En Suisse Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXII
Troisième course dans l'Oberland

Passage de la Wengenalp

Le lendemain, une tyrolienne chantée par notre guide nous éveilla au point du jour.
Depuis Berne, et avec les premiers mots tudesques que nous avions entendus, des chants populaires particuliers au pays nous avaient accompagnés. Il faut avoir voyagé en Allemagne pour se douter combien le génie musical est à l'aise sur cette terre. Les enfants, bercés avec les chants nationaux, les apprennent en même temps que la langue maternelle et les modulent avec leurs premières paroles ; des hommes sans méthode et sans maîtres approchent leurs lèvres des instruments et en tirent un parti harmonieux avec un charme qu'on demanderait quelquefois en vain à nos plus habiles exécutants. Ici, ce ne sont plus les chants rauques des enfants des plaines de France ni les cris sauvages du guide des montagnes de la Savoie. Ce sont des chants qui se répondent, des modulations infinies, reproduites avec quelques notes seulement, des octaves franchies hardiment sans gamme intermédiaire, des morceaux attaqués par six personnes et où chacune d'elles saisit du premier coup la partie qui convient à sa voix, la suit dans toutes ses modulations, la bordant à sa fantaisie de petites notes rapides et étincelantes, ce qu'aucune autre contrée n'offre enfin, exceptée l'Italie, et encore à un degré bien inférieur, ce me semble.
Mon guide, croyant que je ne l'avais pas entendu, commença une seconde tyrolienne dans un ton plus élevé. J'ouvris ma fenêtre et je l'écoutai jusqu'au bout.
- Aurons-nous beau temps, Willer ? lui dis-je quand il eut fini.
- Oui, oui, me dit-il en se retournant. On entend siffler les marmottes, c'est bon signe. Seulement, si Monsieur voulait partir tout de suite, nous arriverions sur les trois heures à Grindewald, de sorte qu'il aurait le temps de visiter le glacier aujourd'hui.
- Je suis prêt, moi.
En effet, je n'avais que mes guêtres à mettre et ma blouse à passer. à la porte de l'auberge, je trouvai Willer le sac sur le dos et mon bâton à la main ; il me le donna, et nous nous mîmes en route.
J'allais donc reprendre ma vie de montagnard, pèlerinage de chasseur, d'artiste et de poète, mon album dans ma poche, ma carabine sur l'épaule, mon bâton ferré à la main. Voyager, c'est vivre dans toute la plénitude du mot ; c'est oublier le passé et l'avenir pour le présent ; c'est respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s'emparer de la création comme d'une chose qui est sienne, c'est chercher dans la terre des mines d'or que nul n'a fouillées, dans l'air des merveilles que personne n'a vues ; c'est passer après la foule et ramasser sous l'herbe les perles et les diamants qu'elle a pris, ignorante et insoucieuse qu'elle est, pour des flocons de neige ou des gouttes de rosée.
Certes, ce que je dis est vrai. Beaucoup sont passés avant moi où je suis passé, qui n'ont pas vu les choses que j'y ai vues, qui n'ont pas entendu les récits qu'on m'a faits et qui ne sont pas revenus pleins de ces mille souvenirs poétiques que mes pieds ont fait jaillir en écartant à grand peine quelquefois la poussière des âges passés. C'est qu'aussi les recherches historiques que j'ai été obligé de faire m'ont donné pour ces choses une patience merveilleuse.
Je feuilletais mes guides comme des manuscrits, trop heureux encore quand ces traditions vivantes du passé parlaient la même langue que moi. Pas une ruine ne s'offrait sur notre route dont je ne les forçasse de se rappeler le nom, pas un nom dont je ne les amenasse à m'expliquer le sens. Ces histoires éternelles, dont peut-être on fera honneur à mon imagination, parce qu'aucune histoire ne les relate, parce qu'aucun itinéraire ne les consigne, m'ont toutes été racontées plus ou moins poétiquement par ces enfants des montagnes, qui sont nés dans le même berceau qu'elles ; ils les tenaient de leurs pères, à qui les aïeux les avaient dites. Mais cependant, peut-être, ils ne le répéteront pas à leurs enfants. Car de jour en jour, le sourire incrédule du voyageur esprit fort arrête sur leurs lèvres ces légendes naïves qui fleurissent, comme les roses des Alpes, au bord de tous les torrents, au pied de tous les glaciers.
