Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VI
David Azencot

A mesure que nous avancions vers la ville, la ville, qui nous était apparue d'abord comme une masse crayeuse, commençait à se diviser en compartiments, et à présenter ses détails.
Ce qui frappait d'abord un œil étranger, c'était le quartier des consulats, tous rapprochés les uns des autres, et reconnaissables à leurs drapeaux. à l'extrémité de longs mâts, flottaient en effet les bannières d'Angleterre, d'Espagne, de Portugal, de Hollande, de Suède, de Sardaigne, de Naples, des états-Unis, de Danemark, d'Autriche et de France. Tout le reste de la ville présentait un aspect uniforme. Deux monuments dépassaient seuls le niveau des maisons, réduites à un premier étage et couvertes en terrasse : ces deux monuments étaient la casbah et la mosquée : le palais du sultan et la demeure de Dieu.
Comme nous débarquions, le muezzin appelait les fidèles à la prière, et sa voix, pleine, sonore et impérative comme doit être celle de tout interprète d'une religion qui relève du sabre, après avoir plané sur la ville, arrivait jusqu'à nous.
Le port proprement dit était à peu près vide, deux ou trois bâtiments espagnols étaient en chargement, voilà tout ; l'équipage dialoguait avec les Marocains à l'aide de la langue sabir, ce singulier composé de grec, d'italien et de français avec lequel on peut faire le tour de la Méditerranée. Une vingtaine de portefaix arabes se tenaient sur la jetée ; ils travaillaient à mettre en pièces un vieux bâtiment.
Au milieu d'eux, se tenait debout, dans l'attente visible de notre baleinière, un homme de taille moyenne, de trente-cinq à quarante ans, au teint pâle, aux traits accentués, à l'œil vif et intelligent ; il portait les cheveux rasés, était coiffé d'une calotte noire, et vêtu d'une longue redingote de même couleur, serrée autour de sa taille par une écharpe dont la couleur était rongée par le temps, mais qui autrefois avait dû être d'une charmante étoffe.
Il nous tendit la main pour nous aider à sauter de la baleinière sur le rivage. Puis, lorsque nous fûmes tous débarqués, avec un air d'autorité qu'expliquait aux yeux des assistants un sourire bienveillant de monsieur Florat, il prit le pas, même sur notre janissaire, et marcha en tête de la colonne en criant : « Place ! place ! » Un corps de garde marocain placé sur notre route, nous voyant accompagnés d'un janissaire, et nous tenant pour gens d'importance, nous salua en passant.
Nous montâmes la rampe, et dès lors toutes les évolutions que nous avions vu faire la veille à la lanterne nous furent expliqués.
Tanger a la prétention d'être une ville de guerre, et par conséquent elle a un semblant de murailles et une apparence de chemin couvert ; seulement les murailles tombent, et le chemin couvert est parfaitement à découvert.
Au bout de cette rampe, s'ouvre la porte, basse, épaisse, cintrée en ogive élargie, gardée par un soldat déguenillé portant un fusil à capucine dorée et à crosse incrustée d'ivoire. Elle donne entrée sur une rue étroite, raboteuse, bordée de maisons blanchies à la chaux, sans autres ouvertures sur la rue que l'ouverture des portes. De temps en temps, une grande niche était pratiquée au beau milieu d'une de ces maisons, et un homme, enveloppé d'un burnous blanc ou drapé d'une couverture, fumait, couché dans cette niche, avec une gravité et une importance telles, que, pour rien au monde, je ne me fusse permis de le déranger de cette occupation.
Cet homme, aux pieds duquel on apercevait des balances, et aux côtés duquel s'enfonçaient des espèces de casiers pleins d'objets sans formes, était ou un épicier, ou un fruitier, ou un boucher.
Quelques hommes marchaient gravement dans la rue, ayant pour la plupart les jambes nues et une simple calotte rouge sur la tête. D'autres, debout comme des statues de grès adossées à une muraille, absorbaient les rayons d'un soleil de trente à trente-cinq degrés, quoiqu'on fût en novembre. D'autres, enfin, étaient assis à la manière des tailleurs, et, la tête renversée en arrière, roulaient, dans une prière muette, les grains d'un chapelet arabe. De temps en temps une figure accroupie sur une terrasse se levait et sautait sur une autre terrasse : c'était une femme marocaine allant rendre visite à sa voisine.
Puis, au centre de la ville, on entendait une grande rumeur. C'était le marché qui allait son train.
