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Chapitre XX
Première course dans l'Oberland

Le lac de Thun

La seconde journée que nous passâmes à Berne fut consacrée à visiter la ville, matériellement parlant. Notre excursion investigatrice de la veille en avait écrémé tout le pittoresque et toute la poésie.
Après la cathédrale, dont nous avons parlé, il nous restait encore à voir en fait de monuments, l'église du Saint-Esprit, l'Arsenal, la Monnaie, les greniers publics, l'hôpital et l'hôtel de l'état, où résident les avoyers et les trésoriers. Toutes ces bâtisses datent de 1718 et 1740 ; c'est dire que tous les itinéraires les recommandent aux voyageurs comme de magnifiques constructions, et que tous les artistes les regardent comme d'assez pauvres baraques.
Nous partîmes de Berne à sept heures et demie du soir. La route jusqu'à Thun est une des moins montueuses et des plus faciles de toute la Suisse. En général, les chemins des cantons de Vaud, de Fribourg et de Berne sont admirablement tenus. Et, comme le gouvernement de ces cantons a eu le premier, je crois, entre tous les gouvernements du monde, cette pensée que les grandes routes étaient faites non seulement pour les gens en voiture, mais encore pour les piétons, il a fait placer de distance en distance des bancs, comme sur une promenade, et près de ces bancs une colonne tronquée sur laquelle les colporteurs peuvent déposer et recharger leur fardeau.
Deux heures après notre départ, la nuit nous enveloppa, mais de cette ombre transparente qui indique le lever de la lune ; elle était cependant encore invisible pour nous. La grande famille des glaciers, spectres immobiles et mélancoliques qui fermaient l'horizon et regardaient dormir la plaine, s'élevait entre elle et nous ; bientôt cependant, leurs cimes se colorèrent d'un léger reflet d'argent, mais qui devint de plus en plus vif. Alors, et directement derrière la tête neigeuse de l'Eiger, apparut, échancré par la montagne, un globe de feu qu'on aurait pu croire un de ces fanaux de guerre qui appelaient la vieille Suisse aux armes. Bientôt après, il reprit sa forme sphérique, parut reposer légèrement sur l'extrémité de la pointe aiguë, comme le feu Saint-Elme au bout d'un mât ; puis enfin, se balançant ainsi qu'un aérostat qui fuit la terre, il prit son vol lent et silencieux vers le ciel.
Nous continuâmes ainsi notre route au milieu de tous les fantastiques enchantements de la nuit, sans perdre de vue un instant la muraille de neige vers laquelle nous avancions et de laquelle nous arrivaient, quoique nous en fussions éloignés encore de près de six lieues, des rumeurs inconnues et plaintives produites par la chute des avalanches et le craquement des glaciers. De temps en temps, à droite ou à gauche, un bruissement plus rapproché nous faisait tourner la tête ; c'était quelque cascade jetant à une montagne son écharpe de gaze, ou quelque bois de sapins dans la cime desquels passait la brise et qui se plaignent les uns aux autres dans une langue que doivent comprendre ceux qui l'habitent. Les choses en apparence les plus inanimées ont reçu comme nous de Dieu des voix pour se réjouir ou pour pleurer, des accents pour louer ou pour maudire. écoutez la terre pendant une belle nuit d'été ; écoutez l'océan pendant une tempête.
Nous arrivâmes à dix heures et demie à Thun, désespérés de n'avoir pas encore cinq ou six lieues à faire par une si belle nuit.
Ici, la nature de notre voyage allait changer, et les grandes routes allaient faire place aux lacs et aux montagnes. Nous réglâmes nos comptes avec notre cocher ; il était désespéré de nous quitter, disait-il. Nous comprîmes que c'était une manière honnête de nous prier d'ajouter quelque chose à son pourboire ; comme c'était un très brave garçon, cela ne fit point difficulté. Un quart d'heure après, il revint nous dire, tout consolé, qu'il avait trouvé une dame et un monsieur à reconduire à Lausanne.
Comme Thun n'offre rien de remarquable que son école d'artillerie, et que nous n'étions pas venus en Suisse pour voir tirer le canon, je retins ma place pour Interlaken dans le bateau de poste, non que ce moyen de transport fût le plus commode, mais parce que j'espérais accrocher, chemin faisant, quelque tradition aux passagers. Le lendemain, à neuf heures et demie, nous partîmes.
