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Chapitre II
Jean sans Peur

Le 9 septembre 1419, sur la partie du pont qui traverse l'Yonne, et sous l'inspection de deux hommes qui, assis de chaque côté du parapet, paraissaient apporter un égal intérêt à l'œuvre qui s'opérait devant eux, des ouvriers, protégés dans leur travail par quelques soldats qui empêchaient le peuple d'approcher, élevaient en grande hâte une espèce de loge en charpente qui s'étendait sur toute la largeur du pont, et sur une longueur d'environ vingt pieds. Le plus vieux des deux personnages que nous avons représentés comme présidant à la construction de cette loge paraissait âgé de quarante-huit ans, à peu près. Sa tête brune, ombragée par de longs cheveux noirs taillés en rond, était couverte d'un chaperon d'étoffe de couleur sombre, dont un des bouts flottait au vent comme l'extrémité d'une écharpe. Il était vêtu d'une robe de drap pareil à celui de son chaperon, dont la doublure, en menuvair, paraissait au collet, à l'extrémité inférieure et aux manches ; de ces manches larges et tombantes sortaient deux bras robustes que protégeait un de ces durs vêtements de fer maillé qu'on appelait haubergeon. Ses jambes étaient couvertes de longues bottes, dont l'extrémité supérieure disparaissait sous sa robe, et dont l'extrémité inférieure, souillée de boue, attestait que la précipitation avec laquelle il s'était occupé de venir présider à l'exécution de cette loge ne lui avait pas permis de changer son costume de voyage. à sa ceinture de cuir pendait, à des cordons de soie, une longue bourse de velours noir, et, à côté d'elle, en place d'épée ou de dague, à une chaîne de fer, une petite hache d'armes damasquinée d'or, dont la pointe opposée au tranchant figurait, avec une vérité qui faisait honneur à l'ouvrier des mains duquel elle était sortie, une tête de faucon déchaperonné.
Quant à son compagnon, qui paraissait à peine âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, c'était un beau jeune homme, mis avec un soin qui paraissait, au premier abord, incompatible avec la préoccupation sombre de son esprit. Sa tête, inclinée sur sa poitrine, était couverte d'une espèce de casquette de velours bleu doublée d'hermine ; une agrafe de rubis y rassemblait, sur le devant, les tiges de plusieurs plumes de paon, dont le vent agitait l'autre extrémité comme une aigrette d'émeraude, de saphir et d'or. De son surtout de velours rouge, dont les manches pendaient garnies d'hermine comme son chapeau, sortaient, croisés sur sa poitrine, ses bras couverts d'une étoffe si brillante, qu'elle semblait un tissu de fil d'or. Ce costume était complété par un pantalon bleu collant, sur la cuisse gauche duquel étaient brodés un P et un G surmontés d'un casque de chevalier, et par des bottes de cuir noir, doublées de peluche rouge, dont l'extrémité supérieure, en se rabattant, formait un retroussis auquel venait s'attacher, par une chaîne d'or, la pointe recourbée de la poulaine démesurée qu'on portait à cette époque.
De son côté, le peuple regardait avec une grande curiosité les apprêts de l'entrevue qui devait avoir lieu le lendemain entre le dauphin Charles et le duc Jean ; et, quoique le désir unanime fût pour la paix, les paroles qu'il murmurait étaient bien diverses ; car il y avait dans tous les esprits plus de crainte que d'espoir ; la dernière conférence qui avait eu lieu entre les chefs des partis dauphinois et bourguignon, malgré les promesses faites de part et d'autre, avait eu des suites si désastreuses, que l'on ne comptait plus que sur un miracle pour la réconciliation des deux princes. Cependant, quelques esprits, mieux disposés que les autres, croyaient, ou paraissaient croire, au succès de la négociation qui allait avoir lieu.
- Pardieu ! disait, les deux mains passées dans la ceinture qui encerclait la rotondité de son ventre au lieu de serrer le bas de sa taille, un gros homme à figure épanouie, bourgeonnant comme un rosier au mois de mai ; pardieu ! c'est bien heureux que monseigneur le dauphin, que Dieu conserve, et que monseigneur de Bourgogne, que tous les saints protègent, aient choisi la ville de Montereau pour y venir jurer la paix.
- Oui, n'est-ce pas, tavernier ? répondit, en lui frappant du plat de la main sur le point culminant du ventre, son voisin, moins enthousiaste que lui ; oui, c'est fort heureux, car cela fera tomber quelques écus dans ton escarcelle, et la grêle sur la ville.