à la hauteur du consulat français, monsieur Florat nous quitta, en disant à l'homme vêtu de noir : « C'est entendu, David, je vous recommande ces messieurs. » David fit un signe d'obéissance. Puis, se retournant de notre côté : « Tout ce que vous désirez, nous dit-il, vous le demanderez à David. » Nous fîmes un signe de remerciement, c'était marché conclu de part et d'autre.
Enfin, s'approchant de moi : « Cet homme, me dit monsieur Florat, est un Juif ; il se nomme David Azencot ; il est fournisseur de la marine. Si vous avez par hasard une traite de cent mille francs sur lui, il vous la paiera à vue, et probablement en or. Au revoir au consulat. » Je me retournai avec curiosité vers David : le Juif d'Orient m'était enfin révélé.
Le Juif chez nous n'existe plus comme type, il s'est fondu dans la société ; il n'a rien qui le distingue des autres hommes, ni dans son langage, ni dans sa tournure, ni dans son costume, il est officier de la Légion d'honneur, il est académicien, il est baron, il est prince, il est roi. L'histoire de la grandeur juive dans la société moderne serait curieuse à faire. Le Juif, c'est le génie qui succède aux dragons de Calchos, des Hespérides et des Niebelungen ; c'est lui qui, au Moyen âge, a la garde de l'or. De l'or, cette grande puissance de tous les siècles, cette divinité de quelques-uns.
Il y a des hommes qui doutent de Dieu, il n'y en a point qui doutent de l'or.
Voyez Aristophane ; chez lui l'or s'appelle Plutus, il est dieu, plus que Dieu, c'est l'anti-Jupiter, c'est le roi du roi de l'Olympe ; sans lui, Jupiter est forcé d'avouer qu'il meurt de faim. Mercure donne la démission de sa divinité qui ne lui rapporte rien, à lui, le dieu des voleurs, et se fait domestique chez le dieu de l'or. Apollon en exil a gardé les troupeaux. Mercure fait mieux encore, il tourne la broche et lave la vaisselle chez Plutus.
Voyez Christophe Colomb, après son quatrième voyage ; qu'écrit-il à Ferdinand et à Isabelle, ces protecteurs craintifs auxquels il a donné un monde, et quel monde, le Pérou ! Il leur écrit : « L'or est chose excellente ; avec de l'or on forme des trésors, avec de l'or on fait tout ce qu'on veut dans ce monde, et même dans l'autre ; car, avec de l'or, on fait entrer les âmes en paradis. »
Voyez ce que répond monsieur Pellapra, en l'an de grâce 1847, interrogé par le grand chancelier : « Quel est votre nom ? demande celui-ci. -J'ai douze millions. -Quel est votre âge ? -Je vous dis que j'ai douze millions. -Votre état ? -Mais n'entendez-vous point ? je vous répète que j'ai douze millions. »
Aussi, comme le Juif a compris cela ! Tandis que le sorcier, le nécroman, l'alchimiste, cherchaient l'or, il le trouvait, car il avait compris, lui, je ne dirai pas l'homme du dixième siècle, le Juif était moins qu'un homme, car il avait compris, que lui, la chose immonde, qui ne pouvait toucher ni denrée, ni femme, qu'on ne la brûlât, lui qu'on souffletait à Toulouse trois fois par an pour avoir livré la ville aux Sarrasins, lui qu'on chassait à coup de pierres à Béziers pendant toute la semaine sainte ; lui, le bouc d'outrage sur lequel tout le monde crachait ; lui qu'on pouvait vendre comme un esclave, tanquam proprium servum, dit l'ordonnance de 1230 ; il avait compris qu'avec l'or il reconquerrait tout ce qu'il avait perdu, et que dans sa course obscure, patiente et progressive, il remonterait plus haut que le point d'où il était tombé.
Puis, lorsqu'il a eu l'or, cela ne lui a plus suffi. Lavoisier cherchait la volatilisation du diamant, le Juif a trouvé la volatilisation de l'or ; le diamant volatilisé, Lavoisier en était pour son diamant ; l'or volatilisé, il reste au Juif la lettre de change, à l'aide de laquelle il commerce, étend ses deux ailes d'un pôle à l'autre, et qui a la valeur de l'or, plus l'escompte.
Michelet, ce grand historien, qui n'a qu'un défaut, c'est d'être plus grand poète encore qu'il n'est grand historien, lisait, en octobre 1834, dans un journal anglais : « Aujourd'hui, peu d'affaires à la Bourse, c'est jour férié pour les Juifs. »
Ainsi, en Angleterre comme en France, les Juifs sont arrivés au trône de l'or. Et c'est justice ; car ce trône de l'or, ils l'ont conquis par une lutte de dix-huit siècles ; patients et inflexibles, ils devaient en arriver là.