On s'embarque à la porte même de l'auberge. Pendant dix minutes à peu près, on remonte l'Aar, qui descend des glaciers du Finsteraarhorn, se précipite aux rochers de Handek, d'une hauteur de trois cents pieds, et vient alimenter, en les traversant dans toute leur largeur, les deux lacs de Brienz et de Thun, séparés l'un de l'autre par le charmant village d'Interlaken, dont le nom seul indique la position. Après ces dix minutes de marche, on entre dans le lac.
Aussitôt, l'horizon s'élargit sur tous les points, demeurant cependant plus borné à gauche qu'à droite. Car, à gauche, une colline couverte de bois borde le lac dans toute sa longueur, et, de la distance où on la voit, semble un mur tapissé de lierre ; tandis qu'à droite, le paysage s'étend en présentant deux étages de montagnes dont les secondes ont l'air de regarder par-dessus les premières. De temps en temps, ce premier plan s'ouvre et présente la gorge bleuâtre d'une vallée qui, des bords du lac, paraît large comme un fossé de citadelle et qui, à son entrée, présente une ouverture d'une lieue.
La première ruine qui frappe les yeux en entrant dans le lac est celle du manoir de Schadeau, qui fut élevé au commencement du dix-septième siècle par un membre de la famille d'Erlach. Sa vue ne rappelle aux habitants aucune tradition historique. D'ailleurs, celui de Stratlingen, situé une demi-lieue plus loin, l'écrase de ses souvenirs.
Le chef de cette maison, si l'on en croit la chronique d'Einigen, n'est autre qu'un Ptolémée issu par sa mère du sang royal d'Alexandre et par son père d'une famille patricienne de Rome. Converti au christianisme par un miracle (il avait aperçu une croix entre les bois d'un cerf qu'il chassait), il prit à son baptême le nom de Théode-Rik, et, fuyant les persécutions de l'empereur Hadrien, se présenta à la cour du duc de Bourgogne, alors en guerre avec le roi de France . Lorsque les deux armées se trouvèrent en présence, il fut convenu entre les chefs qu'un combat singulier déciderait de la querrelle ; le duc de Bourgogne nomma Théode-Rik son champion, et le jour du combat fut fixé. Mais, dans la nuit, le tenant du roi de France vit en rêve l'archange Michel combattant pour son adversaire. Cette vision lui inspira une telle épouvante, qu'en se réveillant, il se déclara vaincu. Le duc de Bourgogne, reconnaissant envers Théode-Rik d'une victoire où l'intervention divine s'était manifestée d'une manière si visible, lui donna en récompense sa fille Demut et le Hüsbland, dot qui se composait de la Bourgogne et du lac Vandalique . C'est au bord de ce lac, et dans la partie la plus pittoresque de la contrée, que le nouveau maître de ce beau pays fit bâtir le château de Stratlingen.
Deux cents ans après ces événements, sire Arnold de Stratlingen, descendant de Théode-Rik, fonda, en l'honneur de l'assistance miraculeuse que saint Michel avait prêtée à son ancêtre, l'église de Paradis, qu'il dédia à ce saint. Au moment où les ouvriers venaient d'en poser la dernière pierre, une voix se fit entendre :
- Ici se trouve un trésor si grand que personne n'en pourrait payer la valeur.
On se mit aussitôt en quête de ce trésor et l'on trouva dans le maître-autel une roue du char du prophète élie et soixante-sept cheveux de la Vierge. La cavité avait été pratiquée dans l'autel pour y introduire les malades et les possédés qui, les jours de grande fête, y obtinrent maintes fois leur entière guérison.
Après bien des révolutions successives dans les autres parties du monde, la Petite-Bourgogne, qui était toujours soumise aux seigneurs de la même race, fut érigée en royaume. Le roi Rodolphe et la reine Berthe, dont nous avons vu à Payerne la selle et le tombeau, y régnaient vers le dixième siècle, mais les mœurs simples et religieuses qui les avaient immortalisés firent bientôt place au luxe et à l'impiété. La contrée qui leur était soumise prit sous leurs successeurs le nom de Zur Goldenen Lust (Séjour d'or de plaisir), et le château de Spietz, qu'ils firent bâtir sur les rives du lac, celui de Goldenen Hof (Cour dorée). Enfin, la licence et l'impiété furent portée à un tel degré, dans ce petit royaume, que la miséricorde céleste se lassa et que sa perte fut résolue. En conséquence, Ulrich, le dernier seigneur de cette race, ayant, le jour de son mariage, invité sa cour à une promenade sur le lac, Dieu suscita une tempête, et, d'un seul coup de vent, fit chavirer toute cette petite flottille. Un instant, le lac fut couvert de fleurs et de diamants, puis tout s'engloutit aussitôt, sans qu'aucune des personnes conviées à cette fête mortuaire obtînt grâce devant son juge.