- Pourquoi cela, Pierre ? dirent plusieurs voix.
- Pourquoi cela est-il arrivé au Ponceau ? pourquoi, l'entrevue à peine finie, un si terrible ouragan éclata-t-il dans un ciel où l'on ne voyait pas un nuage ? pourquoi le tonnerre tomba-t-il sur l'un des deux arbres au pied desquels s'étaient embrassés le dauphin et le duc ? pourquoi brisa-t-il cet arbre sans toucher l'autre, de telle manière que, bien qu'ils partissent d'une même tige, l'un tomba foudroyé auprès de son frère resté debout ? Et, tiens, ajouta Pierre en étendant la main, pourquoi, en ce moment, tombe-t-il de la neige, quoique nous ne soyons qu'au 9 septembre ?
Chacun, à ces mots, leva la tête, et vit effectivement flotter sur un ciel gris les premiers flocons de cette neige précoce qui devait, pendant la nuit suivante, couvrir comme un linceul toutes les terres de la Bourgogne.
- Tu as raison, Pierre, dit une voix ; c'est de mauvais augure, et cela annonce de terribles choses.
- Savez-vous ce que cela annonce ? reprit Pierre. C'est que Dieu se lasse, à la fin, des faux serments que font les hommes.
- Oui, oui, cela est vrai, répondit la même voix ; mais pourquoi n'est-ce pas sur ceux-là qui se parjurent que le tonnerre tombe, plutôt que sur un pauvre arbre qui n'y peut rien ?
Cette exclamation fit lever la tête au plus jeune des deux seigneurs, et, dans ce mouvement, ses yeux se portèrent sur la loge en construction. Un des ouvriers établissait, au milieu de cette loge, la barrière qui devait, pour la sûreté de chacun, séparer les deux partis. Il paraît que cette mesure de précaution n'obtint pas l'approbation du noble assistant ; car son visage pâle devint pourpre, et, sortant de l'apathie apparente dans laquelle il était plongé, il bondit jusqu'à la loge, et tomba au milieu des ouvriers avec un blasphème si sacrilège, que le charpentier qui commençait à ajuster la barrière la laissa tomber et se signa.
- Qui t'a ordonné de mettre cette barrière, misérable ? lui dit le chevalier.
- Personne, monseigneur, reprit l'ouvrier, tremblant et courbé sous ces paroles ; personne, mais c'est l'habitude.
- L'habitude est une sotte, entends-tu ? Envoie-moi ce morceau de bois à la rivière.
Et, se retournant vers son compagnon plus âgé :
- à quoi donc, dit-il, pensiez-vous, messire Tanneguy, que vous le laissiez faire ?
- Mais j'étais comme vous, messire de Gyac, répondit Duchâtel, si préoccupé, à ce qu'il paraît, de l'événement, que j'en oubliais les préparatifs.
Pendant ce temps, l'ouvrier, pour obéir à l'ordre du sire de Gyac, avait dressé la barrière contre le parapet du mur, et se préparait à la faire passer par-dessus, lorsqu'une voix sortit de la foule qui regardait cette scène : c'était celle de Pierre.
- C'est égal, disait-il en s'adressant au charpentier, tu avais raison, André ; et c'est ce seigneur qui a tort.
- Hein ? dit de Gyac en se retournant.
- Oui, monseigneur, continua tranquillement Pierre en se croisant les bras ; vous avez beau dire : une barrière, c'est la sûreté de chacun ; c'est chose de bonne précaution lorsqu'une entrevue doit avoir lieu entre deux ennemis, et cela se fait toujours.
- Oui, oui, toujours ! crièrent tumultueusement les hommes qui l'entouraient.
- Et qui donc es-tu, dit de Gyac, pour oser avoir un avis qui n'est pas le mien ?
- Je suis, répondit froidement Pierre, un bourgeois de la commune de Montereau, libre de corps et de biens, et ayant pris, tout jeune, l'habitude de dire tout haut mon avis sur chaque chose sans m'inquiéter s'il choque l'opinion d'un plus puissant que moi.
De Gyac fit un geste pour porter la main à son épée ; Tanneguy l'arrêta par le bras.
