagnon de voyage, et s'appelait Pauline.
Quand je fus bien convaincu que je n'en saurais pas davantage, je mis bas mes habits, je me jetai dans le lac pour faire ma toilette du soir, et j'allai me coucher dans ma voiture.

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