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Chapitre VIII
Une noce juive

Le lendemain, en effet, nous trouvâmes, en arrivant chez David, notre déjeuner servi. Jamais je n'ai vu table plus propre et plus appétissante.
C'était du beurre frais comme nous n'en avions jamais mangé depuis notre départ de France ; des dattes parfaites, des figues excellentes. Le reste se composait de côtelettes de mouton et de poissons frits, le tout arrosé d'un vin de la composition de David, dans lequel le raisin devait entre pour très peu de chose, mais qui n'en était pas moins excellent. Je hasarderai cette opinion que c'était, selon toute probabilité, la liqueur que l'on servait au Moyen âge sous le nom d'hydromel.
Après le déjeuner, David nous invita à le suivre dans la maison où se trouvait la mariée. Il y avait déjà six jours que la célébration du mariage avait commencé. Nous en étions au septième, appelé le jour du Hennah : c'était le plus curieux, c'était celui pendant lequel la mariée doit être conduite au domicile conjugal.
Cent pas avant d'arriver à la maison, nous entendions déjà le bruit qui s'en échappait : c'était un frôlement de tambours, un grincement de violons et un pétillement de grelots qui ne manquaient pas d'une certaine harmonie pleine de sauvagerie et d'originalité ; de la musique, enfin, comme on s'attend à en trouver dans le Maroc.
Nous continuâmes d'avance. La porte était encombrée de curieux, mais, à la vue de David, on nous fit place. Nous entrâmes dans une cour carrée, entourée de maisons à terrasse, excepté du côté de la rue.
Un énorme figuier, qui me rappela celui auquel les Athéniens avaient l'habitude de se pendre, s'élevait au milieu de la cour, tout chargé d'enfants maures et juifs groupés pêle-mêle dans les branches. Sur deux côtés de la muraille, s'étendaient des bancs formant un angle de retour. Les bancs étaient chargés de spectateurs au milieu desquels on nous fit prendre notre place.
Les deux autres côtés de la muraille, qui étaient ceux donnant sur la rue et la façade, étaient occupés : le côté de la muraille donnant sur la rue par trois musiciens accroupis, jouant, l'un du violon, mais en renversant l'instrument et comme on joue du violoncelle ; les deux autres du tambour de basque. Le côté de la muraille formant la façade de la maison était occupé par une douzaine de femmes juives vêtues de leurs plus riches costumes, groupées les unes aux pieds des autres de la façon la plus pittoresque, et qui n'offraient d'autre solution de continuité entre elles que l'ouverture ogivale de la porte, dans les profondeurs de laquelle on voyait se perdre quinze ou vingt autres femmes.
Toutes les terrasses voisines étaient chargées de spectateurs ou plutôt de spectatrices. Spectatrices étranges qui avaient l'air de fantômes. C'étaient des femmes mauresques drapées dans de grandes couvertures bleues ou blanches, nommées abrok ; elles étaient accroupies, et, de temps en temps, se levaient poussant une espèce de rire prolongé, qui ressemblait au glapissement de la dinde et au houhoulement de l'orfraie mêlés ensemble. Puis, ce cri poussé, elles se relayaient et rentraient dans leur immobilité. Une seule parmi toutes ces femmes allait, courant d'une terrasse à l'autre, enjambant les intervalles avec une merveilleuse légèreté, et, de temps en temps, péchant contre toutes les lois du prophète, ouvrant son abrock pour nous montrer une tête charmante qu'elle nous cachait aussitôt avec un rire d'une coquetterie extrême.
Décidément, la Galatée de Virgile, qui fuit vers les saules et qui désire être vue avant que d'y arriver, est de tous les pays, même du Maroc.
Nous fûmes un certain temps avant d'embrasser tous ces objets : figuier chargé d'enfants, spectateurs étrangers assis sur des banquettes, musiciens jouant du violon et du tambour de basque, femmes juives assises et groupées, femmes juives debout sous l'ouverture de la porte, femmes mauresques assoupies sur les terrasses.
Mais enfin, nous parvînmes à fondre tout cela dans un seul et même ensemble plein d'harmonie et de couleur. Un carré aboutissant à la porte de la maison était vide, et le sol avait été recouvert d'un tapis.
David alla parler aux femmes de la maison. Une d'elles sortit toute rougissante, mais sans cependant se faire prier. Elle s'avança jusqu'au milieu du carré aux encouragement de ses compagnes et aux éclats de rire sauvages des mauresques, puis elle tira un mouchoir de sa poche, en prit les deux extrémités, le tordit en lui imprimant un mouvement de rotation, et, lorsqu'il fut tordu comme un câble, elle commença à danser.