C'est qu'il faut le dire, le Juif a un grand avantage sur le chrétien ; le chrétien prête son or, et le Juif le vend. Allez trouver le Juif, ses conditions sont faites à l'avance, elles sont inexorables, mais elles sont patentes ; c'est à prendre ou à laisser. Ils vous rançonne toujours. Il ne vous trompe ni ne vous vole jamais. Tenez vos engagements, il tiendra les siens ; mais tenez-les, ou gare à vous !
« Une livre de votre chair, dit Shylock ; une livre de votre chair que je vais nourrir de mon argent ; une livre de votre belle chair, si demain vous ne me payez pas mes dix mille ducats. »
Payez, payez, morbleu ! ou il vous prendra votre chair, et c'est justice. Ce n'est pas lui, mon cher Antonio, qui est venu vous tenter, ce n'est pas lui qui est venu vous dire : « Engagez-moi votre chair en échange de mon argent » ; c'est vous qui avez été le trouver, et qui lui avez dit : « Prête-moi ton argent, et je te donnerai ce que tu voudras comme gage. » Il vous a demandé votre chair, c'était à vous de ne pas signer le contrat ; vous l'avez signé, maintenant votre chair est à lui.
Et les chrétiens, qui font mettre leurs débiteurs à Clichy, ce n'est pas une livre de chair qu'ils leur prennent, c'est parbleu bien toute leur chair.
Il est vrai qu'au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre de la civilisation, le Juif descend, degré à degré, de son trône commercial, et redevient humble, soumis, craintif ; c'est de Pétersbourg à Odessa, c'est de Tanger au Caire, qu'il faut chercher le vieux Juif ; il a fallu le knout des autocrates et le bâton des sultans pour le maintenir dans son humilité, et encore, allez voir le Juif d'Alger à Constantine.
Mais à Tanger, à Tanger qui vit sous le sceptre du bienheureux empereur Abd-el-Rhaman, jusqu'à ce qu'il vive sous celui du glorieux émir Abd-el-Kader, les Juifs sont forcés d'ôter leurs souliers quand ils passent devant une mosquée. Quel est le grand, le suprême reproche que nous font les Arabes ? « Ils embrassent leurs chiens, et donnent la main aux Juifs, » disent-ils.
Il est vrai que, grâce à son titre de fournisseur de la marine royale, David Azencot était à Tanger un personnage privilégié, et l'un de ses grands privilèges est de passer, chaussé de bas bleus et de ses souliers lacés, devant la mosquée ; aussi nous fit-il faire un grand détour, afin que nous le vissions user de son privilège.
Pauvre homme ! peut-être eût-il payé bien cher cette étrange faveur, si nous n'eussions pas bombardé Tanger et gagné la bataille d'Isly.
Tant il y a, qu'en attendant le revers de cette éclatante fortune dont il jouit à cette heure, il nous menait place du Marché en passant par la rue de la Mosquée. Nous arrivâmes enfin à cette place tant désirée, et nous y retrouvâmes tous nos négociants en charbon, bois et volaille du bord de la mer.
Je ne sais qui a dit le premier que les Arabes étaient graves et silencieux : graves, oui ; mais pour silencieux, non. Je ne sais rien de plus bruyant qu'un marché arabe : le nôtre faisait un bruit à fendre la tête.
Dans une enceinte contiguĂ« au marché, chameaux et mulets étaient couchés pêle-mêle, presque aussi graves, mais beaucoup plus silencieux que leurs maîtres. De temps en temps seulement, sans doute lorsque quelque émanation connue venait jusqu'à lui, un chameau soulevait son long cou de serpent et jetait un cri aigu, qui n'a d'analogie avec le cri d'aucun autre animal.
Ce spectacle mettait Giraud et Boulanger dans le ravissement. Ils étaient établis au milieu des marchands de figues et des marchands de dattes, couvrant leurs albums de croquis plus pittoresques les uns que les autres.
Tout cela se vendait, dattes, figues et autres comestibles, ou plutôt se donnait, à des prix fabuleux pour nous autres Européens. On doit vivre en grand seigneur, à Tanger, avec cinq cents livres de rente.
Nous rencontrâmes le cuisinier du Véloce qui faisait ses approvisionnements ; il marchandait des perdrix rouges, on les lui faisait quatre sous la pièce, et il jetait les hauts cris, disant que le pays se gâtait tous les jours, et que, si cela continuait, il n'y aurait bientôt plus moyen ,d'y tenir.
