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Chapitre XL
Le général Bedeau

Un des hommes qui avaient pris une part active et glorieuse à cette grande journée, un des heureux que jalousait Combes en mourant parce qu'ils survivaient à la victoire, le général Bedeau, était gouverneur de Constantine au moment où nous y arrivâmes.
Je ne connaissais point personnellement le général Bedeau, mais si souvent j'avais entendu parler de lui au duc d'Orléans, que, sans le connaître et sur l'appréciation du prince, je l'estimais à sa valeur.
Le général Bedeau était un des hommes pour lesquels monsieur le duc d'Orléans avait une considération complète. Ces hommes étaient rares, et les privilégiés de cet esprit si droit et de ce cœur si loyal avaient le droit d'être fiers de cette prédilection.
Ce fut donc avec un sentiment qui tenait presque du respect que je me présentai au palais du gouvernement. Le général était prévenu de mon arrivée, il me connaissait de la même source où je l'avais connu lui-même : comme il m'avait parlé de lui, le duc d'Orléans lui avait parlé de moi.
Notre connaissance fut bientôt faite, car elle se fit sous les auspices de ce mort que nous avions tant aimé. Puis le général appela deux officiers de son état-major, Boissonnet et Sade, et, me mettant entre leurs mains :
« Messieurs, leur dit-il, je vous confie mon hôte. Palais, chevaux, armes, tout est à lui. Vous n'avez plus d'autre service à faire que de lui montrer Constantine et ses environs. »
Les deux officiers auxquels le général Bedeau me recommandait d'une façon si gracieuse étaient deux charmants compagnons de 26 à 30 ans, parlant arabe comme des indigènes, et ayant étudié Constantine, à la fois en poètes, en philosophes et en historiens.
Je ne m'amuserai point à faire la description de la ville, toute description est ennuyeuse et pour la plupart du temps ne décrit rien. D'ailleurs, comment décrire ce réseau de rues, ce mélange d'antiquités romaines et de masures modernes, au milieu desquelles s'élèvent des travaux gigantesques exécutés depuis l'occupation ? Comment dire ce plateau suspendu sur des abîmes, ce nid d'aigle perché à la crête de ce rocher ? à peine si le crayon ou le pinceau suffirait à cette peinture, la plume aurait donc tort de l'essayer.
Le soir, le général Bedeau me présenta aux principaux de la ville, c'étaient les successeurs de ces mêmes hommes qui, le jour de la prise de Constantine, étaient venus au devant du général Rulhières ; Ben-Adjouz était parmi eux.
L'un d'eux me connaissait de nom. C'était un poète. Il arriva avec un rouleau à la main ; sur le rouleau étaient écrits des vers adressés à son confrère d'Occident. Voici la traduction littérale de ces vers :

Sidi Mohammed El-Chadely, cadi du Bureau arabe,
à Alexandre Dumas.

« Le seul bonheur durable pour l'homme est dans la science et dans l'emploi qu'il fait de cette science : sache que celui qui la possède s'élève à l'instant même au-dessus des autres hommes.
» Alexandre Dumas connaît les belles-lettres, il possède la science, elle paraît dans ses écrits ; et la gloire qu'il en a retirée, le bien qu'il en a fait l'ont rendu célèbre.
» Il a voulu venir visiter notre ville, qu'il soit le bienvenu ! En nous quittant, il emportera nos souvenirs et nos suffrages, et Dieu, le dispensateur de tout bien, saura lui donner la récompense qu'il mérite. »