- Vous êtes insensé, messire, lui dit-il en haussant les épaules. Archers ! continua Tanneguy, faites évacuer le pont, et si ces drôles font quelque résistance, je vous permets de vous souvenir que vous avez une arbalète à la main et des viretons plein votre trousse.
- Bien, bien, messeigneurs, dit Pierre, qui, placé le dernier, avait l'air de soutenir la retraite ; on se retire ; mais, puisque je vous ai dit mon premier avis, il faut que je vous dise le second : c'est qu'il se prépare à cette place quelque bonne trahison. Dieu reçoive en grâce la victime, et en miséricorde les meurtriers !
Pendant que les ordres donnés par Tanneguy s'exécutaient, les charpentiers avaient abandonné la loge achevée, et garnissaient de barrières, fermées par de solides portes, les deux extrémités du pont, afin que les seules personnes qui étaient de la suite du dauphin et du duc pussent entrer ; ces personnages devaient être au nombre de dix de chaque côté, et, pour la sûreté personnelle de chacun des chefs, le reste des gens du duc devait occuper la rive gauche de la Seine et le château de Surville, et les partisans du dauphin la ville de Montereau et la rive droite de l'Yonne. Quant à la langue de terre dont nous avons parlé, et qui se trouve entre les deux rivières, c'était un terrain neutre qui ne devait appartenir à personne ; et comme, à cette époque, à l'exception d'un moulin isolé qui s'élevait au bord de l'Yonne, cette presqu'île était complètement inhabitée, on pouvait facilement s'assurer qu'on n'y avait préparé aucune surprise.
Lorsque les ouvriers eurent achevé les barrières, deux troupes d'hommes armés, comme si elles n'avaient attendu que ce moment, s'avancèrent simultanément pour prendre leurs positions respectives : l'une de ces troupes, composée d'arbalétriers portant la croix rouge de Bourgogne sur l'épaule, vint, commandée par Jacques de La Lime, son grand maître, s'emparer du faubourg de Montereau, et placer ses sentinelles à l'extrémité du pont par laquelle devait arriver le duc Jean ; l'autre, formée d'hommes d'armes dauphinois, se répandit dans la ville, et vint mettre des gardes à la barrière par laquelle devait entrer le dauphin.
Pendant ce temps, Tanneguy et de Gyac avaient continué leur entretien ; mais, dès qu'ils virent ces dispositions prises, ils se séparèrent : de Gyac pour reprendre la route de Bray-sur-Seine, où l'attendait le duc de Bourgogne, et Tanneguy-Duchâtel pour se rendre auprès du dauphin de France.
La nuit fut horrible : malgré la saison peu avancée, six pouces de neige couvraient le sol. Tous les biens de la terre furent perdus.
Le lendemain, 10 septembre, à une heure après midi, le duc monta à cheval dans la cour de la maison où il s'était logé. Il avait à sa droite le sire de Gyac et à sa gauche le seigneur de Noailles. Son chien favori avait hurlé lamentablement toute la nuit ; et, voyant son maître prêt à partir, il s'élançait hors de la niche où il était attaché, les yeux ardents et le poil hérissé ; enfin, lorsque le duc se mit en marche, le chien fit un violent effort, rompit sa double chaîne de fer, et, au moment où le cheval allait franchir le seuil de la porte, il se jeta à son poitrail et le mordit si cruellement, que le cheval se cabra et faillit faire perdre les arçons à son cavalier. De Gyac, impatient, voulut l'écarter avec un fouet qu'il portait ; mais le chien ne tint aucun compte des coups qu'il recevait, et se jeta de nouveau à la gorge du cheval du duc ; celui-ci, le croyant enragé, prit une petite hache d'armes qu'il portait à l'arçon de sa selle et lui fendit la tête. Le chien jeta un cri, et alla en roulant expirer sur le seuil de la porte, comme pour en défendre encore le passage : le duc, avec un soupir de regret, fit sauter son cheval par-dessus le corps du fidèle animal.
Vingt pas plus loin, un vieux Juif, qui était de sa maison et qui se mêlait de l'œuvre de magie, sortit tout à coup de derrière un mur, arrêta le cheval du duc par la bride et dit à celui-ci :
- Monseigneur, au nom de Dieu, n'allez pas plus loin !
- Que me veux-tu, Juif ? dit le duc en s'arrêtant.
- Monseigneur, reprit le Juif, j'ai passé la nuit à consulter les astres, et la science dit que, si vous allez à Montereau, vous n'en reviendrez pas.
