Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLVIII
Alger la blanche

Les autruches de madame Joussouf

Nous avions une grande question à vider en arrivant à Alger : c'était celle du Véloce.
à peine avions-nous touché barre à notre premier passage. Le hasard avait fait que le maréchal Bugeaud, ignorant l'époque précise de notre arrivée, était allé faire une tournée dans l'intérieur, et se trouvait absent. Pour ne pas perdre de temps, j'avais alors pris sur moi d'emmener le Véloce, ou plutôt, de me faire emmener par le Véloce jusqu'à Tunis. Cette décision, dont toutes les observations du monde n'avaient pu me faire démordre, avait causé un grand scandale dans la haute administration algérienne. Mais, comme j'avais déclaré que, si l'on ne me laissait pas mon bâtiment, je retournerais à l'instant même en France, on en avait, dans la peur de me voir partir, passé par où j'avais voulu.
Cela m'était d'autant plus facile de montrer les dents à messieurs les commis, qu'invité par monseigneur le duc de Montpensier à assister à son mariage, je n'avais touché en rien à mon crédit pour le voyage d'Espagne, que nous avions fait de nos propres deniers. Le crédit de dix mille francs que m'avait ouvert monsieur de Salvandy était donc parfaitement intact. Je laissais le crédit à l'actif du ministère de l'Instruction publique, je revenais à Paris, et tout était dit.
Je n'aurais pas vu l'Algérie cette fois-là aux frais du gouvernement ; mais je verrais l'Algérie un autre jour à mes frais, comme j'avais déjà vu l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne et la Sicile.
Monsieur le maréchal Bugeaud avait donc à décider entre moi et je ne sais plus quel commissaire de marine avec lequel j'avais eu maille à partir lors de mon passage à Alger.
En mettant pied à terre, nous nous informâmes si monsieur le maréchal Bugeaud était de retour. Au moment où je prenais cette information, on me le montra qui passait.
J'ai assez pour système, dans les circonstances semblables à celle où je me trouvais, de prendre, comme on dit, le taureau par les cornes. J'allai donc droit au maréchal.
J'avais vu le maréchal une seule fois chez monsieur d'Argout. Il y avait de cela dix ans à peu près. Il avait parlé de l'Algérie où il avait combattu, mais dont il n'était pas encore gouverneur, et il en avait parlé non seulement en soldat, mais en philosophe et en poète. à peine au milieu de cette conversation qui était restée dans ma mémoire, mais qui avait dû bien certainement s'échapper de la sienne, à peine avais-je eu l'occasion d'attirer son attention par deux ou trois questions que je lui avais adressées... Mais les hommes haut placés ont une case particulière dans la mémoire pour se rappeler ces espèces de visions.
Le maréchal Bugeaud me reconnut en m'apercevant. « Ah ! ah ! me dit-il, c'est vous, monsieur le preneur de vaisseau, peste ! ne vous gênez pas, des deux cent vingt chevaux pour vos promenades ! -Monsieur le maréchal, lui dis-je, j'ai calculé avec le capitaine que j'avais coûté, depuis mon départ de Cadix, 11 000 francs en charbon et en nourriture au gouvernement. Walter Scott, dans son voyage en Italie, a coûté 130 000 francs à l'amirauté anglaise, c'est 119 000 francs que le gouvernement français me doit encore. -Alors pourquoi n'avez-vous pas fait le tour de la Méditerranée tout de suite ? -Parce que j'avais eu la sottise de promettre que mon voyage ne durerait que dix-sept jours ; il en a duré dix-neuf, mais ce n'est pas ma faute, puisque le mauvais temps nous a cloués quarante-huit heures dans le port de Collo. »
Le maréchal vit que j'étais décidé à faire contre lui un nouveau Mazagran ou un autre Djemilah. Il me tendit la main.
-Allons ! me dit-il, la paix ; vous avez pris le Véloce, vous avez bien fait, n'en parlons plus. Voulez-vous dîner demain avec moi ?
-Monsieur le maréchal, j'ai mon fils et quatre amis.
-Eh bien ! avec votre fils et vos quatre amis, parbleu !
-Merci, monsieur le maréchal.
-Venez de bonne heure, je donne l'investiture à un cheick. C'est un homme curieux, très puissant dans sa tribu, un vrai Arabe, un Kabyle de pure race, qui avait servi de guide à monseigneur le duc d'Orléans pour traverser les Bibans.
-Ah oui ! El-Mokrani, n'est-ce pas ?
-Vous le connaissez ?
-De nom.
-On s'occupe donc de nous de l'autre côté de la Méditerranée ?
-C'est-à-dire qu'on ne s'occupe que de vous ; c'est un des privilèges de l'Afrique, vous savez, que de bruire dans le monde. Quid novi fert Africa ? disaient les Romains du temps de Scipion. Eh bien ! nous sommes des Romains, à l'endroit de l'Afrique du moins.