Malheureusement pour moi, il n'y avait rien de pareil dans la montée de la Wengenalp (c'est le nom de la montagne que nous gravissions) ; mais, si quelque chose avait pu m'en dédommager, c'eût été certes la vue merveilleuse qui s'étendait devant nous au fur et à mesure que nous nous élevions. Sous nos pieds, la vallée de Lauterbrunnen, verte comme une émeraude, éparpillait ses maisons rouges sur le gazon ; en face, le magnifique Staubach, dont nous apercevions alors les chutes supérieures, méritait son nom de poussière d'eau, tant il semblait une vapeur flottante ; à gauche, la vallée fermée au bout de deux ou trois lieues par la montagne neigeuse d'où se précipite le Schmadribach, comme si le monde finissait là ; à droite, la vallée que nous venions de parcourir, se développant en ligne droite dans toute son étendue et reportant les yeux, à l'aide de la Lutchine qui leur sert de conducteur, jusqu'au village d'Interlaken dont, à travers cette atmosphère bleuâtre qui n'appartient qu'au pays des montagnes, on apercevait les maisons et les arbres, pareils à ces joujoux qu'on enferme dans une boîte et dont les enfants font sur la table des villes et des jardins.
Au bout d'une heure, nous fîmes une halte pour combiner notre admiration et notre déjeuner ; ce fut chose facile. Un rocher en saillie nous offrit une table, une source, son eau glacée, et un noyer, son ombre. Nous tirâmes les provisions du sac et je reconnus avec grand plaisir, au premier coup d'œil que je jetai sur elles, que Willer était, sous le rapport de la prévoyance, digne d'être nommé pour le reste de la route commissaire général des vivres de toute la caravane.
Une nouvelle étape d'une heure nous conduisit au premier sommet de la Wengenalp, sommet à pic au haut duquel on n'arrive que par un chemin taillé en zigzag. Une fois sur le plateau, la pente de la montagne devient plus douce et le sentier, prenant enfin un parti, se tend une ligne droite, l'espace d'une lieue encore, puis on trouve un chalet où l'on fait halte. On est arrivé au pied de la Jungfrau.
Je ne sais si ce nom de Jeune fille, donné à la montagne que j'avais devant les yeux, la décorait pour moi d'un charme magique, mais je sais qu'outre la cause qui le lui a fait donner, il s'harmonise merveilleusement avec ses proportions élégantes et sa blancheur virginale. En tout cas, au milieu de cette chaîne de colosses, ses frères et ses sœurs, elle m'a paru la privilégiée des voyageurs et des montagnards. C'est avec un sourire que les guides vous indiquent deux autres montagnes posées sur sa puissante poitrine, que les géographes appellent Pointes d'argent et auxquelles les guides, plus naïfs, ont donné le nom de Mamelles. Ils vous montrent bien, à sa droite, le Finsteraarhorn, plus élevé qu'elle , la Blümlisalp, plus puissante par sa base ; mais ils reviennent toujours à la vierge des Alpes, dont ils font la reine des montagnes.
Ce nom de Vierge fut donné à la Jungfrau parce qu'aucun être créé n'avait, depuis la formation du monde, souillé son manteau de neige ; ni le pied du chamois ni la serre de l'aigle n'étaient parvenus à ces hautes régions où elle porte la tête. L'homme cependant résolut de lui faire perdre le titre qu'elle avait si longtemps et si religieusement gardé. Un chasseur de chamois nommé Poumann fit pour elle ce que Balmat avait fait pour le mont Blanc ; après plusieurs tentatives inutiles et dangereuses, il parvint à gravir sa pointe la plus élevée, et les montagnards, émerveillés, virent un matin un drapeau rouge flotter sur la tête de la jeune fille déflorée. Depuis ce temps, ils l'appellent la Frau ; car, selon eux, elle n'a plus le droit de porter l'épithète de jung – outrage qui est le même que si nous arrachions du front ou du cercueil d'une jeune fille le bouquet d'oranger, parure symbolique avec laquelle ses compagnes la conduisent à l'autel ou au tombeau.
C'est sur l'une de ces mamelles, sur celle qui regarde la vallée de Lauterbrunnen, qu'un lammergeyer emporta un enfant de Grindelwald et le dévora, sans que ses parents ni personne du village, accourus à ses cris, pussent lui porter secours.
à la droite de la Jungfrau s'élève le Wetterhorn (pic du Temps), ainsi nommé, non point parce qu'il est contemporain du monde, intacta ævis congenita mundo, mais parce que, selon qu'il est couvert ou dégagé de nuages, on peut prédire le temps qu'il fera.