Le fandango, la cachucha, l'olé, le bito et le jaléo de Xérès nous avaient gâtés.
Il est vrai que la danse juive n'est pas une danse, c'est un piétinement sur place avec un mouvement de hanches qui rappelle le menito andalou. Au reste, peu de grâce, excepté dans les mains ; peu de volupté, excepté dans les yeux.
Dix ou douze femmes dansèrent les unes après les autres sans que le plus minutieux observateur eût pu faire une différence entre le talent chorégraphique de l'une et celui de l'autre. Il est vrai que toutes dansaient sur un même air accompagné d'une même chanson. Quant l'air était achevé, l'air reprenait sa première mesure ; quand la chanson était finie, la chanson recommençait. L'air n'était pas précisément un air, mais une espèce de cadence monotone parcourant une octave tout au plus. De temps en temps, le plus vieux des joueurs de tambour de basque déposait son instrument, et frappait dans ses mains sèches qui résonnaient comme deux palettes de bois : on eût dit que déjà la chair était absente, et que c'étaient les os mêmes d'un squelette qui produisaient ce singulier bruit.
Quant à la chanson, je vous donne en mille à deviner ce dont elle traitait. C'était la chanson du bombardement de Tanger.
Il y a deux événements qui ont laissé un profond souvenir dans le Maroc : le premier, c'est le bombardement de Tanger ; le second, c'est la bataille d'Isly. On n'a pas encore fait de chanson sur la bataille d'Isly, que je sache du moins, mais on en a fait une sur le bombardement de Tanger.
Pourquoi chantait-on cette chanson à une noce juive ? Voilà la question que je me fis et que chacun se fera : un bombardement est-il une chanson de Noce ? Non ; mais de cette apparition de Français sur les côtes de Tanger est résulté une lutte, et, de cette lutte, une victoire.
Cette lutte, c'est la vieille lutte de l'Orient avec l'Occident. Jusqu'au treizième siècle, l'Orient nous apportait la lumière ; depuis le quatorzième siècle, nous lui reportons la liberté. Cette lutte a amené une victoire, et cette victoire un traité. Or, partout où nous faisons un traité, même après une victoire, cela tient à notre caractère prodigue, il y a pour nos ennemis plus à recevoir qu'à donner. Les Juifs surtout, ces parias du fanatisme, ont toujours gagné quelque chose à nous tendre la main.
Aussi les Juifs, écrasés comme Encelade sous le poids de cette montagne que le Seigneur a fait rouler sur eux, et qu'on appelle la Tyrannie, les Juifs se sont retournés plus facilement, du moment où nous avons rendu cette tyrannie plus légère.
Alors cet événement du bombardement de Tanger, terrible pour tous, fut un peu moins terrible cependant pour eux que pour les autres ; car cet incendie à la lueur duquel ils avaient entrevu un avenir plus heureux, cet incendie était une aurore. Aurore d'un jour pareil, peut-être, cet incendie était une aurore.
Il en résulte que cette chanson, toute douloureuse qu'elle soit, est chantée toujours, est chantée partout, est chantée par tout le monde, même par les Juifs qui chantent peu et qui la chantent comme épithalame.
Voici les quelques couplets que j'ai entendus. Au reste, le nombre n'en est pas fixé, et ,dans un pays où la poésie est la langue habituelle, où tout homme est poète, chaque jour voit naître une strophe nouvelle qui consacre ce grand événement.

Partis de climats inconnus,
Aussi nombreux que les étoiles,
Un jour des vaisseaux sont venus,
Cachant l'Océan sous leurs voiles.
Et ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Mes yeux pleuraient sur ton danger
En voyant grossir cet orage,
ô ma ravissante Tanger,
Souveraine de ce rivage :
Car ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Nous nous étions, la veille au soir,
Endormis au milieu des fêtes ;
Mais la mort, de son crêpe noir,
Quand vint le jour, voilait nos têtes.
Et ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Les habitants, de toutes parts
Couraient éperdus aux murailles ;
Mais, plus pressés qu'eux, aux remparts
Pleuvaient et boulets et mitraille.
Oh ! ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Les chefs passaient sur leurs chevaux,
Criant : alarme ! alarme ! alarme !
Mais, en voyant tant de vaisseaux,
Le plus brave lâchait son arme.