-Ne trouvez-vous pas au reste qu'elle en vaut bie la peine, qu'on s'occupe d'elle ?
-L'Afrique, mais c'est la terre promise !
-C'est la terre donnée, donnée par la Providence à la France. Faites-la connaître à tous ces méchants avocats qui nous marchandent 100 000 francs quand nous leur donnons un monde. Dites-leur qu'il n'y a qu'à la gratter deux fois par an pour qu'elle donne deux moissons. Ils peuvent m'en croire, moi qui suis un laboureur, un paysan, un planteur de pommes de terre. Avez-vous vu la Mitidjah, avez-vous vu Blidah ?
-Je n'ai encore rien vu.
-Eh bien ! voyez tout cela, et dites-leur là-bas, à tous ces imbéciles qui parlent de l'Algérie sans la connaître, dites-leur que j'ai de la terre pour trois millions d'hommes. Seulement, il n'y a pas d'autres systèmes que le mien : des colons militaires, un gouvernement militaire, une justice militaire... Ah ! voilà le général de Bar, c'est un de vos amis, c'est lui qui a empêché que je ne fasse courir après vous avec l'Etna pour ravoir mon Véloce.
-Ah ! vous eussiez été bien avancé, avec le Véloce nous eussions pris l'Etna, cela nous aurait fait un bâtiment de plus à nous, et à vous deux bâtiments de moins.
-Allons ! il paraît que sur ce point-là je n'aurai pas raison avec vous.
-C'est un parti pris, monsieur le maréchal.
-Soit ! je n'y reviendrai plus.
Je remerciai le général de Bar de m'avoir si bien défendu, et je pris congé de mes deux vieux soldats, ayant hâte de rejoindre mes compagnons que j'avais perdus sur la place de la Marine, et qui devaient être occupés à chercher des logements pour eux et pour moi.
Ils s'étaient arrêtés à un hôtel ouvert huit jours auparavant, et qu'on appelle l'hôtel de Paris. Giraud, qui avait voyagé en Italie, prétendait comme les Italiens qu'il faut toujours s'adresser aux nouveaux saints, attendu qu'ils ont leur réputation à faire.
J'étais en train de faire, non pas ma réputation comme un saint ou un hôtelier, mais ma toilette, lorsque ma porte s'ouvrit et donna passage à un officier habillé en bourgeois, qui vint se planter devant moi, les jambes écartées et en me posant la main sur l'épaule. « Eh parbleu ! vous voilà donc enfin, mon cher ami, me dit-il. Il y a dix ans que je vous attends. Ce matin, on a signalé le Véloce, et j'ai dit : “Bon ! cette fois, je le tiens.â€? »
Je regardais cet officier qui m'attendait depuis dix ans, cet ami qui me prévenait qu'il allait s'emparer de ma personne, et il m'était impossible, non seulement de mettre son nom sur son visage, mais encore de me rappeler où je l'avais vu. « Bon ! dit-il, voilà que vous ne me reconnaissez pas ! »
Je voulus balbutier quelques lieux communs. « Vous ne me reconnaissez pas, c'est dit. Rien d'étonnant : depuis que je vous ai vu, j'ai été fait général et je me suis marié. -Mais enfin. -Joussouf. »
Je jetai un cri de joie. Ce cher Joussouf. Moi aussi, depuis dix ans, je me faisais une joie de le revoir.
Je l'avais revu et je ne le reconnaissais pas. Non point parce qu'il était général, non point parce qu'il était marié, mais parce qu'au lieu de ce charmant costume franco-arabe avec lequel il était venu à Paris, il portait un affreux costume bourgeois qui le rendait presque aussi laid que nous.
Une fois la reconnaissance faite, nous appartenions à Joussouf pour toute la journée. Une voiture nous attendait à la porte ; nous y montâmes, le cocher partit.
Joussouf demeurait à Mustapha supérieur. Il y habitait une petite maison arabe que sa femme, charmante Parisienne transportée en Afrique, avait eu l'excellent goût de meubler à l'arabe.
Des fenêtres de cette maison, la vue s'étendait sur tout le golfe, sur une partie de la ville à gauche, sur une partie de la plaine de la Mitidja à droite.
Joussouf, cet homme terrible en face de l'ennemi ; ce général, aventureux comme un condottière du Moyen âge ; ce chasseur, chasseur d'hommes et de lions ; ce ressort qui part et qui tue, comme me disait le maréchal Bugeaud en parlant de lui, est, dans l'intimité, une des natures les plus douces, les plus spirituelles et les plus aimantes que j'aie jamais connues.
Je n'ai jamais vu personne faire les honneurs de chez lui comme Joussouf. Au bout de dix minutes qu'on est chez lui, on n'est plus chez lui, on est chez soi. L'homme et la maison vous appartiennent.