Au milieu de ces graves notables de la ville de Constantine, était un Français devenu par l'habitude, les mœurs et le costume, plus Arabe que les Arabes eux-mêmes. Il nous invita à une fantasia pour le lendemain. Ces messieurs seuls acceptèrent : je voulais rester pour prendre des notes. Des chevaux furent mis à l'instant même à la disposition de tout le monde par le général Bedeau.
Une seule race autochtone règne en Algérie, la race berbère. Deux branches se rattachant à la même source sortent de cette race et donnent les Kabyles et les Chaouias.
Les Kabyles sont les gens des montagnes du nord, refoulés dans ces montagnes par les invasions romaines, vandales et arabes, et qui sont restés dans ces montagnes, faisant de leur asile leur patrie. Ces hommes furent toujours insoumis, aujourd'hui ce sont ceux encore contre lesquels la lutte est la plus persévérante et la plus terrible.
Les Chaouias sont les montagnards du sud, qui, refoulés dans ces montagnes par les mêmes invasions, en sont descendus peu à peu, et ont reconquis la plaine.
La langue est la même, mais les mœurs sont différentes. Les Kabyles logent dans des maisons, et cela pour deux causes. La première, le peu de terrain qu'ils possèdent, et qui ne leur permet pas d'être nomades. La seconde, la température, qui est plus élevée dans la montagne que dans la plaine. Les Chaouias, en redescendant vers la plaine, ont repris la tente.
à ces deux grandes races bien distinctes, il faut ajouter ce qui reste des trois grandes invasions, romaine, vandale et arabe.
Quelques familles seulement ont conservé la tradition romaine. Les Bel-Hocein, par exemple, prétendent descendre des anciens conquérants. L'origine des propriétés-melk, c'est-à-dire constituées aux individus, paraît remonter à cette époque. Les légions gauloises à la solde de Rome ont laissé des monuments druidiques. De l'invasion vandale, rien n'est resté, on en cherche inutilement les traces. L'invasion arabe est encore vivante aujourd'hui comme au jour où elle a eu lieu. Les Arabes, qui dans l'espace d'un siècle, de 700 à 800, avaient complété la conquête de l'Afrique, sont toujours les chefs du pays. Seulement, tombés en partie sous la domination des Turcs, qui avaient conquis toute la régence, appelés qu'ils étaient par la population, ils étaient exploités par les Turcs.
Au reste, les Turcs ne peuvent pas être considérés comme race, ne s'étant jamais reproduits entre eux. Les Turcs appelaient à eux les grandes familles arabes. Ils épousaient leurs filles en leur donnant quarante sous de dot. Mais ils éloignaient les enfants nés de ce mariage, et nommés Koulouglis, de tout commandement, de manière à conserver à l'Houdjiack d'Alger toute son influence. Le mot Houdjiack, qui par corruption en est arrivé à signifier le gouvernement, veut dire mot à mot l'ordinaire du soldat.
Voilà pourquoi le renversement de la marmite des janissaires était le symbole du renversement de l'état.
On recrutait la milice dans les rues de Stamboul. Barberousse était le fondateur de ce gouvernement, qui se transmettait par élection, élection sanglante presque toujours, car on a mémoire d'une seule journée où sept beys furent massacrés.
Au milieu de cette race autochtone ou berbère, divisée aujourd'hui, comme nous l'avons dit, en Kabyles et en Chaouias, en hommes de la montagne et en hommes de la plaine. à côté des Turcs, les dominateurs du pays pendant le Moyen âge, apparaissent d'autres types dont nous allons donner la désignation. Ces types sont le Koulougli, le Maure, le Biskir, le Mozabite, le Nègre.
Les Koulouglils, comme nous l'avons dit, fils du Turc et de la Mauresque, tendent à s'effacer de jour en jour par suite de l'émigration des Turcs. C'étaient autrefois des hommes qu'on retrouvait dans toutes les révolutions ; car anciennement ils revendiquaient les droits naturels de leur naissance, et repoussaient la loi fondée par leurs pères qui les éloignait de tous les emplois. Ceux qui restent encore en Afrique, ceux que nous avons vus du moins, étaient en général beaux, participant aux deux races, mais se rattachant cependant davantage à la race turque qu'à la race arabe.