Car ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Tout le jour, la poudre brûla
Avec le fracas du tonnerre ;
Puis, le soir, le fort s'écroula,
De ses débris couvrant la terre.
Oh ! ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !

Pendant la nuit, pour Mogador
Appareilla la flotte errante,
Et le matin aux regards d'or
Vit Tanger libre, mais mourante.
Oh ! ce jour-là fut un jour de douleur,
Et les gens criaient : Allah, quel malheur !


Voilà l'étrange chanson que l'on chantait à cette noce juive, Madame, et que l'on interrompit, ainsi que la danse, pour nous faire voir la mariée.
On fit lever la mariée, qui était couchée dans un grand lit avec quatre jeunes filles qui semblaient la garder ; on la fit descendre de son lit ; on la conduisit au milieu de la chambre ; on lui dit de s'asseoir adossée au mur. Elle portait un voile rouge sur la tête et tenait ses yeux fermés. Depuis le début des cérémonies, elle n'avait pas ouvert les yeux, et depuis huit jours les cérémonies étaient commencées.
Le premier jour, c'est-à-dire le mercredi qui avait précédé notre arrivée, la famille s'était emparée de la fiancée, et les musiciens de la cour. La famille avait lavé la fiancée des pieds à la tête ; les musiciens avaient commencé leur sabbat. La fiancée sortie du bain, on l'avait couchée sur son lit, qu'elle ne devait plus quitter que le temps nécessaire à en secouer les matelas, puis on lui avait fermé les yeux, qu'elle ne devait plus rouvrir que pour voir son mari.
Le jeudi, les parentes avaient parcouru la ville en invitant ses amies à venir le samedi dans la maison de sa fiancée.
Le vendredi, la famille avait préparé le dîner du samedi.
Le samedi, dès six heures du matin, les jeunes filles invitées étaient arrivées et s'étaient couchées dans le même lit que la mariée. Sur les neuf ou dix heures du matin, après que le marié fut sorti de la synagogue, tous ceux qui avaient entendu la prière avec lui étaient venus avec lui à la maison de la fiancée. La journée s'était passée en festins, mais la mariée n'avait pas ouvert les yeux, mais la mariée ne s'était point levée.
Toute la nuit du samedi au dimanche on avait fait de la musique.
Le dimanche, on avait nettoyé la maison. Cette occupation avait pris une partie de la matinée. Le soir, la femme avait envoyé ses cadeaux à son mari. Ces cadeaux étaient des matelas, des draps de lit et des chemises. Les femmes présentes avaient accompagné ces cadeaux en chantant : « Hulahleh ! Hulahleh ! Triomphe ! Triomphe ! »
Le lundi, dès le matin, on avait préparé un grand dîner pour les femmes ; aussitôt le dîner fini, on avait levé la mariée, on l'avait conduite au bain, où elle avait été les yeux fermés. Les femmes l'accompagnaient. Le bain appartient à la synagogue.
Le mardi, c'est-à-dire le jour du hennah, le jour auquel nous étions arrivés, les danses et les chants continuaient. Mais, à midi, on devait faire lever la mariée, l'asseoir contre le mur, et là, lui peindre les ongles des pieds et des mains avec du hennah.
C'est ce que l'on faisait à cette heure, et c'est pour assister à cette cérémonie que nous avions été introduits dans la chambre. Au bout d'une demi-heure, les ongles des pieds et des mains furent couleur de brique, et la mariée, enrichie de cet ornement, fut reconduite à son lit au milieu de ces rires stridents des femmes mauresques, dont aucun bruit humain ne peut donner une idée.
à six heures du soir, on devait achever la toilette de la mariée et la conduire chez son fiancé. D'ici là, rien de nouveau, excepté les danses et les chansons. Les danses étaient toujours les mêmes ; la chanson était toujours celle du bombardement.
Nous chargeâmes David de faire tomber quelques douros dans la corne du bonnet de la danseuse que nous trouvâmes en exercice en sortant.
C'est une façon de tribut payé par les étrangers qui viennent assister à ces danses, et nous nous y soumîmes avec le plus grand plaisir. Le spectacle avait été assez curieux pour que nous ne regrettassions pas notre argent.
Nous employâmes toute la journée à courir par les rues de Tanger et à compléter nos emplettes chez David, où un dîner nous fut servi vers quatre heures, aussi excellent qu'avait été le déjeuner.