Et il tenait le cheval au mors pour l'empêcher d'avancer.
- Qu'en dis-tu, de Gyac ? dit le duc en se retournant vers son jeune favori.
- Je dis, répondit celui-ci, la rougeur de l'impatience au front, je dis que ce Juif est un fou qu'il faut traiter comme votre chien, si vous ne voulez pas que son contact immonde vous force à quelque pénitence de huit jours.
- Laisse-moi, Juif, dit le duc pensif, en lui faisant doucement signe de le laisser passer.
- Arrière, Juif ! s'écria de Gyac en heurtant le vieillard du poitrail de son cheval, et en l'envoyant rouler à dix pas ; arrière ! N'entends-tu pas monseigneur qui t'ordonne de lâcher la bride de son cheval ?
Le duc passa la main sur son front, comme pour en écarter un nuage ; et, jetant un dernier regard sur le Juif étendu sans connaissance sur le revers de la route, il continua son chemin.
Trois quarts d'heures après, le duc arriva au château de Montereau. Avant de descendre de cheval, il donna l'ordre à deux cents hommes d'armes et à cent archers de se loger dans le faubourg, et de relever ceux qui, la veille, avaient reçu la garde de la tête du pont.
En ce moment, Tanneguy vint vers le duc, et lui dit que le dauphin l'attendait au lieu de l'entrevue depuis près d'une heure. Le duc répondit qu'il y allait ; au même instant, un de ses serviteurs, tout effaré, accourut, et lui parla tout bas. Le duc se tourna vers Duchâtel.
- Par le saint jour de Dieu ! dit-il, chacun s'est donné le mot aujourd'hui pour nous entretenir de trahison. Duchâtel, êtes-vous bien sûr que notre personne ne court aucun risque ? car vous feriez bien mal de nous tromper.
- Mon très redouté seigneur, répondit Tanneguy, j'aimerais mieux être mort et damné que de faire trahison à vous ou à nul autre ; n'ayez donc aucune crainte, car monseigneur le dauphin ne vous veut aucun mal.
- Eh bien, nous irons donc, dit le duc, nous fiant à Dieu (il leva les yeux au ciel) et à vous, continua-t-il en fixant sur Tanneguy un de ces regards perçants qui n'appartenaient qu'à lui.
Tanneguy le soutint sans baisser la vue.
Alors celui-ci présenta au duc le parchemin sur lequel étaient inscrits les noms des dix hommes d'armes qui devaient accompagner le dauphin ; ils étaient inscrits dans l'ordre suivant : Le vicomte de Narbonne, Pierre de Beauveau, Robert de Loire, Tanneguy-Duchâtel, Barbazan, Guillaume Le Bouteillier, Guy d'Avaugour, Olivier Layet, Varennes et Frottier.
Tanneguy reçut en échange la liste du duc. Ceux qu'il avait appelés à l'honneur de le suivre étaient : Monseigneur Charles de Bourgon, le seigneur de Noailles, Jean de Fribourg, le seigneur Saint-Georges, le seigneur de Montagu, messire Antoine de Vergy, le seigneur d'Ancre, messire Guy de Pontarlier, messire Charles de Lens et messire Pierre de Gyac. De plus, chacun devait amener avec lui son secrétaire.
Tanneguy emporta cette liste. Derrière lui, le duc se mit en route pour descendre du château au pont ; il était à pied, avait la tête couverte d'un chaperon de velours noir, portait pour arme défensive un simple haubergeon de mailles, et, pour arme offensive, une fable épée à riche ciselure et à poignée dorée.
En arrivant à la barrière, Jacques de La Lime lui dit qu'il avait vu beaucoup de gens armés entrer dans une maison de la ville qui touchait à l'autre extrémité du pont, et qu'en l'apercevant, lorsqu'il avait pris poste avec sa troupe, ces gens s'étaient hâtés de fermer les fenêtres de cette maison.
- Allez voir si cela est vrai, de Gyac, dit le duc ; je vous attendrai ici.
De Gyac prit le chemin du pont, traversa les barrières, passa au milieu de la loge en charpente, arriva à la maison désignée et en ouvrit la porte. Tanneguy y donnait des instructions à une vingtaine de soldats armés de toutes pièces.
- Eh bien ? dit Tanneguy en l'apercevant.
- êtes-vous prêts ? répondit de Gyac.
- Oui ; maintenant, il peut venir.
De Gyac retourna vers le duc.
