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Chapitre XLIII
Les Beni-Adesse, les Hachachias

Comme la France au Moyen âge, comme l'Espagne encore aujourd'hui, l'Algérie a ses bohémiens. On les nomme les Beni-Adesse ou les enfants des lentilles. Cette tribu est généralement méprisée des autres tribus, quoique, comme elles, elle professe l'islamisme. Ses membres ne cultivent jamais la terre. Ils sont joueurs et maquignons. Leurs femmes se prostituent. Elles portent un costume particulier, jouissent d'une grande liberté, donnent des consultations, et disent la bonne aventure avec un cornet de farine qu'elles versent dans la main en coupant le petit bout.
Les Beni-Adesse, comme les bohémiens, comme les Juifs, comme toutes les tribus proscrites ou nomades, se marient entre eux. Deux témoins suffisent, rarement un cadi est appelé.
Nous avons dit qu'ils étaient maquignons. Voici un des tours qui leurs sont habituels aux différents marchés qu'ils fréquentent.
Ils se mettent sur la route des paysans qui viennent apporter, soit des denrées, soit des marchandises, et guettent ceux qui sont montés sur les beaux mulets. Plus le mulet est beau, plus il est certain que le paysan sera suivi d'un autre paysan monté sur un mulet chétif et malingre. Pendant la route, les deux paysans ont causé ensemble, et sans se connaître ont déjà fait amitié. Alors un Beni-Adesse s'approche du paysan mal monté, l'arrête, tourne autour de lui, regarde son mulet, l'examine, s'extasie sur la couleur de son poil, sur la raideur de ses oreilles, sur la limpidité de son œil, sur la finesse de sa physionomie, et offre 40 douros du mulet.
Le paysan refuse, quoique ce soit trois fois la valeur de sa bête. Alors le paysan bien monté se mêle à la conversation, propose en place de son voisin et au même prix le sien, qui vaut le double, mais le Beni-Adesse a ses idées, ce n'est pas l'un qu'il veut, c'est l'autre. Il est buté, le paysan aussi. Dans tous les cas, il lui donne rendez-vous à un lieu bien connu ; s'il change d'idée, il pourra lui amener le mulet, les 40 douros seront prêts.
La conversation entre les deux paysans continue, le paysan s'informe pourquoi son compagnon mal monté n'a pas voulu vendre son mulet à un prix aussi excessif. Celui-ci raconte les larmes aux yeux que son mulet vient d'héritage ou est le don d'un ami. Dans l'un ou l'autre cas, le mourant ou le donateur lui a fait jurer de ne jamais vendre son mulet, tout au plus de le troquer. Le paysan bien monté saisit le joint. Puisqu'il lui est permis de le troquer, il offre le sien place, et comme il n'a pas les mêmes motifs, il ira trouver le bohémien et le lui vendra. Après bien des difficultés, l'autre accepte, les mulets sont échangés. Le paysan court avec le mulet si apprécié par le Beni-Adesse où le Beni-Adesse doit l'attendre. Mais le Beni-Adesse est à l'autre bout du village, où il attend son compère le truqueur, et, comme le mulet est bon, il monte en croupe, et va réaliser sur un marché voisin la spéculation qu'il vient de faire.
Quand, au contraire, un Arabe vient au marché pour vendre son mulet ou son cheval, il est bien rare qu'il ne soit pas accosté un quart de lieue avant le village par un Beni-Adesse qui engage la conversation avec lui, tout en regardant du coin de l'œil l'animal dont son maître veut se défaire. Au bout de cinq minutes, l'animal est parfaitement toisé. S'il a un défaut, le Beni-Adesse le connaît, c'est alors que commence la spéculation connue chez nous sous le nom expressif de chantage. Selon que le défaut est grand, il faut payer le silence du Beni-Adesse, un, deux ou trois douros. Alors de critique il devient admirateur, et suit le mulet ou le cheval en s'extasiant sur ses belles formes, sur ses éminentes qualités, et, comme le Beni-Adesse est un excellent connaisseur en chevaux, la dupe que l'on cherche est bientôt trouvée.
