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Chapitre XXXIII
L'empereur Albert

Le hasard, cette fois, avait semblé favoriser les Confédérés de toutes les manières. Le nouvel an de la liberté avait sonné pour l'Helvétie le 1er janvier 1308, et, le 15 du même mois, avant même que la nouvelle de l'insurrection fût parvenue à l'empereur, il apprenait la défaite de son armée en Thuringe. Il ordonna aussitôt une levée de troupes, déclara qu'il marcherait lui-même à leur tête, et fit, avec son activité ordinaire, tous les préparatifs de cette nouvelle campagne. Ils étaient terminés lorsque le chevalier Beringuer de Landenberg arriva d'Unterwald et lui raconta ce qui venait de se passer.
Albert écouta ce récit avec impatience et incrédulité. Puis, lorsqu'il ne lui fut plus permis de conserver aucun doute, il étendit le bras dans la direction des trois cantons et jura sur son épée et sa couronne impériale d'exterminer jusqu'au dernier de ces misérables paysans qui aurait pris part à l'insurrection. Landenberg fit ce qu'il put pour le détourner de ces desseins de vengeance, mais tout fut inutile. L'empereur déclara qu'il marcherait lui-même contre les Confédérés, et fixa au 24 février le jour du départ de l'armée.
La veille de ce jour, Jean de Souabe, son neveu, fils de Rodolphe, son frère cadet, se présenta devant lui. L'empereur avait été nommé tuteur de cet enfant pendant sa minorité, mais, depuis deux ans, son âge l'affranchissait de la tutelle impériale ; et cependant, Albert avait constamment refusé de lui rendre son héritage ; il venait, avant le départ de son oncle, essayer une dernière tentative. Il se mit donc respectueusement à genoux devant lui et lui redemanda la couronne ducale de ses pères. L'empereur sourit, dit quelques mots à un officier de ses gardes, qui sortit et rentra bientôt avec une couronne de fleurs. L'empereur la posa sur la tête blonde de son neveu, et, comme celui-ci le regardait, étonné :
- Voilà, lui dit l'empereur, la couronne qui convient à ton âge. Amuse-toi à l'effeuiller sur les genoux des dames de ma cour, et laisse-moi le soin de gouverner tes états.
Jean devint pâle, se releva en tremblant, arracha la couronne de sa tête, la foula aux pieds et sortit.
Le lendemain, au moment où l'empereur montait à cheval, un homme couvert d'une armure complète et la visière baissée vint se ranger près de lui. Albert regarda cet inconnu, et, voyant qu'il demeurait à la place qu'il avait prise, il lui demanda qui il était et quel droit il avait de marcher à sa suite.
- Je suis Jean de Souabe, fils de votre frère, dit le chevalier en levant sa visière. J'ai réclamé hier ma souveraineté, vous m'avez refusé et vous avez eu raison. Il faut que le casque ait pesé sur la tête où pèsera la couronne ; il faut que le bras qui portera le sceptre ait porté l'épée. Laissez-moi vous suivre, Sire, et, à mon retour, vous ordonnerez de moi ce que vous voudrez.
Albert jeta un coup d'œil profond et rapide sur son neveu.
- Me serais-je trompé ? murmura-t-il.
Et, sans lui rien permettre ni lui rien défendre, il se mit en route. Jean de Souabe le suivit.
Le 1er mai 1308, l'armée impériale arriva sur les bords de la Reuss. Des bateaux avaient été préparés pour le passage de l'armée, et l'empereur allait descendre dans l'un d'eux, lorsque Jean de Souabe s'y opposa, disant qu'ils étaient trop chargés pour qu'il laissât son oncle s'exposer au danger que couraient de simples soldats. Il lui offrit en même temps une place dans un petit batelet où se trouvaient seulement Walter d'Eschembach, son gouverneur, et trois de ses amis, Rodolphe de Wart, Robert de Balm et Conrad de Tegelfeld. L'empereur s'assit près d'eux. Chacun des cavaliers prit son cheval par la bride afin qu'il pût suivre son maître en nageant, et la petite barque, traversant la rivière avec rapidité, déposa sur l'autre bord l'empereur et sa suite.
à quelques pas de la rive, et sur une petite éminence, s'élevait un chêne séculaire. Albert alla s'asseoir à son ombre afin de surveiller le passage de l'armée, et, détachant son casque, il le jeta à ses pieds.