à sa gauche s'étend, sur une base de plusieurs lieues, la Blümlisalp (montagne des Fleurs), dont le nom, aussi significatif que celui de Wetterhorn, me parut présenter, avec son apparence, une analogie plus difficile à expliquer : car la montagne des Fleurs est entièrement couverte de neige. J'eus alors recours à Willer, qui m'expliqua ainsi cette contradiction entre le nom et la montagne à laquelle il est appliqué.
« Nos Alpes, me dit-il, n'ont pas toujours été sauvages comme elles le sont aujourd'hui. Les fautes des hommes et les punitions de Dieu ont fait descendre les neiges sur nos montagnes et les glaciers dans nos vallées ; les troupeaux paissaient là où l'aigle ni le chamois n'osent parvenir aujourd'hui. Alors la Blümlisalp était comme ses sœurs, et plus brillante qu'elles encore, sans doute, puisque, seule entre elles, elle avait mérité le nom de montagne des Fleurs. C'était le domaine d'un pâtre riche comme un roi, et qui possédait un magnifique troupeau ; dans ce troupeau, une génisse blanche était l'objet de son affection. Il avait fait bâtir pour cette favorite une étable qui ressemblait à un palais, et à laquelle on montait par un escalier de fromages. Pendant un soir d'hiver, sa mère, qui était pauvre et qui habitait la vallée, vint pour le visiter ; mais, n'ayant pu supporter les reproches qu'elle lui faisait sur sa prodigalité, il lui dit qu'il n'avait pas de place pour la loger cette nuit, et qu'il fallait qu'elle redescendit vers le village. Vainement, elle lui demanda une place au coin du feu de la cuisine ou dans l'étable de sa génisse. Il la fit prendre par ses bergers et la fit jeter dehors.
» Une bise humide et glacée sifflait dans l'air, et la pauvre femme, misérablement vêtue comme elle l'était, fut promptement saisie par le froid. Alors elle se mit à descendre vers la vallée en dévouant ce fils ingrat à toutes les vengeances célestes. à peine la malédiction fut-elle prononcée, que la pluie qui tombait se convertit en neige si épaisse, qu'au fur et à mesure que la mère descendait, et derrière le dernier pli de sa robe traînante, la montagne semblait se couvrir d'un linceul. Parvenue dans la vallée, elle tomba, épuisée de froid, de fatigue et de faim. Le lendemain, on la trouva morte. Et, depuis ce temps, la montagne des Fleurs est couverte de neige. »
Pendant que Willer me donnait cette explication, un bruit pareil au roulement du tonnerre, entremêlé d'épouvantables craquements, arriva jusqu'à nous. Je crus que la terre allait se fendre sous nos pieds, et je regardai avec inquiétude notre guide en lui disant :
- Eh bien ! Qu'est-ce donc ?
Alors il étendit la main vers la Jungfrau et me montra une espèce de ruban argenté et mouvant qui se précipitait des flancs de la montagne.
- Tiens, un cascade ! dis-je.
- Non, une avalanche, répondit Willer.
- Et c'est elle qui a produit ce bruit effroyable ?
- Elle-même.
Je ne voulais pas le croire ; il me semblait impossible que ce ruisseau de neige, qui de loin semblait une écharpe de gaze flottante, produisît un bruit aussi effrayant. Je tournai les yeux de tous les côtés pour en chercher la véritable cause. Mais, pendant ce temps, il s'éteignit, et, lorsque je reportai la vue vers la Jungfrau, la cascade avait cessé de couler. Alors Willer me dit de détacher ma carabine et de tirer en l'air : je le fis. La détonation, qui au premier abord me parut plus faible qu'en plaine, alla se heurter contre la montagne et nous fut renvoyée soudain par son écho ; puis, aux dernières vibrations, succéda un grondement sourd et croissant, pareil à celui qui avait déjà une fois causé ma surprise. Willer alors me montra à la base de l'une de mamelles de la Jungfrau une seconde cascade improvisée, et, comme le bruit était pareil, il me fallait bien reconnaître que la cause était la même.
Alors accourut à nous une espèce de nain de montagne, double crétin, portant dans ses bras un petit canon. Il le posa à nos pieds, le pointa en s'accroupissant avec autant de soin que si le boulet eût dû faire une brèche à la montagne, et, approchant un morceau d'amadou de la lumière, il souffla dessus jusqu'à ce que le coup partît. Aussitôt le même accident se renouvela pour la troisième fois. La précipitation du pauvre petit diable était causée par la détonation de ma carabine. Il était faiseur d'avalanches de son état, et, comme, au moyen de ma carabine, je m'étais approvisionné moi-même, il craignait que les quelques batz qu'il prélève, au moyen de son artillerie, sur les voyageurs qui traversent la Wengenalp ne lui échappassent cette fois. Je le rassurai bien vite en lui payant le coup de ma carabine au même tarif que son coup de canon.