- Le grand maître a mal vu, monseigneur, dit-il ; il n'y a personne dans cette maison.
Le duc se mit en marche. Il dépassa la première barrière, qui se ferma aussitôt derrière lui. Cela lui donna quelques soupçons ; mais, comme il vit devant lui Tanneguy et le sire de Beauveau, qui étaient venus à sa rencontre, il ne voulut pas reculer. Il prêta son serment d'une voix ferme ; et, montrant au sire de Beauveau sa légère cotte de mailles et sa faible épée :
- Vous voyez, monsieur, comme je viens ; d'ailleurs, continua-t-il en se tournant vers Duchâtel et en lui frappant sur l'épaule, voici en qui je me fie.
Le jeune dauphin était déjà dans la loge en charpente au milieu du pont : il portait une robe de velours bleu clair garnie de martre, un bonnet dont la forme était entourée d'une petite couronne de fleurs de lis d'or ; la visière et les rebords étaient de fourrure pareille à celle de la robe.
En apercevant le prince, les doutes du duc de Bourgogne s'évanouirent ; il marcha droit à lui, entra sous la tente, remarqua que, contre tous les usages, il n'y avait point de barrière au milieu pour séparer les deux partis ; mais, sans doute, il crut que c'était un oubli, car il n'en fit pas même l'observation. Quand les dix seigneurs qui l'accompagnaient furent entrés à sa suite, on ferma les deux barrières.
à peine s'il y avait dans cette étroite tente un espace suffisant pour que les vingt-quatre personnes qui y étaient enfermées pussent y tenir, même debout ; Bourguignons et Français étaient mêlés au point de se toucher. Le duc ôta son chaperon, et mit le genou gauche en terre devant le dauphin.
- Je suis venu à vos ordres, monseigneur, dit-il, quoique quelques-uns m'aient assuré que cette entrevue n'avait été demandée par vous qu'à l'effet de me faire des reproches ; j'espère que cela n'est pas, monseigneur, ne les ayant pas mérités.
Le dauphin se croisa les bras sans l'embrasser ni le relever, comme il avait fait à la première entrevue.
- Vous vous êtes trompé, monsieur le duc, répondit-il d'une voix sévère : oui, nous avons de graves reproches à vous faire ; car vous avez mal tenu la promesse que vous nous aviez engagée. Vous m'avez laissé prendre ma ville de Pontoise, qui est la clef de Paris ; et, au lieu de vous jeter dans la capitale pour la défendre ou y mourir, comme vous le deviez en sujet loyal, vous avez fui à Troyes.
- Fui, monseigneur ? dit le duc en tressaillant de tout son corps à cette expression outrageante.
- Oui, fui ! répéta le dauphin, appuyant sur le mot. Vous avez...
Le duc se releva, ne croyant pas sans doute devoir en entendre davantage ; et, comme, dans l'humble posture qu'il avait prise, une des ciselures de la poignée de son épée s'était accorchée à une maille de son haubergeon, il voulut lui faire reprendre sa position verticale : le dauphin recula d'un pas, ne sachant pas quelle était l'intention du duc en touchant son épée.
- Ah ! vous portez la main à votre épée en présence de votre maître ! s'écria Robert de Loire en se jetant entre le duc et le dauphin.
Le duc voulut parler. Tanneguy se baissa, ramassa derrière la tapisserie la hache qui, la veille, était pendue à sa ceinture ; puis, se redressant de toute sa hauteur :
- Il est temps, dit-il en levant son arme sur la tête du duc.
Le duc vit le coup qui le menaçait ; il voulut le parer de la main gauche, tandis qu'il portait la droite à la garde de son épée ; il n'eut pas même le temps de la tirer ; la hache de Tanneguy tomba, abattant la main gauche du duc, et, du même coup, lui fendant la tête depuis la pommette de la joue jusqu'au bas du menton.
Le duc resta encore un instant debout, comme un chêne qui ne peut tomber ; alors Robert de Loire lui plongea son poignard dans la gorge et l'y laissa.
Le duc jeta un cri, étendit les bras, et alla tomber aux pieds de Gyac.