Le même jour, la roue du char et les soixante-sept cheveux de la Vierge disparurent. Oncques n'en entendit reparler depuis. Une inscription gravée sur le roc indique l'endroit du lac qui fut témoin de cet événement.
Pendant que l'un des passagers nous racontait cette histoire tragique, le ciel paraissait se préparer à faire un miracle du même genre que celui qui avait éteint la famille royale de Stratlingen. Le jour s'était obscurci, les nuages s'abaissaient graduellement et nous dérobaient les cimes blanches de la Blümklisalp et de la Jungfrau ; ils s'étendaient ensuite sur la chaîne de montagnes moins élevée qui formait le second plan du tableau, tronquant leurs formes pour leur donner les aspects les plus bizarres et les plus inconnus. Le Niesen surtout, magnifique pyramide qui s'élève dans des proportions parfaites à la hauteur de cinq mille pieds, paraissait se prêter avec une complaisance parfaite aux jeux les plus fantasques de ces capricieux enfants de l'air. Ce fut d'abord une nuée qui, arrêtée par son sommet aigu, s'y fixa, et, s'étendant sur ses larges épaules, prit la forme onduleuse d'une perruque à la Louis XIV ; puis, s'élargissant en cercle à son extrémité inférieure, vint se rejoindre sur sa poitrine et s'y nouer comme une cravate. Enfin, cette masse transparente, s'épaississant et s'abaissant peu à peu, trancha complètement la tête du géant et fit de sa base puissante une table sur laquelle la nappe paraissait mise pour un dîner auquel Micromégas aurait invité Gargantua.
J'étais très occupé à faire toutes ces remarques lorsqu'une espèce de bise visible qui semblait raser la terre accourut de la vallée à nous, plus rapide mille fois qu'un cheval de course. Ce qui la rendait ainsi visible n'était autre chose que la poussière neigeuse qu'elle avait enlevée aux cimes des montagnes dont elle descendait. Je la fis remarquer à notre pilote, qui me répondit d'une voix brève et sans même se retourner vers elle, tant il était occupé du gouvernail !
- Oui, oui, je la vois bien, et je vous réponds qu'elle va nous donner un chasse sévère, si nous n'avons pas le temps de nous mettre à l'abri derrière ces rochers. Allons, mes enfants, cria-t-il aux bateliers, quatre bras à chaque rame, et nageons vivement !
Les bateliers obéirent à l'instant, et notre petite embarcation rasa la surface du lac comme une hirondelle qui trempe le bout de ses ailes dans l'eau. En même temps, un premier coup de vent, messager de l'orage qui s'avançait, passa sur nous, emportant le chapeau du pilote. Celui-ci parut si indifférent à cet accident que je crus qu'il ne s'en était pas aperçu.
- Dites donc, maître, lui dis-je en tendant la main vers l'endroit où le feutre nageait sur le lac comme un petit bateau perdu, est-ce que vous ne voyez pas ?
- Si, si, me répondit-il, toujours sans regarder.
- Eh bien, mais votre chapeau ?
- L'administration m'en donnera un autre, c'est un cas prévu par mon marché avec elle. Sans cela, mes appointements n'y suffiraient pas : c'est le cinquième de l'année.
- Très bien. Alors, bon voyage !
Au même moment, le chapeau, qui faisait eau par la cale, à ce qu'il paraît, sombra sous voile et disparut. Pendant que je regardais le naufrage du pauvre feutre, je sentis le mouvement de la barque se ralentir. Je me retournai pour en voir la cause : deux de nos bateliers avaient abandonné leurs rames et roulaient vivement la toile qui couvrait notre bateau. Cette manœuvre fit pousser de grands cris à nos dames, qui voyaient la pluie s'avancer rapidement et qui avaient compté sur cet abri pour les en garantir. Le pilote se retourna vers elles :
- Voulez-vous en faire autant que mon chapeau ? leur dit-il. Non. Eh bien ! laissez-nous faire et tenez-vous tranquilles.
