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Chapitre XXXII
Bône

Les deux premières choses qui nous frappèrent en arrivant sur le pont furent la forteresse de Bône, théâtre d'un des premiers et des plus hardis coups de main de Joussouf, et la pointe du Lion, avec laquelle nous devions faire le soir même plus ample connaissance.
Le port de Bône est assez peu estimé des marins qui, dans les mauvais temps, ne s'y arrêtent que contraints et forcés. Les mouillages que l'on préfère sont ceux du fort Génois et des Caroubiers. En effet, le port de Bône n'est qu'un bas-fond d'une mauvaise tenue, l'ancre n'y mord que dans une couche de sable étendue sur le rocher et qui, dans les gros temps, atteinte et remuée par la lame, n'offre aucune résistance.
Autrefois Bône était riche. Quand nous disons autrefois, nous parlons d'il y a vingt, trente, quarante ans ; en 1810, par exemple, la population s'élevait à 10 000 âmes ; en 1830, lorsque nous fîmes la conquête de l'Algérie, elle n'était plus que de 1500.
En effet, les grains de la Crimée avaient tué l'exportation africaine. Les habitants ne demandaient plus à la terre ce riche superflu qu'on appelle le commerce, mais seulement ce strict nécessaire qu'on appelle la nourriture.
Le bruit de notre voyage s'était déjà répandu sur toute la côte, aussi, à peine eûmes-nous jeté l'ancre, que nous vîmes une barque se détacher du rivage et s'avancer vers nous. Cette barque était montée par le commissaire français, ancien ami à moi, qui venait, disait-il, nous confisquer à son profit. Nous n'avions rien au monde à dire contre cette bienveillante confiscation. Nous nous rendîmes chez lui, où nous trouvâmes sa femme et sa fille qui nous attendaient.
Nos promenades dans la ville furent courtes. La ville ne renferme rien de bien curieux : une assez belle mosquée, voilà tout, et une bible fort miraculeuse enfermée dans la synagogue juive. Du genre de miracles qu'elle faisait, personne ne m'en put rien dire.
Nous résolûmes une promenade à Hippone, ancien évêché de votre auteur favori, Madame, dont bien justement, à mon avis, vous préférez les Confessions à celles de Rousseau.
Notre hôte se chargea de trouver les chevaux, Hippone étant située à une lieue de Bône à peu près. Quant à moi, comme j'appris qu'on pouvait s'y rendre en chassant, je jetai mon fusil sur mon épaule, et, guidé par un colonel polonais qui m'avait disputé à mon ami le commissaire, et auquel j'étais définitivement resté, je m'acheminai vers le tombeau de saint Augustin, où était le rendez-vous général.
En sortant de la ville, on met le pied dans un grand marais qui s'étend à gauche jusqu'à la mer, à droite jusqu'au pied des montagnes. En face, l'horizon est borné par une petite chaîne de collines, aux premières rampes de laquelle s'élève le tombeau sacré. Nous suivîmes la rive droite de la Seybouse, le long de laquelle je tuai quelques bécassines et un canard sauvage. Enfin, au bout de trois quarts d'heure de marche, nous arrivâmes au tombeau, où je trouvai toute la caravane réunie.
Le tombeau est bâti sur les ruines de l'ancienne Hippone – Hippos Regius – Hippone royale. En effet, c'était la résidence des rois Numides ; mais de ces rois Numides, rien n'existe plus, pas même le nom. Saint Augustin a tout recouvert de son manteau pastoral, et son souvenir vit seul au milieu des ruines de la grande cité.
Saint Augustin est le saint des femmes, saint de poésie et d'amour qui lutta toute sa vie contre les ardents désirs de son cœur, et qui, après avoir fait de l'amour conjugal une passion, fit de l'amour filial un culte. Saint Augustin eût dû vivre du temps de Madeleine.
Né à Tagaste, le 13 novembre 354, élevé à Madaure, il visita Carthage dont les mœurs dissolues le révoltèrent, car rien n'est loin de la débauche comme l'amour. Milan, où l'attira l'éloquence de saint Ambroise, et où s'accomplit sa conversion, et enfin Hippone, où le peuple, touché de sa grande piété et de sa profonde éloquence, le força en quelque sorte à recevoir les ordres de la main du digne évêque auquel il succéda en 395.
Enfin, le 22 août 430, saint Augustin mourut pendant le troisième mois du siège d'Hippone par les Vandales. Il avait supplié Dieu de le rappeler à lui avant la prise de la ville : Dieu exauça sa prière. Les Vandales détruisirent la ville, mais ils respectèrent la bibliothèque et l'évêché, seuls biens que possédât saint Augustin et qu'il avait légués à l'église. Les Barbares se firent les exécuteurs testamentaires du saint.
Quant à lui, sa dépouille mortelle fut disputée par les différentes cités qui avaient eu le bonheur d'entendre sa parole. Ce fut d'abord Cagliari qui le posséda, puis Pavie.
Enfin, en 1842, le gouvernement français réclama pour la nouvelle Hippone une part de ces précieuses reliques. L'os de l'avant-bras droit nous fut concédé, déposé à bord du Gassendi et transporté à Hippone, et enterré en grande pompe à l'endroit où s'élève aujourd'hui le monument.
Par un hasard singulier, c'était le capitaine Bérard, commandant actuel du Véloce, qui commandait à cette époque le Gassendi.