Il s'agissait de manger à dîner un kouskoussou gigantesque, et, en attendant le dîner, de visiter à cheval et en calèche les environs d'Alger. Les quatre chevaux du général furent mis à la disposition de ces messieurs. Giraud, Desbarolles, Alexandre et Maquet, les centaures de la troupe, s'en emparèrent. Madame Joussouf nous fit les honneurs de la calèche, à son mari, à Boulanger et à moi.
Comme aux environs de toute ville arabe, ce qu'il y a de charmant à voir aux environs d'Alger, ce sont les cafés et les fontaines, situés toujours sur les points les plus pittoresques et les mieux abrités. Les uns avec leurs fumeurs couchés nonchalamment avec les serviteurs, non moins nonchalants que les fumeurs. Les autres avec leurs haltes de pèlerins, de chevaux, d'ânes et de chameaux. Cafés et fontaines abrités par des palmiers et des sycomores, les deux plus beaux arbres de la création, et qui complètent si parfaitement un paysage africain.
Après deux heures nous rentrâmes. La table était toute dressée au milieu de la cour, chargée de fleurs, ornée au centre de son gigantesque kouskoussou. Le cuisinier de madame Joussouf avait fait du kouskoussou arabe ce que nous avons fait du macaroni italien, c'est-à-dire un objet aussi loin de son origine que l'était la voiture du sacre de Charles X du chariot à bœufs du roi Pharamond.
Madame Joussouf, après le dîner, nous réservait le dessert du dessert. C'était une promenade dans ses jardins et une halte devant sa ménagerie. C'était des jardins qu'étaient tirés toutes les fleurs et tous les fruits qui avaient paru sur la table. Quant à la ménagerie, elle se composait d'une antilope, de deux gazelles et de deux autruches. L'antilope, avec sa double corne en forme de lyre, ses gros yeux étonnés, sa tête énorme, me parut grotesque. Les gazelles, avec leurs jambes fines, leur œil vif, leurs oreilles mobiles et incessamment inquiètes, soutinrent admirablement la réputation que leur ont faite les poètes arabes.
Mais décidément l'autruche est l'animal le plus fantastique qui ait jamais eu sa description, soit dans le Vieux Testament, soit dans l'Histoire naturelle de monsieur de Buffon. Dans la prévision des autruches et de leur estomac proverbial, madame Joussouf nous avait invités à faire une provision de pain. Chacun de nous avait apporté une part suffisante à désaffamer un homme.
En un tour de col, la provision générale fut absorbée sans que les deux étranges animaux parussent avoir rien perdu de leur gloutonnerie.
L'un de nous voulait retourner chercher du pain à la maison, mais madame Joussouf nous arrêta. « C'est inutile, dit-elle, cet animal est très facile à nourrir. Il mange beaucoup, c'est vrai, mais n'est pas délicat sur le choix des mets. Vous allez voir. » Madame Joussouf roula un de ses gants, et l'offrit à l'autruche, qui l'avala de même. Chacun fouilla dans ses poches, et fit offrande de ses gants. Les autruches avalèrent chacune quatre paires de gants, le tout sans effort, comme certain buveurs avalent un petit verre. Seulement, une bosse grosse comme le poing se dessinait à l'emmenchement du bec avec le col, glissait tout le long du col, et disparaissait dans l'estomac. Le trajet pouvait durer une minute à peu près.
Nous offrîmes à l'une des autruches quatre gants, à l'intervalle de cinq ou six secondes. Cet intervalle se traduisit par une distance de cinq ou six pouces entre les bosses, qui glissèrent toutes ensemble le long du col avec la régularité de wagons sillonnant un chemin de fer. Une aiguille d'or longue de deux ou trois pouces, que madame Joussouf avait dans ses cheveux, et que l'une des autruches pinça adroitement au moment où sa maîtresse s'y attendait le moins, passa presque aussi facilement que les gants.
La seule chose qui parut offrir à ces effroyables avaleurs une certaine difficulté d'inglutition, fut le mouchoir d'Alexandre, auquel il avait fait une douzaine de nœuds, et dont il présenta un bout à chacun des convives.
Chacun fit de son mieux jusqu'à ce que les deux becs se rencontrassent. Là il y eut une lutte d'un instant, que nous crûmes sur le point de se terminer par un duel. Mais le mâle céda avec la galanterie ordinaire de notre sexe, et le mouchoir à nœuds, pareil à un long serpent plein de rugosités, alla rejoindre les gants et l'aiguille d'or.
Pendant toutes ces expériences, Desbarolles s'était tenu un peu à l'écart. Nous l'interrogeâmes sur son peu d'empressement à étudier les intéressants animaux qui venaient de nous donner séance. Desbarolles avoua qu'il avait eu peur pour son gibus. La peur était si bien fondée, que nous l'eussions pardonnée à Bayard, le chevalier sans peur. Aussi la pardonnâmes-nous à Desbarolles.
Nous rentrâmes à l'hôtel de Paris, entousiastes des autruches de madame Joussouf, qui firent les frais de la conversation de la soirée et d'une partie de la nuit.

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