Un jour, un paysan s'acheminait vers le marché de Sétif. Il y allait pour y vendre son cheval ou l'échanger. Le cheval était vieux, d'un poil blanc assez déguenillé, et il avait tant de défauts et de tares, que le Beni-Adesse ne se donna pas même la peine de les énumérer ; d'ailleurs, le paysan lui dit naïvement que, pourvu qu'on lui donnât trois ou quatre douros de sa bête, il s'en déferait volontiers. « Mais quand tu n'auras plus de cheval, lui répondit le Beni-Adesse, comment feras-tu, puisqu'un cheval t'est nécessaire ? » L'arabe frappa sur sa ceinture. « Oh ! dit-il, j'ai là trente ou quarante douros qui, joints aux deux ou trois que je retirerai de ma bête, me permettront de me bien remonter. »
Alors le Beni-Adesse propose, sans aller plus loin, de faire l'acquisition. C'est deux ou trois douros qu'en veut le propriétaire, il en donne deux du coup ; en outre, il aidera par manière de bonne relation l'Arabe à acheter un autre cheval. Le marché se fait, les deux douros sont payés, le paysan descend de son cheval, le Beni-Adesse monte dessus, et on continue la route en causant.
à peine le Beni-Adesse est-il en selle, que le cheval boîte. Le paysan se félicite de s'être défait de l'animal au moment précis où une claudication qui allait encore diminuer sa valeur venait de se déclarer. Mais le Beni-Adesse est honnête, et, quoique ce soit un cas rédhibitoire, le marché tient bon.
à l'entrée de Sétif, le Beni-Adesse rencontre un ami qu'il invite à conduire son acquisition à l'écurie. Quant à lui, il est engagé d'honneur à ne pas quitter son ami nouveau, et à lui faire faire l'acquisition d'un cheval de cinq ans et garanti sans défauts. En conséquence, on se met à la recherche de cette huitième merveille. Deux ou trois fois, le paysan est sur le point de faire un choix, mais, sur un mot de son guide, il découvre un défaut capital et continue son investigation. Enfin, on arrive à un endroit du marché où un cheval se débat contre son entrave.
« Je crois que voilà mon affaire, » dit le paysan. Le Beni-Adesse marque quelque répugnance. L'homme auquel le cheval appartient est un homme fort adroit : il va donc examiner le cheval avec attention. Le résultat est que le cheval est hors d'âge, mais qu'il ne peut avoir plus de neuf à dix ans, que du reste il est sans défauts et le paysan peut acheter de confiance. La question du prix se pose à vingt-cinq douros. Le Beni-Adesse se récrie, c'est trop cher, on ira ailleurs, on trouvera mieux ; si c'était vingt douros, il ne dit pas. Deux fois, le marchand de chevaux laisse s'éloigner les acheteurs, mais, à la troisième fois, il les rappelle, le marché tient à vingt douros payés comptant.
Le paysan enfourche sa nouvelle acquisition, il ne peut tenir en place tant elle est vigoureuse. Il reprend le chemin de son douar. Tout le long de la route, le cheval a henni, piaffé, battu à la main, il a fait des pointes, enfin donné des marques de la plus grande force et de la plus extrême vivacité.
En arrivant au village, ce n'est plus preuve de force et de vivacité que donne l'animal, mais d'intelligence. Sans être dirigé par le paysan, il a pris la route de la maison ; sans qu'on lui indique l'écurie, il y est entré tout seul. L'Arabe se félicite de plus en plus de l'acquisition qu'il a faite.
Pendant que le cavalier ôte la selle, son fils qui l'a vu passer au grand trot et sur un cheval neuf, accourt et félicite son père sur son acquisition ; cela tombe d'autant mieux que le lendemain il a une longue course à faire.
Le lendemain arrive, le temps est mauvais, il pleuvra, mais peu importe, en rendant la main, et avec un cheval aussi vite, on sera bientôt rendu à destination.
Notre Arabe part, mais dès le départ il ne comprend plus rien à sa monture : le cou est avachi, l'œil terne, la tête languissante ; la courbache ni l'éperon ne font rien, il ne trotte presque plus, et si par hasard à force de coups il trotte encore, ce n'est plus des jambes, c'est tout de tout le corps.
Pour comble de malheur, comme l'avait prévu le cavalier, la pluie tombe, comme elle tombe en Afrique d'ailleurs, par torrents. Cette pluie, en tombant, produit un singulier effet : de même que, dans les pays de montagnes, ce qui tombe en pluie dans la vallée tombe en neige sur les hauteurs, de même la pluie, en lavant la pointe des oreilles et l'arête du col, commence à argenter les extrémités. Il semble à l'Arabe que son cheval se transforme au physique comme au moral. Il descend, fait le tour de son cheval, cueille une poignée de foin, et le bouchonne. Comme la robe de la bergère de monsieur Planard, la robe du quadrupède redevient d'une entière blancheur, et l'Arabe stupéfait reconnaît son cheval de la veille.
On lui a mis du gingembre sous la queue, on lui a frotté les jarrets avec de la térébenthine, et on a fait crever son orge dans une bouteille de vin. En outre, on lui a passé une couche de peinture sur le corps, et, d'un cheval blanc, on a fait un cheval bai-brun.
Seulement, l'orge est digérée, la térébenthine évaporée, le gingembre est tombé en route, et la pluie a lavé la couche bai-brune, qui par malheur n'était pas bon teint.
Alors l'Arabe s'explique l'intelligence de son cheval qui a retrouvé son écurie tout seul.
Outre les Beni-Adesse, il existe, nous ne dirons pas une tribu, mais une association, un collège, une Franc-Maçonnerie. C'est celle des Hachachias, ou des Fumeurs de chanvre.
L'Hachachia doit fumer du chanvre toute la journée, mépriser le danger, s'abstenir de femme, et faire vœu de pauvreté. Il doit passer la nuit à chasser le hérisson ou le porc-épic avec des chiens qu'il doit aimer à l'égal de ses semblables et un bâton ferré, la seule arme qu'il lui soit permis de porter.
Le haschisch, qui n'est autre chose que de la graine de chanvre pilée, se fume dans des pipes de terre grosses comme un dé à coudre. Deux ou trois pipes suffisent à donner l'extase, c'est-à-dire une jouissance inconnue au reste des mortels.
L'Hachachia mange peu, souvent pas du tout. Sa grande fête lorsqu'il mange est de manger en commun avec ses compagnons le hérisson ou le porc-épic tué par lui. Un de ses triomphes est sa rentrée dans la ville après la mort de l'animal. Il doit en ce cas, car tout est réglé chez les Hachachias, il doit en ce cas tenir ses chiens de la main gauche avec une chaîne de fer, son bâton de la main droite, et porter sur son dos dans un sac de toile son porc-épic, de manière que les dards de l'animal percent la toile.
Les Hachachias, lorsqu'ils ne dorment point ou ne sont point en extase, sont en fêtes. Celui qui travaille d'un état quelconque doit apporter le produit de son travail à la communauté. Il doit, tout en restant les jambes et les pieds nus, tout en portant des habits misérables, mettre tout ce qu'il possède à orner le collier de ses chiens.
C'est au reste une corporation d'hommes éminemment paisibles, entièrement absorbés par le haschisch et par la chasse. Ils ont un roi auquel ils obéissent toute l'année. Le roi est celui qui, l'année précédente, a tué le plus de porcs-épics. Poursuivi par les chiens, le porc-épic se terre, alors les Hachachias ouvrent le terrier avec leurs bâtons. Le terrier ouvert, les chiens tirent l'animal.
Tchackar, un des beys de Constantine, prédécesseur d'Achmet, les exécrait et les faisait pendre à la gueule des canons qui allongeaient leur cou au-dessus de la muraille. On les conduisait au supplice avec leur sac à haschisch et leur pipe suspendus en sautoir.
Au reste, à Constantine, les supplices avaient leur hiérarchie. Les Turcs, en raison de leur noblesse, étaient étranglés dans la Casbah. Les Arabes étaient décapités sur les marchés. Et les Juifs, presque toujours brûlés.
Nous avons été très liés pendant notre séjour à Constantine avec le chaousse du général Bedeau, qui avait été celui du général Négrier, qui avait été celui d'Achmet-Bey.
Sous le général Bedeau, c'était une sinécure. Le général Négrier l'occupa plus d'une fois, nous dirons probablement à quelle occasion, mais sous Achmet-Bey, le pauvre homme avait une rude besogne.
En une seule nuit, il eut 83 têtes à couper. Il n'eut fini ce travail qu'au jour, quelque dextérité et quelque conscience qu'il y mît. à six heures du matin, il sortit de la Casbah, et s'arrêta, comme Auguste, à regarder des enfants qui jouaient à la toupie. Cela prouvait l'innocence de cœur du bon Ibrahim-Chaousse, le coupeur de têtes.
L'Arabe est oublieux, menteur, mais il y a un serment auquel il ne manque jamais, c'est celui qu'il fait par le trou d'Abd-el-Kader.
Bou-Akas, dont je vous ai longuement parlé, le sait bien. Aussi est-ce toujours par le trou d'Abd-el-Kader qu'il fait jurer ceux qui s'inféodent à lui. Lorsqu'il traite avec une tribu kabyle, et qu'il croit avoir besoin de compter sur son courage ou son dévouement, il commence par envoyer des cadeaux aux grands de la tribu ; ces cadeaux se composent de mouchoirs, de calottes grecques, d'écharpes, etc. Après quoi il les engage à venir le voir, ou se transporte à un rendez-vous donné. Une fois réunis, les chefs s'assoient en cercle, Bou-Akas creuse la terre au centre de ce cercle, fait apporter dans le trou des dattes, du bébli, des figues. Tous ces chefs étendent à la fois la main droite sur le trou et jurent ensemble de vaincre ou de mourir réunis. Ils ajoutent à leur serment : « Que sidi Abd-el-Kader étouffe celui d'entre nous qui manquera à sa parole. » Puis ils mangent les objets déposés dans le trou, après quoi ils se séparent.
Les chefs kabyles sont liés par ce serment, et il n'y a pas d'exemple qu'il ait été violé.
Quant un chef kabyle en tue un autre, la Djemma, c'est-à-dire la réunion des grands, car ces tribus kabyles sont divisées en petites républiques, la Djemma brûle sa maison, égorge ses troupeaux et l'exile. Les parents du mort peuvent le tuer s'ils le rencontrent, mais, de son côté, le meurtrier peut se réconcilier avec les parents de la victime, soit en donnant de l'argent, soit en mariant sa fille au fils de l'assassiné. La réconciliation faite, le meurtrier peut retourner dans sa tribu.
Cette coutume de la loi du talion a quelquefois été réclamée par nous-mêmes. Un jour, en allant à la paille dans la tribu des Ouled-abd-en-Hour, un chasseur spahi, en entrant à l'improviste dans une maison, reconnut le sabre de son frère, assassiné quelque temps auparavant pendant une excursion dans cette tribu : il n'y avait aucun doute que le propriétaire de l'habitation ne fût le meurtrier. Le spahi réclama la vengeance, la vengeance lui fut accordée, et l'homme lui fut amené garrotté par les spahis, ses camarades. Un chasseur d'Afrique avait fourni la fourragère. Arrivé devant le colonel de Bourgon, improvisé juge suprême, il fut accusé, atteint et convaincu d'assassinat. Le cheick El-Arab prononça le jugement, et il fut accordé que ce serait le frère du mort lui-même qui couperait la tête du meurtrier.
Ce jugement n'avait pas manqué d'une certaine solennité. Il avait été présidé, comme nous l'avons dit, par le colonel de Bourgon assis devant sa tente. Il était revêtu d'un caban écarlate, et avait à sa droite le cheick El-Arab, et à sa gauche le cadi.
Le supplice devait avoir lieu à la face méridionale du camp, et, suivant la coutume, au moment où le soleil, se couchant à l'horizon, commence à disparaître. Le cortège se mit en marche, le captif accompagné de presque tout le camp, l'assassin toujours garrotté, le spahi le traînant toujours par la corde à fourrage.
C'était un homme grand et vigoureux, plein de force et d'existence, et qui ne se prêtait qu'à regret à la cérémonie dont il allait être le principal acteur. Arrivé au lieu de l'exécution, qui n'était autre que l'abattoir, le spahi le fit mettre à genoux, passa à sa gauche en lui disant : « Prépare-toi à paraître devant le Père éternel, il t'attend. »
Mais, comme il achevait ces mots, par un effort soudain, l'Arabe réunit toutes ses forces, brisa la corde à fourrage, et, d'un mouvement rapide comme l'éclair, il saisit la poignée du sabre que le spahi tenait sous son bras, et le tira du fourreau.
Tous ceux qui assistaient à l'exécution étaient désarmés, à l'exception d'un maréchal ferrant du 3e chasseurs, et avant que l'Arabe eût le temps de frapper, il vint croiser le fer avec lui. Les Kabyles ne sont pas forts sur l'escrime, surtout lorsqu'ils se servent de nos armes, et, avant que celui-ci eût eu le temps de parer, il était atteint de trois ou quatre coups de pointe. Le combat, comme les anciens tournois, avait eu lieu devant trois ou quatre mille hommes. Le corps resta sur le champ de bataille, et à la nuit fut enlevé par les Abd-en-Hour.
Mentionnons un fait qui semble se rattacher aux anciens temps de la Bible. Quand un Kabyle vient à mourir, celui des frères du défunt qui le premier enlève un objet quelconque à la tête de la veuve, celui-là a le droit de l'épouser. Si, au lieu d'essayer de lui enlever cet objet, il égorge un chevreau en son honneur, le droit est le même. Il n'y a pas d'exemple que la veuve ait jamais essayé de se soustraire à cette convention.
Nous avons tous connu Bou-Maza, le Père de la chèvre, ce pauvre prophète qui, comme la brillante Esmeralda, devait le prestige qui l'entourait à la chèvre qui caracolait autour de lui. Cet autre El-Mohdy, qui devait demeurer invulnérable et chasser nos soldats devant l'éclair de ses yeux, et qui, prisonnier et nourri à un louis par jour aux frais du gouvernement, vint amuser la curiosité des Parisiens jusqu'au moment où la révolution de février, qu'il avait oublié de prédire, vint l'épouvanter à un tel point qu'il s'enfuit de Paris et qu'on ne le rattrapa qu'à Brest.
Bou-Maza, l'homme à la chèvre, Bou-Maza, mauvais prophète, fuyait donc, poursuivi par nos spahis, vers le littoral, à l'ouest du Ring.
Aly, cavalier indigène et fils de notre allié l'aga Madj-Achmet, chargeait l'ennemi qui fuyait dans toutes les directions, lorsque tout à coup on le vit arrêter son cheval, se lever sur ses étriers, et placer sa main en abat-jour devant ses yeux, qu'il fixa ardemment sur un point éloigné.
Aly était supérieurement monté. Il se remit en selle, rendit la main, rapprocha ses longs éperons des flancs de son cheval, et s'élança vers les fugitifs avec une rapidité effrayante. Deux jours auparavant, sa sœur, nommée Fathma, avait été enlevée, et une jeune fille fuyait, entraînée au milieu des soldats du Père de la chèvre.
Au fur et à mesure qu'Aly se rapprochait du groupe au milieu duquel fuyait la jeune fille, il s'assurait de plus en plus que c'était bien Fathma qui fuyait, et il n'eut plus aucun doute lorsque, ayant crié le nom de toute la puissance de sa voix, il vit la jeune fille se retourner. Mais un cavalier tenait la bride de son cheval, et elle n'était pas maîtresse de le diriger.
Seulement, au second cri que poussa son frère, et quand elle fut bien sûre que c'était Aly qui la poursuivait, elle tira un poignard de sa ceinture et se pencha vers le cavalier.
Le cavalier poussa un cri et tomba. Aussitôt redevenue maîtresse de son cheval, Fathma tourna bride. Dix secondes après, elle était dans les bras d'Aly, qui la ramena à Madj-Achmet. Un instant après, on vit revenir un autre indigène ayant une tête accrochée à l'arçon de sa selle et portant une femme entre ses bras ; celui-là s'appelait Kédour.
Un second épisode à peu près pareil à celui que nous venons de raconter s'était accompli en même temps.
Huit jours auparavant, celui qui rapportait cette tête et cette femme s'était marié. Il avait épousé une jeune fille nommée Saïda qui avait disparu depuis la veille. Pour lui, il n'y avait aucun doute que cette jeune fille eût été enlevée par les soldats du cheick, et il s'était lancé à leur poursuite avec toute la vitesse que peuvent donner à un cheval la rage et la jalousie se disputant le cœur de son cavalier.
Tout à coup, il aperçut un Bédouin emportant une femme en croupe. Alors on vit le cheval de Kédour se cabrer sous l'éperon, puis bondir en avant, puis voler en rasant les palmiers nains, qu'il semblait ne pas toucher des pieds. Il rejoignit le Bédouin, le tua, lui coupa la tête, l'accrocha à l'arçon de sa selle, et revint rapportant, comme nous avons dit, sa femme entre ses bras.
En 1845, un fragment de colonne commandé par le lieutenant-colonel Porey avait fait un mouvement qui l'avait séparé de la colonne principale. Le général conçut des inquiétudes sur la position du colonel, et se mit à sa recherche avec la colonne mobile à la tête de laquelle il s'était placé. En arrivant dans la plaine qui s'étend à la droite de la route de Guelma, on aperçut trois Arabes qui fuyaient à toute bride à l'approche de la colonne française. « Avons-nous ici un officier indigène ? demanda le général. -Le lieutenant Galfallah est à la tête de son peloton, » lui fut-il répondu.
Le général lui fit signe de s'approcher, et, lui montrant les trois Bédouins qui fuyaient : « Lieutenant, lui dit-il, tâchez de rejoindre ces hommes, et d'avoir d'eux des renseignements sur la colonne que nous cherchons. »
Cette phrase n'était pas achevée, que le lieutenant Galfallah était parti au galop dans la direction que lui indiquait le général.
« Mais, général, s'écria quelqu'un, Galfallah n'a jamais voulu apprendre un mot de français, il n'aura pas compris l'ordre que vous lui avez donné. -Mais si, il a compris, puisqu'il l'exécute. »
En effet, Galfallah, parfaitement monté, s'éloignait avec une rapidité presque fantastique. De leur côté, les Bédouins fuyaient au grand galop de leurs chevaux. Bientôt les fuyards et celui qui les poursuivait disparurent derrière les inégalités du terrain. Alors on attendit.
Un quart d'heure s'écoula, pendant lequel on crut entendre dans l'éloignement deux ou trois coups de feu, puis on vit apparaître Galfallah qui se rapprochait presque aussi rapidement qu'il s'était éloigné.
Tous les yeux étaient fixés sur lui, et chacun cherchait à reconnaître sur sa physionomie la façon dont il avait rempli la mission du général, mais on connaît l'impassibilité des indigènes.
La physionomie du lieutenant était parfaitement calme. Seulement, à mesure qu'il approchait, on croyait voir quelque chose d'informe ballotter à l'arçon de sa selle.
Ce quelque chose d'informe, c'étaient les têtes des trois Bédouins, que Galfallah jeta aux pieds du général Galbois avec une grâce non moins parfaite qu'un amateur de danse ou de tragédie jette du balcon un bouquet à la Cerrito ou à Rachel.
Galfallah avait compris que le général Galbois lui demandait les têtes des Bédouins, et il était allé les chercher.

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