En ce moment, Jean de Souabe, regardant autour de lui et voyant l'armée tout entière arrêtée sur l'autre bord, prit sa lance, monta sur son cheval, puis, faisant de feintes manœuvres, il prit du champ, et, revenant au galop sur l'empereur, il lui traversa la gorge avec sa lance. Au même instant, Robert de Balm, saisissant le défaut de la cuirasse, lui enfonçait son épée dans la poitrine, et Walter d'Eschembach lui fendait la tête avec sa hache d'armes. Quant à Rodolphe de Wart et à Conrad de Tegelfeld, le courage leur manqua et ils restèrent l'épée à la main, mais sans frapper.
à peine les conjurés eurent-ils vu tomber l'empereur, qu'ils se regardèrent, et que, sans dire un mot, ils prirent la fuite chacun de son côté, épouvantés qu'ils étaient l'un de l'autre. Cependant, Albert expirant se débattait sans secours. Une pauvre femme qui passait accourut vers lui et le chef de l'Empire germanique rendit le dernier soupir dans les bras d'une mendiante, qui étancha son sang avec des haillons.
Quant aux assassins, ils restèrent errants dans le monde. Zurich leur ferma ses portes, les trois cantons leur refusèrent asile. Jean le Parricide gagna l'Italie en remontant le cours de la Reuss, sur les bords de laquelle il avait commis son crime. On le vit à Pise, déguisé en moine, puis il se perdit du côté de Venise et l'on n'en entendit plus parler. D'Eschembach vécut trente-cinq ans caché sous un habit de berger dans un coin du Wurtembert, et ne se fit connaître qu'au moment de sa mort. Conrad de Tegelfeld disparut comme si la terre l'avait englouti et mourut on ne sait où ni comment. Quant à Rodolphe de Wart, livré par un de ses parents, il fut pris, roué vif et exposé encore vivant à la voracité des oiseaux de proie. Sa femme, qui n'avait pas voulu le quitter, resta agenouillée près de la roue du haut de laquelle il lui parlait pendant le supplice, l'exhortant et le consolant jusqu'au moment où il rendit le dernier soupir.
Parmi les enfants d'Albert , deux se chargèrent de la vengeance : ce furent Léopold d'Autriche et Agnès de Hongrie, Léopold en se mettant à la tête des troupes, Agnès en présidant aux supplices. Soixante-trois chevaliers innocents, mais parents et amis des coupables, furent décapités à Farnenghen. Agnès, non seulement assista à l'exécution, mais encore se plaça si près d'eux, que bientôt le sang coula jusqu'à ses pieds et que les têtes roulaient alentour d'elle. Alors on lui fit observer que ses vêtements allaient être souillés : « Laissez, laissez, répondit-elle, je me baigne avec plus de plaisir dans ce sang que je ne le ferais dans la rosée du mois de mai. » Puis, le supplice terminé, elle fonda avec les dépouilles des morts le riche couvent de Kœnigsfelden , sur la place même où son père avait été tué, et s'y retira pour finir ses jours dans la pénitence, la solitude et la prière.
Pendant ce temps, le duc Léopold se préparait à la guerre. D'après ses ordres, le comte Otton de Strassberg se prépara à passer le Brünig avec quatre mille combattants. Plus de mille hommes furent armés par les gouvernements de Wellisau, de Walhausen, de Rothenbourg et de Lucerne pour surprendre Unterwald du côté du lac. Quant au duc, il marcha contre Schwyz avec l'élite de ses troupes et conduisant à sa suite des chariots chargés de cordes pour pendre les rebelles.
Les Confédérés rassemblèrent à la hâte treize cents hommes, dont quatre cents d'Uri et trois cents d'Unterwald. La conduite de ce corps fut donnée à un vieux chef nommé Rodolphe Reding de Bibereck, dans l'expérience duquel les trois cantons avaient grande confiance. Le 14 novembre, la petite armée prit ses positions sur le penchant de la montagne de Sattel, ayant à ses pieds des marais presque impraticables, et, derrière ces marais, le lac égérie.
Chacun venait de choisir son poste de nuit, lorsqu'une nouvelle troupe de cinquante hommes se présenta. C'étaient des bannis de Schwyz qui venaient demander à leurs frères d'être admis à la défense commune, tout coupables qu'ils étaient. Rodolphe Reding prit l'avis des plus vieux et des plus sages, et la réponse unanime fut qu'il ne fallait pas compromettre la sainte cause de la liberté en admettant des hommes souillés parmi ses défenseurs. Défense fut faite, en conséquence, aux bannis de combattre sur le territoire de Schwyz. Ils se retirèrent, marchèrent une partie de la nuit, et allèrent prendre poste dans un bois de sapins situé au haut d'une montagne, sur le territoire de Zug.