à une heure juste le marché finit. Dix minutes après, il était complètement désert, et des enfants, dont la plupart étaient nus comme la main, cherchaient parmi tous ces débris s'ils ne trouveraient pas une figue, une datte, ou un grain de raisin sec.
J'avais demandé un bazar quelconque où acheter des ceintures, des burnous, des haïcks et tout ce que j'avais vu mes amis rapporter d'Afrique. Et, à chaque fois que j'avais demandé à David : « Où trouverai-je telle ou telle chose ? » David m'avait répondu de sa voix douce, dont l'accent tirait un peu sur l'italien : « Chez moi, monsou, chez moi. -Allons donc chez vous, fis-je à la dernière réponse. -Allons, dit David. » Et nous nous acheminâmes vers sa maison.
Maintenant que j'écris à distance, Madame, je serais bien embarrassé de vous dire où était cette maison. D'abord, les Maures ne connaissent point la désignation des rues. Je sais que nous descendîmes la place du Marché, que nous prîmes une petite ruelle à droite, que nous montâmes sur un pavé rendu glissant par l'eau d'une fontaine, et qu'enfin, nous arrivâmes à une porte soigneusement fermée, à laquelle David frappa d'une certaine façon.
Une femme de trente ans vint ouvrir ; elle était coiffée d'un turban, comme une femme de la Bible : c'était madame Azencot. Deux ou trois jeunes filles se pressaient, se cachant les unes derrière les autres, dans l'ouverture d'une porte intérieure faisant face à la porte extérieure que nous ouvrions.
La cour présentait la forme ordinaire : c'était un petit carré, avec un escalier pris dans la muraille et conduisant à une galerie. Sur cette galerie, s'ouvraient des portes donnant dans des chambres. Une de ces chambres formait un magasin de curiosités, et était spécialement destinée à des étoffes. Des écharpes de toutes couleurs, des haïcks de toutes tailles, des tapis de toutes nuances, étaient amoncelés sur les tables, jetés aux bras des fauteuils, étendus à terre. à la muraille, étaient accrochés des gibernes en maroquin, des sabres de cuivre, des poignards d'argent. Dans les coins, étaient amoncelées des pantoufles, des bottes, des chechias ; tout cela brodé d'or et d'argent. Au-dessus de ces amas, d'immenses fusils aux montures d'argent incrustées de corail allongeaient leurs canons de fer brut.
Nous restâmes un instant éblouis, Maquet et moi, au milieu de toutes ces richesses. Je dis Maquet et moi, parce que Giraud et Boulanger étaient partis avec Paul et le janissaire pour visiter la Casbah.
David gardait toujours son air humble ; il n'avait pas grandi d'une ligne en se retrouvant au milieu de tous ces trésors qui étaient siens, et qui n'eussent pas déparé le bazar d'un de ces marchands des Mille et une nuits qui arrive du bout du monde à Bagdad pour y devenir l'amant de quelque sultane favorite ou de quelque princesse voilée.
Je tâtai mes poches, et je sentis mon argent y frémir de peur. Je n'osais demander le prix d'aucune de ces choses. Il me semblait que le royaume d'un roi aurait peine à les payer. Je me hasardai cependant à m'enquérir du prix d'une écharpe de soie blanche zébrée de larges raies d'or. « Quarante francs, » me répondit David. Je le fis répéter deux fois. à la deuxième, je respirai.
Hélas ! Madame, il y a un proverbe qui dit : Rien qui ruine si vite que les bons marchés.
Le proverbe allait recevoir son application dans l'acceptation la plus large du mot ; le bon marché de David me ruinait. En effet, du moment où j'avais demandé le prix de tout, je voulus tout avoir.
Sabres, poignards, burnous, écharpes, pantoufles, bottes, gibecières, chaque chose me fournit son échantillon. Puis enfin, je commençai à demander ce que je ne voyais pas chez David, mais ce que j'avais vu dans des collections ou dans des tableaux : plats de cuivre ciselés, aiguières aux formes merveilleuses, coffres de nacre, lampes à double fond, pots à tabac, chibouques, narguillez, que sais-je, moi ; et à chaque demande, David, sans s'étonner, avec ce même air humble et timide, David sortait, et, cinq minutes après, reparaissait avec l'objet demandé. On eût dit qu'il avait cette bourse enchantée que Tieck donne à Fortunatus, et que notre pauvre Charles Nodier, de poétique mémoire, prête à Pierre Schlemill.