à six heures, nous revînmes à la maison de la fiancée ; le dénouement qui s'approchait avait amené dans la rue et dans la cour un rassemblement de curieux plus considérable encore que celui du matin. Nous eûmes toutes les peines du monde à percer cette foule, mais, avec David, on arrivait à tout. Nous entrâmes. On nous attendait pour commencer la cérémonie de la toilette.
à peine fûmes-nous placés à l'une des extrémités de cette chambre, longue de vingt pieds à peu près et large de huit tout au plus, qu'à l'extrémité opposée, on tira des rideaux de damas rouge qui nous découvrirent la mariée couchée au milieu de cinq ou six jeunes filles.
On la leva, les yeux toujours fermés, on la fit descendre du lit, et on la fit asseoir en face de la porte, c'est-à-dire juste au milieu de la chambre, sur une chaise adossée au mur. Cette chaise était élevée sur ses pieds comme celle de Thomas Diafoirus dans le Malade imaginaire. La mariée se jucha sur cette chaise. Alors les matrones l'entourèrent.
On lui ôta son voile rouge, et l'on commença de la coiffer. Ses cheveux servirent à faire un premier édifice, sur lequel on posa une première coiffure, puis une seconde, puis une troisième. Sur cette troisième coiffure, qui s'élevait déjà à un demi-pied de hauteur, une écharpe fut roulée en manière de tuyau de poêle, puis, sur ce tuyau, l'on posa un diadème de velours rouge à pointe de la forme de l'ancienne couronne des rois francs.
La coiffure étant achevée, on passa du front au visage. Une femme armée d'un pinceau commença alors à lui peindre les paupières et les sourcils avec du khôl, tandis qu'une autre, avec une petite feuille de papier doré dont la dorure recouvrait une couche de cochenille lui frottait les joues qui prirent à l'instant même la teinte du carmin le plus vif.
Cette application se faisait de la manière la plus simple. La femme chargée de cette portion de la toilette appliquait sa langue sur la feuille de papier doré, et la feuille de papier doré, tout humide, sur la joue de la fiancée. Un frottement, qui aurait pu être plus léger et plus doux, faisait le reste. Ce badigeonnage dura une heure à peu près sans que la pauvre victime ouvrît les yeux, risquât un geste, fît un mouvement. Après quoi, on la fit descendre de sa chaise, et monter sur une espèce de trône préparé sur une table. Là, elle s'assit immobile comme une statue japonaise, tandis que son frère, une bougie à la main, montrait l'idole à tout le monde. Pendant ce temps, les femmes lui faisaient de l'air avec leurs mouchoirs. Puis, de dix minutes en dix minutes, les Mauresques faisaient entendre ce rire strident dont j'ai déjà parlé.
Au bout d'une demi-heure, à peu près, d'exposition, des flambeaux parurent, et la musique redoubla d'acharnement. Ces flambeaux étaient portés par les parents du fiancé, qui venaient chercher la fiancée. L'heure était venue pour elle de se rendre à la maison nuptiale. On la prit sur son trône, on l'enleva à force de bras, on la déposa à terre, au milieu des cris, des applaudissements et de ces rires mauresques qui dominaient tout, applaudissements et cris.
On fit sortir tous les curieux, et nous les derniers. Quatre janissaires, des lanternes d'une main et des bâtons ou des courbachs de l ‘autre, attendaient le cortège à la porte. Ils étaient chargés de lui faire place, à lui, et de nous protéger, nous.
Le cortège se mit en mouvement, conduit par la mariée, les yeux toujours clos, et dont chaque mouvement était remarquable par sa raideur automatique. Trois hommes la guidaient ; deux la tenaient par-dessous les bras, marchant à ses côtés ; un troisième, marchant derrière elle, lui soutenait la tête. Trois hommes portant des flambeaux éclairaient, marchant à reculons et poussant derrière eux les curieux, marchant à reculons comme eux. Tous les gens de la noce suivaient la mariée.
Cette masse était donc séparée en deux portions bien distinctes : les invités et la mariée, qui marchaient en avant ; les curieux, qui marchaient à reculons.
Un grand foyer de lumière les séparait, se projetant sur toutes ces figures aux costumes étranges : Maures, Juifs, Arabes, chrétiens. Cette lumière, qui montait le long des maisons, éclairait chaque porte encombrée de femmes voilées, chaque ruelle barrée par de longs spectres dont on n'apercevait que les linceuls, tandis qu'au haut des terrasses, courait comme de folles ombres un autre cortège aérien, sautant de maison en maison et suivant de toit en toit cette procession bruyante et lumineuse qui semblait pousser devant elle, entraîner derrière elle, et réveiller sur ses flancs toute la population de Tanger.