Le lendemain, au point du jour, les Confédérés virent briller les lances des Autrichiens. De leur côté, les chevaliers, en apercevant le petit nombre de ceux qui les attendaient pour disputer le passage, mirent pied à terre, et, ne voulant pas leur laisser l'honneur de commencer l'attaque, marchèrent au-devant d'eux. Les Confédérés les laissèrent gravir la montagne, et, lorsqu'ils les virent épuisés par le poids de leurs armures, ils descendirent sur eux comme une avalanche. Tout ce qui avait essayé de monter à cette espèce d'assaut fut renversé du premier choc, et ce torrent d'hommes alla du même coup s'ouvrir un chemin dans les rangs de la cavalerie, qu'elle refoula sur les hommes de pied, tant le choc fut terrible et désespéré.
Au même moment, on entendit de grands cris à l'arrière-garde. Des rochers qui semblaient se détacher tout seuls descendaient en bondissant et sillonnaient les rangs, broyant hommes et chevaux. On eût dit que la montagne s'animait, et, prenant parti pour les montagnards, secouait sa crinière comme un lion. Les soldats, épouvantés, se regardèrent, et, voyant qu'ils ne pouvaient rendre la mort pour la mort, se laissèrent prendre à une terreur profonde et reculèrent. En ce moment, l'avant-garde, écrasée sous les massues armées de pointes de fer des bergers, se replia en désordre. Le duc Léopold se crut enveloppé par des troupes nombreuses ; il donna l'ordre ou plutôt l'exemple de la retraite, quitta l'un des premiers le champ de bataille, et, le soir même, dit un auteur contemporain, fut vu à Winterthur, pâle et consterné. Quant au comte de Strassberg, il se hâta de repasser le Brünig en apprenant la défaite des Autrichiens.
Ce fut la première victoire que remportèrent les Confédérés. La fleur de la noblesse impériale tomba sous les coups de pauvres bergers et de vils paysans, et servit d'engrais à cette noble terre de la liberté. Quant à la bataille, elle prit le nom expressif de Morgenstern parce qu'elle avait commencé à la lueur de l'étoile du matin.
C'est ainsi que le nom des hommes de Schwyz devint célèbre dans le monde, et, qu'à dater du jour de cette victoire, les Confédérés furent appelés Suisses, du mot Schwyzer, qui veut dire homme de Schwyz. Uri, Schwyz et Unterwald devinrent le centre autour duquel vinrent se grouper tour à tour les autres cantons, que le traité de 1815 porta au nombre de vingt-deux.
Quant à Guillaume Tell, qui avait pris une part si active, quoique si involontaire, à cette révolution, après avoir retrouvé sa trace sur le champ de bataille de Laupen, où il combattit comme simple arbalétrier avec sept cents hommes des petits cantons, on le perd de nouveau de vue pour ne le retrouver qu'au moment de sa mort, qui eut lieu, à ce que l'on croit, au printemps de 1354. La fonte des neiges avait grossi la Schachen et venait d'entraîner une maison avec elle. Au milieu des débris, Tell vit flotter un berceau et entendit les cris d'un enfant ; il se précipita aussitôt dans le torrent, atteignit le berceau, et le poussa vers la rive. Mais, au moment où il allait aborder lui-même, le choc d'une solive lui fit perdre connaissance, et il disparut. Il y a de ces hommes élus dont la mort couronne la vie.
Le fils aîné du savant Matteo publia, en 1760, un extrait d'un écrivain danois du douzième siècle nommé Saxo Grammaticus, qui raconte le fait de la pomme, et l'attribue à un roi de Danemark. Aussitôt l'école positive, cette bande noire de la poésie, déclara que Guillaume Tell n'avait jamais existé, et, joyeuse de cette découverte, tenta d'enlever au jour solennel de la liberté suisse les rayons les plus éclatants de son aurore. Mais le bon peuple de Waldstetten garda à la religion traditionnelle de ses pères un saint respect et resta dévot à ses vieux souvenirs. Chez lui, le poème est demeuré vivant et sacré comme s'il venait de s'accomplir, et, si sceptique que l'on soit, il est impossible de douter encore de la vérité de cette tradition lorsqu'en parcourant cette terre éloquente, on a vu les descendants de Walter Furst, de Stauffacher et de Mechtal prier Dieu de les conserver libres devant la chapelle consacrée à la naissance de Guillaume et à la mort de Gessler.

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