Il y eut alors une grande clameur et une affreuse mêlée ; car, dans cette tente où deux hommes auraient eu à peine de la place pour se battre, vingt hommes se ruèrent les uns sur les autres. Un moment, on ne put distinguer au-dessus de toutes ces têtes que des mains, des haches et des épées ! Les Français criaient : « Tue ! tue ! à mort ! » Les Bourguignons criaient : « Trahison ! trahison ! alarme ! » Les étincelles jaillissaient des armes qui se rencontraient, le sang s'élançait des blessures. Le dauphin, épouvanté, s'était jeté le haut du corps en dehors de la barrière. à ses cris, le président Louvet arriva, le prit par-dessus les épaules, le tira dehors, et l'entraîna presque évanoui vers la ville ; sa robe de velours bleu était toute ruisselante du sang du duc de Bourgogne, qui avait rejailli jusque sur lui.
Cependant, le sire de Montagu, qui était au duc, était parvenu à escalader la barrière, et criait : « Alarme ! » De Noailles allait la franchir aussi, lorsque Narbonne lui fendit le derrière de la tête ; il tomba hors de la tente, et expira presque aussitôt. Le seigneur de Saint-Georges était profondément blessé au côté droit d'un coup de pointe de hache ; le seigneur d'Ancre avait la main fendue.
Le combat et les cris continuaient dans la tente ; on marchait sur le duc mourant, que nul ne songeait à secourir. Jusqu'alors, les Dauphinois, mieux armés, avaient le dessus ; mais, aux cris du seigneur de Montagu, Antoine de Thoulongeon, Simon Othelimer, Sambutier et Jean d'Armay accoururent, s'approchèrent de la loge, et, tandis que trois d'entre eux dardaient leurs épées à ceux du dedans, le quatrième rompait la barrière. De leur côté, les hommes cachés dans la maison sortirent et arrivèrent en aide aux Dauphinois. Les Bourguigons, voyant que toute résistance était inutile, prirent la fuite par la barrière brisée. Les Dauphinois les poursuivirent, et trois personnes seulement restèrent sous la tente vide et ensanglantée.
C'était le duc de Bourgogne, étendu et mourant ; c'était Pierre de Gyac, debout, les bras croisés, et le regardant mourir ; c'était enfin Olivier Layet, qui, touché des souffrances de ce malheureux prince, soulevait son haubergeon pour l'achever par-dessous avec son épée. Mais de Gyac ne voulait pas voir abréger cette agonie, dont chaque convulsion semblait lui appartenir ; et, lorsqu'il reconnut l'intention d'Olivier, d'un violent coup de pied il lui fit voler son épée des mains. Olivier, étonné, leva la tête.
- Eh ! sang-Dieu ! lui dit en riant de Gyac, laissez donc ce pauvre prince mourir tranquille.
Puis, lorsque le duc eut rendu le dernier soupir, il lui mit la main sur le cœur pour s'assurer qu'il était bien mort ; et, comme le reste l'inquiétait peu, il disparut sans que personne fît attention à lui.
Cependant, les Dauphinois, après avoir poursuivi les Bourguignons jusqu'au pied du château, revinrent sur leurs pas. Ils trouvèrent le corps du duc étendu à la place où ils l'avaient laissé, et près de lui le curé de Montereau, qui, les genoux dans le sang, lui disait les prières des morts. Les gens du dauphin voulurent lui arracher ce cadavre et le jeter à la rivière ; mais le prêtre leva son crucifix sur le duc, et menaça de la colère du ciel quiconque oserait toucher ce pauvre corps, dont l'âme était si violemment sortie. Alors Cœsmerel, bâtard de Tanneguy, lui détacha du pied un de ses éperons d'or, jurant de le porter désormais comme un ordre de chevalerie ; et les valets du dauphin, suivant cet exemple, arrachèrent les bagues dont ses mains étaient couvertes, ainsi que la magnifique chaîne d'or qui pendait à son cou.
Le prêtre resta là jusqu'à minuit ; puis, à cette heure seulement, avec l'aide de deux hommes, il porta le corps dans un moulin, près du pont, le déposa sur une table, et continua de prier près de lui jusqu'au lendemain matin. à huit heures, le duc fut mis en terre en l'église Notre-Dame, devant l'autel Saint-Louis ; il était revêtu de son pourpoint et de ses houseaux ; sa barrette était tirée sur son visage ; aucune cérémonie religieuse n'accompagna l'inhumation : cependant, pour le repos de son âme, il fut dit douze messes pendant les trois jours suivants. Le lendemain du jour de l'assassinat du duc de Bourgogne, des pêcheurs trouvèrent dans la Seine le corps de madame de Gyac.

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