En effet, il était bien visible que nous n'aurions pas le temps de joindre l'abri que les rochers nous offraient, quoique nous n'en fussions plus éloignés que de cinquante pas. Le vent nous gagnait de vitesse et il nous annonça son approche par des sifflements aigus de ses premières bouffées chargées de neige. Au même moment, notre petit bateau bondit sur l'eau comme une pierre à laquelle un enfant fait faire des ricochets ; nous étions au milieu de l'ouragan, notre petit océan se donnait des airs d'avoir une tempête.
Cependant, la chose était plus sérieuse qu'on ne pouvait le croire au premier abord. à l'endroit même où nous étions, et pendant le dernier hiver, un bateau chargé de bois s'était englouti et les bateliers ne s'étaient sauvés qu'en montant sur la pyramide que formait leur cargaison ; ils avaient passé la nuit sur cette éminence qui, le matin, entourée de glaçons que la gelée de la nuit avait consolidés autour d'elle, s'était trouvée le centre d'une petite île polaire. Ce ne fut qu'après être restés vingt-quatre heures dans cette situation que d'autres bateliers vinrent les secourir. Quant à nous, nous n'avions pas même cette chance de salut. C'est ce que le pilote nous fit parfaitement comprendre en me demandant à mi-voix :
- Savez-vous nager ?
Je compris parfaitement, et, sous prétexte que, n'ayant que ma blouse, je ne voulais pas l'exposer à être mouillée, je me débarrassai de l'espèce de fourreau dans lequel elle m'emboîtait, et je me tins prêt à tout événement.
Nous en fûmes cependant quittes pour la peur. Notre bateau, toujours emporté par le vent qui, le prenant en travers, avait l'air de vouloir le retourner, traversa ainsi le lac dans toute sa largeur, et aborda sans accident à la pointe de la Nase, au-dessous de la grotte de Saint-Béat.
En mettant pied à terre, je remerciai la tempête au lieu de lui garder rancune ; grâce à elle, je pouvais faire un pèlerinage au Saint-Beaten Hohle, que je n'aurais pas eu l'occasion de visiter. Je payai donc mon passage à notre pilote, et lui déclarai que, n'ayant plus qu'une lieue et demie à parcourir pour arriver à Neuhaus, où l'on trouve des voitures pour Interlaken, je ferais le reste du chemin à pied.
L'orage dura encore une demi-heure à peu près, pendant laquelle nous trouvâmes un abri dans une cabane bâtie à la base de la côte. Ce temps écoulé, le ciel s'éclaircit, le lac cessa de bouillonner et notre embarcation se remit en route, tandis que je commençais mon ascension, accompagné d'un gamin qui s'était offert pour me servir de guide.
J'appris de lui, chemin faisant, que la grotte que nous allions visiter avait servi de demeure à saint Béat, qui vint s'y établir au troisième siècle. Il l'avait conquise lui-même sur un dragon qui y faisait sa résidence, et auquel il ordonna de laisser la place libre, ce que l'animal docile fit aussitôt. La légende dit qu'il était originaire d'Angleterre et d'une illustre naissance. Avant d'être converti et baptisé à Rome sous l'empereur Claude, il se nommait Suétone ; c'est de cette ville qu'il partit avec son compagnon, qui avait changé aussi son nom d'Achates en celui de Just, afin de venir prêcher le christianisme à l'Helvétie. Il y fit promptement de nombreux néophytes, dont un miracle doubla encore le nombre. Un jour que des bateliers refusaient de conduire saint Béat de l'autre côté du lac, au village d'Einigen où il était attendu par une grande foule de peuple, il étendit son manteau sur le lac et, montant dessus, il fit sur cette frêle embarcation les deux lieues qui le séparaient du village où il était attendu. Dès lors, toute la contrée fut soumise à la parole de l'homme dont la mission céleste s'était manifestée par une telle merveille.