Après nous être arrêtés une heure environ en face de ce magnifique spectacle, nous nous remîmes en route, continuant de monter sur une pente douce jusqu'au moment où nous nous trouvâmes sur le point le plus élevé de l'arête de la Wengenalp. Déjà depuis longtemps, nous avions laissé derrière nous les sapins qui, pareils à de braves soldats repoussés dans un assaut, nous avaient offert d'abord, réunis en forêt, l'aspect d'une armée qui se rallie ; plus haut, disséminés selon leur force végétative, l'apparence de tirailleurs qui soutiennent la retraite ; puis enfin, où finit leur domaine, de troncs renversés sans feuillage ni écorce, pareils à des corps morts étendus et dépouillés sur le champ de bataille.
Nous nous arrêtâmes, avant de descendre le versant opposé, pour prendre congé du pays que nous venions de parcourir et pour saluer celui dans lequel nous allions entrer. Je remarquai alors que nous nous trouvions par hasard au centre d'un cercle d'une trentaine de pas de circonférence. Quoiqu'autour de ce cercle la terre fût couverte de roses des Alpes, de gentiane purpurine et d'aconit, sous nos pieds, le sol était nu et desséché, comme il l'est dans nos forêts aux places où l'on vient d'exploiter les fourneaux à charbon. J'en demandai la cause à Willer, qui se fit longtemps prier pour me raconter la tradition suivante, et qui ne me la raconta même, je lui dois cette justice, qu'en me prévenant d'avance qu'il n'y croyait pas.
Il y avait autrefois dans la vallée de Gadmin un homme téméraire, très puissant en magie, et qui commandait aux animaux comme à des serviteurs intelligents. Toutes les nuits du samedi au dimanche, il les rassemblait sur les plus hautes montagnes, tantôt les ours, tantôt les aigles, tantôt les serpents, et là, traçant avec sa baguette un cercle qu'ils ne pouvaient franchir, il les appelait en sifflant, et, lorsqu'ils étaient réunis, il leur donnait ses ordres, qu'ils allaient exécuter aussitôt aux quatre coins de l'Oberland. Une nuit qu'il avait rassemblé les dragons et les serpents, il leur commanda des choses telles, à ce qu'il paraît, qu'ils refusèrent leur service accoutumé. Le magicien entra dans une grande colère et eut recours à des charmes qu'il n'avait point encore employés, tant lui-même hésitait à avoir recours à des paroles qu'il savait toutes-puissantes, mais aussi coupables que puissantes. à peine les eut-il prononcées, qu'il vit deux dragons quitter la troupe des reptiles qui l'environnaient et se diriger vers une caverne voisine. Il crut qu'ils obéissaient enfin. Mais bientôt ils reparurent, portant sur le dos un serpent énorme dont les yeux brillaient comme deux escarboucles et qui portait sur sa tête une petite couronne de diamants ; c'était le roi des basilics. Ils s'approchèrent ainsi jusqu'au cercle, qu'ils ne pouvaient dépasser. Mais, arrivés là, ils soulevèrent leur souverain sur leurs épaules et le lancèrent par-dessus la ligne magique, qu'il franchit ainsi sans la toucher. Le magicien n'eut que le temps de faire le signe de la croix et de dire : « Je suis perdu ! » Le lendemain, on le retrouva mort au milieu de son cercle infernal, sur lequel, depuis, aucune verdure n'a poussé.
Nous quittâmes à l'instant cet endroit maudit et nous nous remîmes en route pour Grindelwald, où nous arrivâmes heureusement sans avoir rencontré ni le roi ni la reine des basilics .
Nous ne nous arrêtâmes à l'auberge que pour commander le dîner, et nous nous acheminâmes aussitôt vers le glacier, qui n'est qu'à un quart d'heure de marche du village.
J'ai déjà tant parlé de glaciers, que je ne m'étendrai pas sur la description de celui-ci, qui n'offre rien de particulier. Je raconterai seulement un accident dont il fut témoin, et qui servira à faire ressortir les mœurs à part de cette race d'hommes courageux et dévoués qui exercent le métier de guides.
On monte sur le glacier de Grindelwald à l'aide de quelques escaliers grossièrement pratiqués dans la glace. Je ne me souciais pas d'abord beaucoup de faire cette ascension, mais Willer, qui connaissait mon faible, me dit qu'il avait quelque chose d'intéressant à m'y faire voir. Je le suivis aussitôt.