C'était le plus fantasque spectacle que j'aie jamais vu de ma vie, et toute ma vie je reverrai ces groupes de blancs fantômes au milieu desquels brillaient les coiffures de perles et les gilets d'or des femmes juives ; toute ma vie je reverrai ces petites fenêtres carrées à chacune desquelles passait une tête ; toute ma vie je reverrai ces démons de la nuit voltigeant de toit en toit dans cette demi-lumière qui montait jusqu'à eux, ne s'arrêtant que lorsque quelque ruelle transversale venait barrer leur chemin, et encore, franchissant parfois cette ruelle d'un bond sans écho comme si la curiosité leur mettait aux épaules les ailes silencieuses de la chauve-souris.
Après une heure, à peu, près nous arrivâmes enfin à la maison du marié, dans laquelle nous entrâmes, toujours protégés par nos janissaires. J'étais au premier rang de ceux qui marchaient à reculons, immédiatement après les porte-flambeaux, entre deux janissaires, qui, malgré mes observations auxquelles ils ne comprenaient rien, frappaient à droite et à gauche, ramassant des pierres pour atteindre de loin ceux qu'ils ne pouvaient frapper de près, et protégé par eux, non seulement de tout heurt, mais encore de tout contact.
Le marié était adossé à la muraille, immobile, les yeux baissés, pareil à une statue de pierre chargée de garder la porte. Il était vêtu de noir, avait la tête rasée, et portait un seul fil de barbe qui lui commençait au bas de l'oreille et lui passait sous le cou. Il pouvait avoir de vingt-deux à vingt-quatre ans.
Notre entrée ne lui fit faire aucun mouvement. Il demeura à son poste, les yeux baissés, et sans que le souffle de l'existence parût même passer à travers ses lèvres minces et serrées.
Giraud seul peut se charger de donner la ressemblance de ce singulier personnage.
La mariée venait derrière nous, car, grâce aux janissaires, tous les curieux avaient été tenus dans la rue. Sur le seuil, elle s'arrêta. On lui apporta un verre d'eau qu'elle but, après quoi on cassa le verre. Le verre cassé, la mariée entra. On la porta sur un trône pareil à celui qu'elle avait déjà occupé chez elle, puis les cris et la musique recommencèrent, et durèrent dix minutes à peu près.
Pendant ces dix minutes de rumeurs, la mariée sur son trône, le marié adossé à son mur, ne donnèrent ni l'un ni l'autre signe d'existence. Enfin, cinq ou six femmes enlevèrent la mariée de son trône, et la portèrent sur le lit. Après quoi les rideaux retombèrent, et l'on invita tout le monde à sortir.
Je ne sais si la pauvre fille connaissait déjà la maison où elle était conduite et avait jamais vu son mari ; mais, si tous deux lui étaient inconnus, elle dut être désagréablement surprise en ouvrant les yeux. La maison était bien pauvre et le mari bien laid.
Nous sortîmes. Il était dix heures à peu près, les lumières étaient éteintes, les curieux dispersés, les rues vides : comme dans Robert le Diable, au signal de la retraite, les fantômes semblaient être rentrés dans leurs tombes, et quelques spectres attardés glissaient seuls le long des murailles.
Nous passâmes devant la petite fontaine. La petite fontaine elle-même était solitaire, et l'on n'entendait que le clapotement de son eau tombant sur le pavé. Tout ce bruit, toute cette rumeur, tout cet éclat s'étaient évanouis comme un rêve.
Dix minutes après, nous étions hors de Tanger, que nous quittions probablement pour ne la revoir jamais. Sur le port, nous fîmes nos adieux à David. Pendant la journée il avait transporté tous nos achats à bord du Véloce, et avait envoyé un messager à Tétuan. Ce messager, porteur d'une lettre de monsieur Fleurat, prévenait le bey de Tétuan que, le surlendemain au matin, nous débarquerions près de la douane, à deux lieues à peu près de la ville.
Nous voulûmes faire nos comptes avec David à propos du déjeuner et du dîner que nous avions pris chez lui, du tabac et des dattes qu'il nous avait envoyés, mais il ne voulut entendre à rien, nous disant que nous lui ferions de la peine en insistant davantage.
J'ai rencontré dans mon voyage deux Israélites auxquels j'ai particulièrement eu à faire : à Tanger, David ; à Alger, Soulal.
Je souhaite aux plus honnêtes chrétiens de ma connaissance leur politesse, leur probité et leur désintéressement.

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