Le chemin de la grotte, comme si le saint l'eût choisie par allusion à celui du ciel, n'est rien moins que facile ; il est entrecoupé de nombreux ravins. Mon petit bonhomme de guide me montra l'un d'eux, que les habitants nomment le Flocksgraben, et me raconta qu'un homme, voyageant de nuit, y était tombé, il y a quelques années, avec son cheval. Le malheureux se cassa les deux jambes dans cette chute et poussa de tels cris, qu'on l'entendit de l'autre côté du lac, quoique les rives fussent distantes d'une lieue. Dans l'attente du secours, mourant de soif, comme il arrive presque toujours dans les cas de fracture, et ne pouvant bouger de la place où il était tombé, il avait trempé le bout de son manteau dans le ruisseau qui coulait au-dessous de lui et l'avait ensuite sucé pour se désaltérer.
Nous parvînmes cependant, sans que rien de pareil nous arrivât, jusqu'à l'ouverture de la grotte, ou plutôt des grottes, car la caverne a deux orifices. De la plus basse de ces deux voûtes sort la source du Beatenbach (ruisseau de saint Béat), qui se précipite en grondant entre les rochers. C'est au bord de ce ruisseau que le saint expira, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. Son crâne fut conservé dans la caverne voisine et offert, jusqu'en 1528, à la vénération des fidèles. à cette époque seulement, deux députés du Grand Conseil de la ville de Berne, qui venait d'adopter la réformation, vinrent enlever cette relique et la firent enterrer à Interlaken. Les catholiques n'en ayant pas moins continué leurs pèlerinages à la grotte, on en mura l'entrée en 1566 ; elle a été rouverte depuis. Cette voûte peut avoir trente pieds à peu près de profondeur sur quarante à quarante-cinq de large.
La grotte du ruisseau, quoique moins vénérée, est plus curieuse. Les arcades par lesquelles le torrent arrive, quoiqu'en s'abaissant graduellement, offrent un chemin praticable pendant l'espace de six cents à six cent cinquante pieds. Nous n'avions fait aucun des préparatifs nécessaires pour nous aventurer dans ce gouffre ; d'ailleurs, les eussions-nous faits, la chose fut bientôt impossible. En effet, à peine avions-nous eu le temps de visiter l'orifice de la grotte qu'il me sembla que le bruit qu'on entendait dans les profondeurs augmentait graduellement. J'en fis la remarque à mon petit guide, qui écouta avec attention puis qui, sans me dire autre chose que ces mots : « C'est la revue de Seefeld, sauvons-nous ! », prit ses jambes à son cou. Je ne savais pas ce que c'était que la revue de Seefeld, mais il courait de si bon cœur que je me mis à courir derrière lui, sans savoir où j'allais ni ce que je fuyais. Il s'arrêta, je m'arrêtai. Nous nous regardâmes, il se mit à rire.
Je crus que le drôle s'était moqué de moi, et je venais de le prendre par l'oreille pour lui témoigner le peu de goût que je prenais à ces sortes de plaisanteries lorsque, étendant la main vers la caverne, il me dit :
- Regardez !
Je jetai les yeux dans la direction qu'il m'indiquait et je fus témoin d'un phénomène dont l'explication me parut facile : la gueule de la grotte était presque entièrement remplie par le torrent, dont le volume avait plus que triplé. C'était le bruit de cette eau qui accourait que nous avions entendu, et son augmentation était due à l'eau de l'orage, qui avait filtré à travers les fentes du rocher et grossi celle de la source. Si nous avions été avancés de cent pas seulement dans la caverne, nous n'aurions pas eu le temps de fuir. Quant au nom de revue de Seefeld, par lequel on désigne cet accident qui se renouvelle à chaque orage nouveau, mon guide m'expliqua qu'il venait à la fois du nom du pâturage qui forme le sommet de la montagne, qu'on appelle Seefeld, et de la ressemblance du bruit qu'il produit avec celui que feraient des décharges de mousqueterie entremêlées de coups de canon. Il m'assura que ces espèces de détonations s'entendaient de deux lieues.
Ces explications données, nous prîmes congé du Beaten Hohle et nous nous mîmes en route pour Neuhaus, où nous arrivâmes sains et saufs, et où je trouvai une petite voiture qui, moyennant la somme d'un franc cinquante centimes, me conduisit à Interlaken. J'y trouvai nos passagers encore très peu remis de leur frayeur, et qui allaient se mettre à table. Un des voyageurs cependant manquait à l'appel ; ce pauvre diable avait pris une telle peur, qu'en mettant le pied à terre, il fut atteint d'une fièvre qui ne l'avait pas encore quitté quand je revins, cinq jours après, de mon excursion dans la montagne.

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