Enfin, j'eus honte de demander tant de choses pour moi tout seul. Sans compter que j'étais presque effrayé de voir mes désirs comblés avec cette étrange facilité. Et, songeant à mes pauvres amis qui cuisaient au soleil, dans la cour de la Casbah, je me rappelai le portrait d'une adorable femme juive que j'avais vu chez Delacroix, à son retour du Maroc, et je songeai quelle fête ce serait pour eux s'ils pouvaient faire des dessins d'après un pareil modèle.
Cependant la chose me paraissait, pour cette fois, si difficile à demander que j'hésitais.
-Eh bien ! me dit David, voyant que je regardais autour de moi comme un homme qui cherche quelque chose.
-Eh bien ! lui répondis-je, mon cher David. C'est tout.
-Non, me dit-il, ce n'est pas tout.
-Comment, ce n'est pas tout ?
-Que désirez-vous ? Parlez
-Mon cher David, je désire l'impossible probablement.
-Dites toujours, qui sait ?
-Soit, à tout hasard.
-J'attends.
-J'ai un de mes amis, un très grand artiste, qui est venu à Tanger, voici dix à douze ans à peu près, avec un autre de mes amis, monsieur le comte de Mornay.
-Ah ! oui, monsieur Delacroix.
-Comment ? Vous connaissez Delacroix, David ?
-Il m'a fait l'honneur de visiter ma pauvre maison.
-Eh bien ! Il avait fait un petit tableau, d'après une femme juive parée de ses plus beaux atours.
-Je le sais, cette femme, c'était ma belle-sœur Rachel.
-Votre belle-sœur, David ?
-Oui, monsieur.
-Eh bien ! mais cette belle-sœur vit-elle toujours ?
-Dieu nous l'a conservée.
-Et consentirait-elle à poser pour Giraud et pour Boulanger comme elle a posé pour Delacroix ? Elle était d'une beauté merveilleuse.
-Elle a quinze ans de plus qu'à cette époque.
-Oh ! n'importe, mon cher David. Faites la cour de ma part à votre belle-sœur, et décidez-la.
-Il n'est pas besoin de cela, j'ai quelque chose de mieux à vous offrir.
-Quelque chose de mieux que votre belle-sœur Rachel ?
-J'ai ma cousine Molly, qui se trouve ici par hasard, car ordinairement elle habite à Tarifa. Seulement, hâtez-vous, car je crois qu'elle part demain.
-Et votre cousine consentira ?
-Allez chercher vos deux amis, qui sont à la Casbah. Je vais vous donner un guide, et à votre retour...
-Eh bien ! à mon retour ?
-Vous trouverez Molly en grande toilette.
-En vérité, mon cher David, vous êtes un homme miraculeux.
-Je fais ce que je peux pour vous être agréable ; vous m'excuserez si je ne puis pas faire mieux, ou faire davantage, comme c'est mon devoir, puisque monsieur Florat vous a recommandé à moi. »
Avant que je fusse revenu de ma surprise, David avait appelé son frère, et lui avait ordonné de me conduire à la Casbah.
Au moment où nous entrâmes dans la cour où Giraud et Boulanger dessinaient, une vieille femme mauresque levait les bras au ciel avec un geste désespéré, et prononçait quelque paroles de prière ou de menace dont l'accent me frappa.
-Que dit cette femme ? demandai-je au frère de David.
-Elle dit :« ô mon Dieu ! nous t'avons donc bien cruellement offensé, que tu permets que ces chiens de chrétiens viennent dessiner le palais du sublime empereur. »
L'invocation n'était pas polie, mais, comme les Marocains n'ont jamais été renommés pour leur hospitalité, je ne crus pas devoir lui accorder une trop grande attention. En conséquence, j'allai droit à nos deux dessinateurs. Le hasard voulut, comme j'arrivais auprès d'eux, qu'ils renouassent leurs cartons.
« Allons, allons, messieurs, leur dis-je, vous êtes impatiemment attendus chez maître David. -Et par qui ? demandèrent-ils tous deux ensemble. -Vous allez voir : venez. »
En général, mes compagnons avaient grande confiance en moi, aussi me suivirent-ils sans résistance.
Cinq minutes après, nous rentrions chez David, et nous jetions un seul et même cri d'admiration en ouvrant la porte. Une adorable fille juive resplendissante de jeunesse, éblouissante de beauté, et tout étincelante de rubis, de saphirs et de diamants, était assise sur ce même canapé couvert tout à l'heure d'écharpes, de châles, d'étoffes, et qu'on avait débarrassé pour elle.
Son portrait a été gravé par Geoffroy, d'après le dessin de Boulanger, sous le nom assez peu juif de Molly.

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