Après une escalade assez pénible, et qui dura près d'un quart d'heure, nous nous trouvâmes sur la surface du glacier, dont la pente plus douce devient dès lors plus facile. Cependant, à chaque pas, il faut tourner les gerçures profondes dont les parois vont, en se fonçant de couleur, se réunir à cinquante, soixante et cent pieds de profondeur. Willer sautait par-dessus ces crevasses, et je finis par faire comme lui. Après un autre quart d'heure de marche, nous arrivâmes à un trou rond comme l'ouverture d'un puits. Willer y jeta une grosse pierre qui mit plusieurs secondes à trouve rle fond, puis il me dit :
- C'est en tombant dans ce précipice que s'est tué, en 1821, M. Mouron, pasteur de Grindelwald.
Voici de quelle manière l'accident arriva et quelles en furent les suites.
M. Mouron, l'un des plus habiles explorateurs de la contrée, consacrait tout le temps que lui laissait l'exercice de ses fonctions à des courses dans les montagnes. Assez bon physicien et botaniste distingué, il avait fait des observations météorologiques curieuses et possédait un herbier où il avait réuni et classé par familles à peu près toutes les plantes des Alpes. Un jour qu'il se livrait à de nouvelles recherches, il traversa le glacier de Grindelwald et s'arrêta à l'endroit où nous étions pour jeter des pierres dans le trou que nous avions devant les yeux. Après avoir écouté la chute de plusieurs, il voulut découvrir l'intérieur du précipice, et, appuyant son bâton ferré sur le bord opposé à celui sur lequel il se trouvait, il se pencha sur l'abîme. Le bâton, mal arrêté, glissa, et le pasteur fut précipité. Le guide accourut tout haletant au village, et raconta l'accident dont il venait d'être témoin.
Quelques jours se passèrent, pendant lesquels cette nouvelle devint l'entretien de toute la contrée. Le pasteur y était chéri, et, comme les regrets causés par sa mort étaient grands, des soupçons s'éveillèrent sur la fidélité du guide qui l'avait accompagné. Ces soupçons prirent bientôt de la consistance, et l'on alla jusqu'à dire que ce pasteur avait été assassiné et jeté ensuite dans le trou du glacier ; le but de l'assassinat aurait été de lui voler sa montre et sa bourse.
Alors le corps tout entier des guides, que ce soupçon attaquait dans l'un de ses membres, se réunit et décida que l'un d'eux, que le sort désignerait, descendrait au péril de sa vie dans le précipice qui avait servi de tombeau à leur malheureux pasteur ; si le cadavre avait sur lui sa montre et sa bourse, le guide était innocent. Le sort tomba sur l'un des hommes les plus forts et les plus vigoureux de la contrée, nommé Burguenen.
Au jour dit, tout le village se rendit sur le glacier. Burguenen se fit attacher une corde autour du corps, une lanterne au cou, et, prenant une sonnette d'une main pour indiquer en l'agitant qu'il fallait le retirer, et son bâton ferré de l'autre afin de se préserver du contact tranchant des glaçons, il se laissa glisser, suspendu à un câble que quatre hommes laissaient filer peu à peu. Deux fois, sur le point d'être asphyxié par le manque d'air, il sonna et fut ramené à la surface du trou. Mais enfin, la troisième, on sentit qu'un poids plus lourd pesait au bout de la corde, et Burguenen reparut, rapportant le corps mutilé du pasteur.
Le cadavre avait sa bourse et sa montre !
La pierre qui couvre le tombeau du pasteur constate l'accident dont il fut victime et le dévouement de celui qui risqua sa vie pour rendre son corps à une sépulture chrétienne. La voici :
AIME MOURON, MIN. DU S.E.
A L'EGLISE, PAR SES TALENTS ET SA PIETE,
NE A CHARDRONNE DANS LE CANTON DE VAUD,
LE 3 OCTOBRE 1790,
ADMIRANT DANS CES MONTAGNES
LES OUVRAGES MAGNIFIQUES DE DIEU,
TOMBA DANS UN GOUFFRE
DE LA MER DE GLACE,
LE 3 AOUT 1821.
Ici repose son corps,
retiré de l'abîme, après 12 jours,
par Ch. Burguenen de Grindelwald.
Ses parents et ses amis,
pleurant sa mort prématurée,
lui ont élevé ce monument.
Burguenen estima qu'il était descendu à la profondeur de sept cent cinquante pieds.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente