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Chapitre XLII
Le camp de Djemilah

En avril 1838, une expédition, heureusement et surtout habilement conduite sur Rusceiada par monsieur le général Négrier, démontra que, de ce point, auprès duquel se trouve le port de Stora, on pourrait facilement, en deux ou trois jours, communiquer par convois avec Constantine.
En septembre, le maréchal Valée se transporta lui-même à Constantine, et prit le commandement d'une colonne expéditionnaire qui devait renouveler la reconnaissance de Rusceiada à Stora.
Monsieur le maréchal Valée posa la première pierre de Philippeville et s'embarqua pour Alger, formant le projet de clore l'année par la reconnaissance d'une route qui relierait par terre Constantine à Alger, et qui permettrait plus tard de soumettre toute la portion de la Kabylie comprise entre cette route et le littoral.
En partant, le maréchal Valée laissa ses instructions au général Galbois : il allait organiser une colonne expéditionnaire qui partirait d'Alger en même temps que le général Galbois partirait de Constantine. Les deux colonnes feraient leur jonction à Sétif.
Le 4 décembre, jour de sainte Barbe, patronne des artilleurs, les deux colonnes partirent, l'une d'Alger, l'autre de Constantine.
Depuis quelques jours, l'époque des pluies torrentielles était arrivée, et à peine les colonnes étaient-elles en marche, que l'infanterie, qui déjà bivouaquait au camp de l'Arba, à une forte journée d'Alger, reçut contre-ordre et s'arrêta.
Le temps était aussi mauvais à Constantine qu'à Alger. Mais comme le mouvement ne pouvait être contremandé avec la même facilité dans l'est que dans l'ouest, les troupes continuèrent leur chemin.
Le 4 décembre, en conséquence, le troisième bataillon d'infanterie légère d'Afrique dressait ses tentes à Mahallah. Mais, dès ce jour jusqu'au 8, assailli par les pluies et les ouragans, sans nouvelles du général en chef, manquant de vivres et de bois à brûler, ayant déjà perdu deux hommes asphyxiés par le froid humide, prévoyant une catastrophe plus grande encore amenée par l'inaction à laquelle il était condamné au milieu de la mare fangeuse de son bivouac, le chef du détachement réunit son conseil, qui, à l'unanimité, décida qu'on lèverait le camp, et que l'on se replierait sur Milah.
Après trois heures de marche, le commandant Chadeysson, du troisième bataillon d'Afrique, fit camper sa troupe auprès du 19e léger, dont il obtint quelques secours en vivres. On était alors dans un endroit désigné sous le nom d'Aïn-Smora. Le temps s'améliora, et l'on put faire partir quatre malades pour Milah.
Dans la matinée du 11 décembre, toute la colonne expéditionnaire se trouvait réunie au bivouac d'Aïn-Smora. Le général en chef la porta immédiatement en avant, et, le 12 dans la soirée, marchant en tête de la cavalerie, il arriva à Djemilah. L'infanterie, arrêtée par la nuit et par la difficulté du terrain, bivouaquait quelques lieues en deçà. Une vingtaine de coups de fusil tirés sur nos feux de bivouac annoncèrent que nous cessions d'être en pays ami.
Le 13, à huit heures du matin, toute la division se trouvait réunie sur le plateau au milieu des ruines de Djemilah.
Dans l'après-midi, le général passait une grande revue de toutes ses troupes, et, groupés sur les montagnes voisines, les Kabyles, comme des degrés d'un amphithéâtre, assistaient à cette revue.
Le soir venu, les coups de fusil recommencèrent, mais, cette fois, bien autrement nombreux, bien autrement pressés que la nuit précédente.
Le 14, avant le départ de la colonne expéditionnaire pour Sétif, il fut décidé que trois cents hommes du bataillon d'Afrique, un détachement d'infanterie et un détachement du génie occuperaient la position de Djemilah. On choisit le point du plateau le moins vulnérable, et la colonne se mit en marche, laissant la garnison peu confiante dans l'appui des ruines qui l'entouraient, et surtout dans l'amitié des peuplades voisines.
Disons un mot de Djemilah, de la position qu'elle occupe et des ruines que les Romains, qui ont semé le monde de ruines, y ont laissées. Djemilah est située à environ trente lieues à l'ouest de Constantine, à dix lieues de Sétif et à vingt lieues du littoral. Son site est âpre et sauvage. Si l'on en juge par les fragments d'architecture épars sur le sol, une ville d'une certaine splendeur a dû y exister. Elle était fort irrégulière de contour et bâtie sur un plateau très accidenté. Au sud, elle était dominée par une haute montagne, à laquelle ce plateau fait suite ; puis celui-ci s'abaisse par des pentes rapides vers la vallée de l'Oued-Djemilah, qui la borne au nord. Enfin, à l'est et à l'ouest, deux ravins profonds et escarpés lui servent de limites. Par ces ravins s'écoulent deux ruisseaux qui vont se perdre dans l'Oued-Djemilah.
Ce plateau se trouve arrosé par un canal d'irrigation, travail de l'art, dont les eaux sont fournies à une demi-lieue de là par le ruisseau du ravin situé à l'ouest. Cette conduite d'eau passait à cinquante mètres environ de l'endroit où nous venions d'asseoir notre camp, et allait donner le mouvement à quelques moulins qui s'élèvent à l'extrémité nord-ouest du plateau.
Non loin de cet endroit, existait un beau douar. Mais, à notre approche, les habitants l'incendièrent, et quand nous arrivâmes, il était complètement détruit. Cet incendie, non seulement nous privait d'une grande ressource, mais encore nous donnait la mesure des sentiments de la population à notre égard.
Entre ce douar et notre camp, s'étendait un espace de cinq cents mètres à peu près, tout couvert de ruines, au milieu desquelles s'élève avec majesté un arc de triomphe dédié à Marc-Aurèle Sévère Antonin. Cet arc est bien conservé, élégant de formes, et remarquable surtout par un reste de sculpture d'une grande pureté. Il est surmonté d'un fronton où se trouve en lettres majuscules une inscription latine dont voici la copie :
IMP. CAES. M. AVRELIO SEVERO ANTONINO PIO FELICI AVG. PARTHICO. MAXIMO BIRITANNICO-MAX GERMANICO MAXIMO. PONT.-MAX.-TRIB. PONT. XVIII. COS IIII. IMP III. P. P. PROCOS ET JVLIæ DOMNæ PIæ FELICI AVG. MATRI-EJVS ET SENATV ET PATRIæ ET CASTRORVM ET DIVO SEVERO AVG. PATRI IMPERAT.-CAES. M. AVRELI-SEVERI ANTONINI PII FELICIS AVG.-ARCVM TRIVMPHALEM A SOLO. D. D. RESP. FæCIT.

à quelque distance de l'arc de triomphe, au milieu d'arbres fruitiers, alors dépouillés de leurs feuilles, s'élèvent trois faces de belles murailles en pierre de taille qui ont dû faire partie d'un temple. Deux cigognes y avaient fait élection de domicile.
Enfin, sur le versant oriental du plateau, et à peu de distance du camp, on distinguait les restes d'un beau théâtre à gradins demi-circulaires.
Par malheur, le pittoresque de la localité ne pouvait racheter le précaire de la situation. Il en résulta qu'à peine abandonnés à eux-mêmes, soldats et officiers se mirent à élever à l'envi le pan de muraille en pierres sèches qui devait les protéger, couchés ou assis, contre les balles de l'ennemi. Avant la nuit, on était à l'abri d'un coup de main. Le soleil se coucha, puis l'obscurité descendit, rapide et épaisse.
Alors, excités par les cris de leurs femmes, les Kabyles se répandirent sur le plateau où, en nombre supérieur, ils abordèrent avec impétuosité nos avant-postes qui, trop faibles pour leur résister, durent se replier sur le camp retranché. Dans ce mouvement de retraite, plus d'un soldat, poursuivi ou saisi par les bretelles de son sac, dut son salut à la promptitude avec laquelle il laissa ce sac aux mains de celui qui le poursuivait.
Le 15, dans la journée, tous les abords du camp prirent l'aspect d'un marché où les Arabes, sous prétexte de vendre à nos soldats des feuilles de tabac, des figues et des noix sèches, observaient nos travaux de fortification.
La nuit venue, le marché se transforma en blockhaus, les marchands en ennemis. Nos soldats tendirent une embuscade ; mais un pauvre diable, qui ne put s'empêcher de tousser, dévoila le traquenard. L'embuscade s'était formée de cinquante hommes commandés par le lieutenant Trichardou. Un amphithéâtre à ciel ouvert, composé de gradins en magnifiques pierres de taille, lui servait de lieu de refuge.
Avertis par cette toux, les Kabyles prirent avec des cris sauvages la fuite à travers les ruines de Djemilah. Nos soldats les y poursuivirent avec acharnement, et ils n'essayèrent pas même de se défendre. Deux Kabyles furent tués. Aucun de nos hommes ne fut même blessé.
Pendant tout le reste de la nuit, les Kabyles revinrent à la charge, se glissant à travers les pierres d'un pas aussi léger et aussi silencieux que celui d'un chacal, et poussant des cris aussi aigus que ceux de ces animaux aussitôt qu'ils étaient découverts.
La fusillade, du côté des Kabyles, était des mieux nourrie, et cela, tout au contraire de notre côté, car nous ménagions notre poudre. La petite redoute, avec ces flots d'ennemis qui venaient se briser contre ses murailles, ressemblait sur tous les points à un vaisseau attaqué à l'abordage. L'acharnement fut tel, que, pendant une demi-heure, on se battit corps à corps, et que nous, les frappant à coups de baïonnette, ils nous ripostaient, eux, à coups de pistolet et à coups de pierre. Quant à ce dernier projectile, ils n'avaient pas besoin de l'aller chercher bien loin : ils l'arrachaient aux retranchements et le lançaient sur nos soldats.
L'approche du jour mit fin à ce combat, l'un des plus acharnés que l'on eût encore soutenus, et les Kabyles se retirèrent, jetant des cris horribles, nous envoyant comme adieu quelques coups de fusil mal ajustés, et nous laissant cinq à six blessés.
Le 15, même marché que la veille, même innocence dans les relations. Les deux Kabyles tués avaient été exposés sur la place la plus apparente. Mais le but qu'on s'était proposé ne fut point atteint. Si ces cadavres, de leur vivant, avaient des parents ou des amis parmi les marchands de tabac, de figues ou de noix, ceux-ci ne firent pas semblant de les reconnaître morts.
La nuit amena un nouveau combat, mais à distance. La lutte précédente avait donné à réfléchir à nos assaillants.
Le 16, au jour, le marché s'ouvrit comme la veille et la surveille. Seulement, les deux cadavres avaient disparu.
Pendant la soirée, le colonel de Sétif rentrait à Djemilah avec une vingtaine de blessés. Sur sa route, elle avait tout exterminé, hommes et villages.
Une demi-heure après l'arrivée de cette première colonne, parurent trois cents hommes qu'on avait laissés à Mahallah. Ils arrivaient avec un convoi de vin qu'ils avaient été chargés d'attendre et d'escorter.
Malgré la réunion de toutes nos forces, les Kabyles ne continuèrent pas moins de brûler de la poudre pendant une partie de la nuit. Heureusement, personne ne fut blessé.
Il entrait dans les plans du général, malgré l'éloignement de Constantine et malgré la mauvaise saison dans laquelle nous venions d'entrer, de garder la position de Djemilah. Le bataillon d'infanterie légère d'Afrique, un détachement d'artillerie et un détachement du génie, c'est-à-dire un total de six cent soixante-dix hommes, fut désigné pour accomplir cette mission. Cette garnison était réduite à trente cartouches par homme, on en obtint quinze nouvelles, toujours par individu. Seulement, le commandant Chadeyson, prévoyant ce qui devait arriver, pour obtenir un emploi raisonné de ces faibles ressources, tint cette réserve secrète.
La colonne s'éloigna, abandonnant les six cent soixante-dix hommes au milieu de cet ancien cimetière d'une ville, et, dans la direction qu'elle suivait on entendit longtemps, allant toujours s'affaiblissant, le bruit de la fusillade. C'étaient les Kabyles qui, faisant escorte à ceux qui s'éloignaient, promettaient en même temps à ceux qui restaient une suite de combats dont ils avaient déjà eu un échantillon.
L'ambulance de l'armée enlevait nos blessés des trois nuits précédentes, et nous laissait deux des siens mortellement frappés.
Le reste de cette journée fut employé à fortifier, par des travaux liés aux précédents, les trois cents hommes du bataillon d'Afrique arrivés de Mahallah. Toute la garnison prit part à ces travaux. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Le 18, les Kabyles qui, la veille, s'étaient contentés de venir nous observer du haut de leurs montagnes, descendirent en foule, et commencèrent vers dix heures du matin une fusillade qui, à partir de ce moment, ne devait plus être interrompue que le 22 au coucher du soleil. En moins d'une demi-heure, le plateau tout entier de Djemillah fut envahi, et un siège arabe en règle commença. Les femmes qui n'étaient point occupées à préparer les aliments se faisaient spectatrices et animaient les combattants à grands cris. Il était facile de voir, au mouvement et à l'agitation qu'elles se donnaient pour pousser en avant ceux que nos balles éloignaient des murailles, que, dans le cas où notre champ serait forcé, nous ne trouverions pas en elles nos moindres ennemis.
Mais, à ces nombreuses attaques, plus bruyantes que sérieuses, nos soldats parfaitement commandés opposaient un silence et une discipline dans laquelle chaque individu comprenait que devait résider la force générale. D'après l'ordre des officiers qui observaient les moindres mouvements, les soldats ne tiraient que de rares coups de fusil, c'est-à-dire lorsque l'ennemi osait se hasarder à la portée de nos armes.
La fusillade des assaillants se ralentit dans la journée, mais sans s'interrompre.
Nous avions au milieu de nous un chef arabe qui s'était chargé de maintenir nos bonnes relations avec les populations, qui s'étaient faites marchandes le jour et guerrières la nuit. Cet homme n'avait pas eu l'intention de nous trahir, il s'était trompé, voilà tout. Le seul point sur lequel il ne s'était pas trompé fut l'opiniâtreté que les Kabyles devaient mettre à poursuivre les hostilités, une fois engagées. Sur ses instances, on expédia un courrier à Constantine.
Le 19, les premiers rayons du jour montrèrent à nos soldats des forces doubles de la veille. à vingt lieues à la ronde, tout était prévenu et accourait. Les montagnes environnantes n'étaient plus que les degrés d'un immense cirque chargés d'ennemis qui venaient nous attaquer, ou de spectateurs qui venaient assister à notre extermination.
à un moment donné, toute cette multitude, roulant des montagnes jusqu'au plateau, vint se ruer sur notre parapet, que leur choc seul eût certainement renversé si, à la distance de vingt pas, une fusillade bien ajustée n'en eût jeté une vingtaine à terre. La chute de ceux-ci, l'éclat de nos baïonnettes qui brillaient à un rayon de soleil, décidèrent chez les Arabes une retraite au pas de course qui permit à plus d'une poitrine de se dilater plus facilement qu'elle ne l'eût fait quelques secondes auparavant.
Cependant cette fuite éternelle de nos ennemis qui, en réalité, ne nous avaient abordés corps à corps qu'une seule fois, nous donnait une grande confiance en nous-mêmes.
Comme on le voit, cette journée du 19 commençait bien, et tout espoir n'était pas perdu si notre courrier arrivait à Constantine. Cependant, une grande préoccupation attristait la petite garnison : nous commencions à manquer d'eau. à cinquante mètres de nos murailles, passait un ruisseau assez large mais peu profond, et dans lequel on ne pouvait pas puiser. Il fallait donc, pour remplir les bidons, qui contenaient chacun neuf litres, faire usage de petites gamelles qui rendaient l'opération longue et difficile. D'ailleurs, dans chaque sortie tentée, il fallait se battre corps à corps, abandonner les blessés sur la place, et surtout user beaucoup de cartouches. Or, presque autant que l'eau, nous l'avons dit, la poudre nous manquait.
Celui à l'obligeance duquel nous devons ces détails était le chirurgien-major du régiment, le docteur Philippe. Dans cette grave circonstance où il s'agissait de se passer d'eau, ou bien d'acquérir à un prix si exorbitant un verre d'eau par jour pour chaque homme, le commandant appela le docteur Philippe et l'interrogea sur le nombre de jours pendant lesquels l'homme pourrait se passer d'eau. Le chirurgien-major répondit que, s'il était possible de faire une distribution d'eau-de-vie par jour, on pouvait demeurer huit jours sans boire autre chose que quelques gouttes d'eau-de-vie.
La confiance dans les chefs était telle, que ces paroles firent un effet magique, et, sur la promesse de trois petits verres d'eau-de-vie par jour, chacun fit son deuil de l'eau et resta ferme à son poste.
L'ennemi grossissait à vue d'œil. Une estimation rigoureuse peut porter le nombre des assaillants à deux mille cinq cents ou trois mille. Seulement, à mesure que ses forces augmentaient, sa fusillade devenait incessante et pétillait le jour comme la nuit.
La chose devenait de plus en plus grave. Aussi, pendant la nuit du 19 au 20, un second courrier fut-il expédié sur Constantine.
Pendant la journée du 19, on avait commencé les terrassements pour la sûreté des communications dans le camp. La tranchée fit découvrir à un mètre de profondeur une magnifique mosaïque, mais, comme l'eau manquait, ce fut avec l'urine du travailleur qu'elle fut lavée. Chacun vint fournir son contingent et admirer, à mesure qu'elles apparaissaient, la variété de ses couleurs et la régularité de ses dessins.
Le 20, plusieurs chefs à cheval tentèrent de pousser une colonne sur nous, mais c'est chose difficile que de faire marcher les Arabes aux assauts en plein jour. Les coups de yatagan et de bâton ne suffirent pas pour faire quitter leurs postes aux travailleurs, et le camp put jouir du spectacle de quelques actes de courage isolés.
Cinq ou six hommes, qui paraissaient des chefs, s'avancèrent jusqu'à soixante ou quatre-vingts pas des retranchements, vociférant des paroles inintelligibles qui ne pouvaient être que de grosses injures ou de provocantes menaces. C'était une cible pour nos meilleurs tireurs, qui les abattirent tous. Lorsqu'un homme tombait, une vingtaine d'hommes se précipitaient pour enlever le cadavre, ce qui donnait aux soldats une occasion de tirer à coup sûr ; plus d'une centaine d'hommes furent tués à cette occasion.
De son côté, malgré notre couvert, l'ennemi, grâce à son feu roulant, nous tuait et nous blessait quelques hommes. Malheur à l'imprudent que sa curiosité poussait à se lever debout dans sa tente ou derrière les fortifications, qui n'avaient qu'un mètre de hauteur.
En pareille circonstance et lorsqu'il a pu gagner la confiance des soldats, le rôle de l'officier de santé a quelque chose de providentiel et même de surhumain. Aussi, malgré leurs souffrances, les blessés suppliaient-ils le docteur Philippe de ne pas exposer ses jours, d'où dépendaient tant de jours. « Major, lui criaient les hommes en tombant, ne vous inquiétez pas, et attendez la nuit pour venir, nous banderons nos blessures avec nos mouchoirs. Qu'arriverait-il de nous si ces gueux-là allaient vous tuer ou vous blesser dangereusement ? Nous serions tous perdus. »
Effectivement, et à moins de blessures graves qui ne pouvaient attendre, le docteur Philippe suivait ce conseil.
Nous avons dit que deux soldats mortellement blessés avaient été abandonnés par la colonne à Djemilah. L'un d'eux mourut bientôt ; le second, plein de constance, avait du courage contre la douleur, mais non contre la soif.
De neuf litres d'eau conservés par le chirurgien, il n'en restait que deux : la tisane et les pansements en avaient absorbé sept. L'ennemi tenait bon. Le blocus était indéterminé, de sorte que le pauvre agonisant avait beau demander à boire, tantôt avec le cri de la rage, tantôt avec l'accent du désespoir, comme il était condamné, comme il devait mourir, c'eût été un crime que de distraire à son profit une partie de cette eau qui pouvait disputer d'autres blessés à une mort moins certaine.
Le chirurgien fut donc forcé, non seulement de détourner ses regards de lui, mais encore de l'abandonner. Seulement, il lui donna un citron qui lui restait, et le malheureux mourut les lèvres collées à l'écorce du citron, dont il avait sucé le jus jusqu'à la dernière goutte. Les deux litres qui restaient devaient donner naissance à bien d'autres scènes du même genre, hélas ! que celle-ci, et cependant, trois jours seulement s'étaient écoulés depuis qu'on en manquait.
Pour bien apprécier cette situation, pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut avoir vu une fois combien le besoin de la soif est impérieux pour le soldat qui a les lèvres séchées par ses cartouches, surtout si cet homme est blessé et a perdu du sang. Aussi un blessé se traîna-t-il sous la tente du chirurgien pour se faire panser par celui-ci, et, à la vue de l'eau rougie de sang dans laquelle le docteur Philippe trempait son éponge, ne songeant plus à sa blessure : « Docteur, lui dit-il, à boire, je vous en supplie. -Mais, répondit le docteur, si tu bois cette eau, il n'en restera plus pour panser les blessés. -Laissez-moi boire, je vous en supplie, et ne me pansez pas, répondit le blessé. -Mais les autres ? demanda le docteur -Eh bien ! laissez-moi sucer l'éponge, les autres la suceront à leur tour. » Cette demande lui fut accordée.
Et bientôt, comme les soldats savaient qu'en allant se faire panser, le docteur leur laisserait sucer l'éponge, ils s'exposèrent à de nouvelles blessures, espérant que, par ce nouveau moyen, ils pourraient adoucir leur soif.
Au milieu de ces scènes de désolation, un épisode curieux fera ressortir l'intelligence suprême du soldat. Le capitaine Montauban avait un chien nommé Phanor, lequel, souffrant de la soif comme les autres, avait fini par se décider à sauter les murailles et à aller boire au ruisseau.
Dans ses premières tentatives, les coups de fusil l'avaient effrayé. Mais, la soif étant plus forte que la crainte, il prit librement son parti, et, à travers une grêle de balles, il bondit jusqu'au ruisseau.
Là, comme il n'avait besoin ni de bidon ni de gamelle, il but à pleine gueule et revint tout joyeux au camp. L'impunité l'avait enhardi, et, les jours suivants, Phanor allait se désaltérer tout à son aise, tantôt deux, tantôt trois fois par jour, suivant qu'il avait plus ou moins soif. Deux zéphyrs, qui ambitionnaient le bonheur de Phanor, eurent une idée : c'était de lui attacher une éponge au bout du nez. Phanor, en buvant, était obligé de tremper son nez dans l'eau : l'éponge s'imbibait, et Phanor revenait au camp, rapportant dans son éponge la valeur d'un verre d'eau, à l'aide de laquelle les deux zéphyrs supportaient plus patiemment que leurs camarades la détresse dans laquelle on se trouvait.
On remarqua aussi que, pendant la nuit, la rosée abondante formait des gouttelettes sur les canons des fusils. Les soldats, au lieu de les couvrir, les exposaient à l'air ainsi que les lames de leurs sabres, léchaient ces lames et ces canons, et de cette manière se procuraient quelque soulagement.
Un des capitaines, le capitaine Maix, avait dressé sa tente vis-à-vis de celle du docteur Philippe. Il faisait fonction de sous-intendant. Comme cette tente était entièrement exposée au feu, le docteur voulut le retirer dans la sienne, mieux abritée.
C'était un mauvais moyen pour déterminer le capitaine Maix ; aussi le chirurgien, pour le retirer, lui proposa-t-il une partie de piquet.
Un soldat de la compagnie offrit alors au capitaine d'aller creuser le terrain de la tente pour faire un escarpement dans lequel le capitaine pût aller se coucher à son aise. Mais, au premier coup de pioche qu'il donna, une balle lui traversa le cœur.
à partir de ce moment, il ne fut plus permis au capitaine de regagner sa tente, et il resta l'hôte du docteur Philippe jusqu'à la fin du blocus.
Dans la nuit du 20, un troisième messager fut envoyé à Constantine, mais le 21 au matin il rentra au camp. Il n'avait pu traverser les lignes, et il avait essuyé un si grand nombre de coups de fusil, que c'était un miracle qu'il n'eût pas été tué.
Le retour de cet homme jeta une grande tristesse dans le camp, car l'impossibilité où il avait été de traverser les lignes arabes faisait craindre que les deux autres courriers ne fussent tombés entre les mains de l'ennemi, et par conséquent n'eussent pu remplir leur mission.
Au reste, l'exemple du docteur Philippe avait profité. On avait rassemblé tout ce qu'il y avait de jeux de cartes dans le camp, et pour tromper la soif, et pour tromper la mort qui l'entourait de tous les côtés.
Dans la nuit, un quatrième émissaire fut envoyé : il était à cheval. On avait enveloppé les pieds de sa monture avec des chiffons. à la pointe du jour, on le vit revenir. Comme le troisième, il lui avait été impossible de passer.
La journée du 21 et la nuit du 21 au 22 avaient été terribles. Déjà, depuis deux ou trois jours, lorsqu'on saignait un bœuf ou un mouton, les hommes attendaient avec impatience pour se disputer le sang qui sortait de l'artère. Pendant les dernières heures de cette dernière nuit, quelques-uns s'étaient ouverts les bras pour se désaltérer à leurs propres blessures.
Aussi une morne tristesse s'empara-t-elle des assiégés lorsqu'ils virent, le matin, revenir le quatrième messager, dont le retour leur ôtait une dernière chance de salut. Un instant, on eut l'idée de lever le camp et de passer à la baïonnette à travers cette nuée d'Arabes, mais pour cela il fallait laisser les blessés à la merci de l'ennemi, et cette proposition, faite par quelques-uns, n'eut pas même le retentissement d'une proposition sérieuse.
On en était arrivé cependant à cet instant où l'impossibilité d'aller plus loin se mêle fatalement à la situation. Le chirurgien n'avait plus d'eau pour laver les blessures, plus de linge pour les pansements. Tout à coup, on vit apparaître au nord-est, sur la montagne des Ouled-Jacoub, une nombreuse troupe de cavaliers précédée par un homme enveloppé d'un burnous blanc, et qui paraissait être son chef.
Nos soldats crurent qu'il arrivait un renfort aux ennemis et, enchantés d'en finir par une bataille décisive, ils préparèrent leurs armes. Mais, à leur grand étonnement, ils s'aperçurent qu'à la vue de ce chef placé comme une statue équestre sur le piton le plus élevé de la montagne, la fusillade avait cessé comme par enchantement. Ce n'était pas assez, à ce qu'il paraît, car le chef fit un signe en déployant largement son burnous et le faisant flotter comme une voile qui s'échappe du mât. Alors Kabyles, hommes, femmes, enfants, cavaliers, commencèrent un mouvement de retraite, Puis, comme ce mouvement de retraite ne s'opérait pas assez vivement, on vit partir des pieds de ce cavalier une trentaine d'hommes qui, à grands coups de plat de yatagan et de bâton, chassèrent les Kabyles devant eux comme feraient des pasteurs avec leur houlette des plus petits et des plus obéissants troupeaux.
Puis, quand la place fut déblayée, cet homme mit son cheval au galop, et seul, sans suite, il s'approcha du camp, et, montrant le chemin de Constantine : « Allez, dit-il à nos soldats, et si l'on veut vous arrêter encore, répondez que vous êtes des amis de Bou-Akas. »
C'était en effet le cheick du Ferdj'Ouah, qui, ayant appris que nos soldats couraient, sur une de ces douze tribus qui lui appartenaient, le danger que nous venons de décrire, avait traversé les onze autres et était venu, d'un seul geste de son manteau, chasser cette nuée de Kabyles comme d'un souffle de sa bouche le Seigneur disperse les nuages du ciel.
C'était l'arc de triomphe, témoin de cette admirable défense, dont monsieur le duc d'Orléans voulait numéroter les pierres pour le reconstruire à Paris et en faire un nouvel ornement de la future place du Carrousel.

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