Le type du Maure, qui est le produit des migrations conquérantes venues de l'Orient, a dû tellement changer par suite du droit de cité accordé aux nombreux renégats pendant les trois derniers siècles, qu'il serait, je crois, impossible de trouver aujourd'hui un Maure pur sang. Nous nous arrêtons donc à des généralités sur ce citadin de l'Algérie.
Le Maure est bien pris de corps, ni trop grand ni trop petit. Sa physionomie est grave et douce, son teint beau, et plutôt blanc que basané. Le costume du Maure se compose d'une chemise sans col, d'un pantalon descendant au-dessous du genou, d'un ou de plusieurs gilets, et d'une veste ; le tout est recouvert d'un burnous blanc. Quand il est enfant ou jeune homme, il porte une simple calotte, la chachia ; autrement il roule autour de cette calotte une longue pièce de mousseline blanche ou de couleur tendre tordue également. Il est chaussé de souliers larges et arrondis. Le Maure est comme le Turc, indolent à l'excès, ne doutant de rien, et légèrement rusé. Sa vie se passe au bain, au café ou chez le barbier, rarement chez lui. La timidité est le fond de son caractère.
Le Biskri, ou homme de Biskara, vient du Ziban, province d'Algérie au sud de Constantine. Le Biskri est de moyenne taille, il a les membres grêles mais nerveux, le teint brun, le front bombé et fuyant, le nez déprimé par le bas comme les Juifs, le poil rare et noir. Son costume se compose généralement d'une chemise, d'une culotte et d'une blouse ou demi-blouse, le tout en toile grise ; il porte une calotte blanche et, par-dessus cette calotte, la chachia. Voilà pour le physique.
Quant au moral, le Biskri est sobre, intelligent, fidèle, laborieux. Quand il a économisé quelques centaines de francs, il retourne vivre dans ses montagnes.
Le Biskri est portefaix, commissionnaire, porteur d'eau. C'est lui qu'on rencontre éternellement dans les rues portant de lourds fardeaux ou conduisant de petits ânes chargés qui se faufilent partout, à travers les passages, à travers les maisons, à travers les bazars, et criant : « Balek, Balek, Balek, » c'est-à-dire « prends garde, prends garde, prends garde ! » La nuit venue, il se couche en travers des boutiques pour les garder des voleurs. Le Biskri est l'Auvergnat de l'Afrique.
Le Mozabite ou plutôt le M'zabite, habitant de l'Oued M'zab, vallée considérable de l'Algérie, au sud-sud-ouest d'Alger, est de taille moyenne. Il a la figure osseuse et bombée, le teint fiévreux, le poil noir et peu fourni. Il s'habille d'une espèce de blouse de laine rayée de blanc et de brun nommée gandoura. Il a la tête couverte d'un haïck, longue pièce de mousseline blanche qui lui enveloppe le visage et qui va se perdre sous la gandoura.
Le Mozabite est l'homme industrieux par excellence, il exerce tous les métiers, il est baigneur, boucher, meunier, entrepreneur des transports de décombres. Alors, comme ce transport se fait à l'aide de ces petits ânes dont nous parlions tout à l'heure, il prend le nom de bourricotier.
Quant au nègre, son physique est trop connu pour que nous nous y arrêtions. Le Nègre, qui était esclave dans la régence, venait aussi bien du Sénégal que de l'Abyssinie, de Tombouctou que du Zanzibar. De là, la variété des types.
Les nègres s'habillent comme les Maures ou bien avec une gandoura blanche : presque tous portent le turban. Les Nègres sont portefaix, manœuvres, marchands de chaux et badigeonneurs.
Il est facile, comme on le comprend bien, de reconnaître ceux qui exercent ces deux derniers états. Aux fêtes publiques, ce sont les plus intrépides sauteurs et les plus insoutenables musiciens que l'on puisse rencontrer.
Les négresses portent un long voile de coton bleu, sous lequel est un costume composé d'un pantalon, d'une chemise, d'une brassière rouge et d'un foutrah, pièce d'étoffe en coton bleu avec de grandes raies transversales, or et pourpre, qui prend le tour des hanches et descend jusqu'aux chevilles des pieds. Quand elles sont mariées à des Maures, elles s'habillent alors comme le Mauresques, ce qui ne laisse pas que d'être original.
Faites brocher sur tout cela le Juif, le Français et l'Espagnol, ces trois types que des intérêts matériels attirent en Algérie, et vous aurez une idée de l'aspect que présentent les villes du littoral.

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