Nous ne dirons rien du monument. Est-ce l'argent, est-ce le génie qui a manqué pour le faire digne du saint ? Nous voulons bien croire que c'est l'argent. Ce qu'on a de mieux à faire, au point de vue de l'art bien entendu, quand on est arrivé au pied du cénotaphe, c'est de s'asseoir en y tournant le dos, et de contempler le magnifique paysage qui se déroule aux yeux.
Au premier plan, les ruines de la vieille ville, à travers les échancrures de laquelle pénètre le regard ; au second plan, les marais coupés par la Seybouse ; au troisième et dernier, la ville en amphithéâtre, à gauche les montagnes, à droite la mer.
Ce fut là que fut décidée en grand conseil cette chose si importante pour nous de savoir si nous irions directement de Bône à Constantine par Guelma, ou si, prenant la route ordinaire, nous gagnerions Stora, de Stora Philippeville, et de Philippeville Constantine. Le voyage par Guelma était plus fatigant mais plus pittoresque ; puis, dès longtemps, j'avais un rendez-vous pris à Guelma avec Gérard, notre tueur de lions.
Nous penchions donc pour Guelma, lorsque le capitaine polonais tira une lettre de sa poche. Cette lettre était de la propre main de Gérard. Elle avait date de la surveille, et elle annonçait que Gérard partait à l'instant même pour l'intérieur des terres, appelé qu'il était par les Arabes à la destruction d'une lionne et de ses deux lionceaux.
C'était Gérard qui faisait notre grande curiosité, c'était l'espoir d'une chasse au lion avec lui qui faisait notre grand désir. Gérard n'étant plus à Guelma, nous prenions tout naturellement la route de Philippeville.
Un mot physiologique sur le lion, Madame, et par contrecoup sur Gérard, son terrible et heureux antagoniste. Parmi les animaux fantastiques de la fabuleuse Antiquité, aucun ne nous est apparu plus terrible que cette terrible réalité qu'on appelle le lion.
à Rome, il n'y avait pas de belle chasse sans lion. Un des principaux griefs de Cassius contre César, c'est que César lui a pris cinquante lions, qu'il conservait à Mégare pour les fêtes de son édilité. Un des grands souvenirs qui font Pompée populaire à Rome, c'est que, dans les fêtes de son triomphe, il a poussé dans l'amphithéâtre trois cents lions à crinière. Ni le serpent de Régulus, ni les éléphants d'Annibal n'ont fait une si vive impression qu'Antoine se promenant avec Cytheris dans les rues de Rome sur un char attelé de deux lions.
Le grand sujet de causerie sous la tente arabe, c'est le lion. Nous avons dit que les Arabes appelaient le lion Sid, Seigneur. Les Arabes prétendent que le lion change quatre fois de nourriture par an. Pendant le premier trimestre de l'année, il mange les démons. Pendant le second, il mange de la chair humaine. Pendant le troisième, de la terre glaise. Et pendant le quatrième, des animaux.
Les Arabes ont remarqué que le lion, qui enlève un cheval ou un chameau en les jetant hardiment sur son épaule, et qui saute avec ce fardeau des haies de trois ou quatre pieds, ne peut que traîner misérablement un mouton. Cette anomalie devait avoir une source. Les Arabes l'ont trouvée dans leur poétique imagination.
Un jour, dans une assemblée d'animaux, le lion disait, vantant sa force : « J'emporterai sur mon épaule le taureau, s'il plaît à Dieu, le chameau, s'il plaît à Dieu, le cheval, s'il plaît à Dieu, et ainsi de suite. » Arrivé au mouton, il trouva la chose si facile, qu'il négligea d'invoquer le Seigneur. Le Seigneur l'en punit, le roi de la force est obligé de traîner le mouton, qu'il ne peut jeter sur son épaule.
L'éléphant, le tigre, la panthère et le sanglier sont les seuls animaux avec l'homme qui osent combattre le lion. On a trouvé dans le Maroc, près l'un de l'autre, un sanglier mort, à dix pas d'un lion éventré.
Les Arabes mangent le lion ; certaines parties de l'animal, au dire des Arabes, guérissent même certaines maladies, mais ils paient plus tard cette gourmandise : les enfants d'un homme qui a mangé du lion meurent presque toujours en faisant leurs dents, les dents poussant trop fortes. Souvent, des marabouts ont élevé ou apprivoisé des lions ; presque toujours leur réputation s'en est augmentée.
Les Arabes sont essentiellement chasseurs, ils chassent le lion, la panthère, le sanglier, l'hyène, la vache sauvage, le renard, le chacal et la gazelle. Quant au petit gibier qui se tue chez nous avec du plomb, ils ne s'en occupent jamais. Il va sans dire que le lion est le premier, le plus dangereux et le plus noble de leurs adversaires.
Nous avons dit que, lorsqu'ils parlent du lion, les Arabes l'appellent Seigneur. Lorsqu'ils lui parlent à lui, ils l'appellent monseigneur Johan-ben-el-Johan, c'est-à-dire monseigneur Jean, fils de Jean.
Pourquoi lui ont-ils donné un titre et un nom d'homme ? C'est que, selon eux, le lion a les plus nobles qualités de l'homme le plus noble, c'est qu'il est brave, c'est qu'il est généreux, c'est qu'il comprend la parole humaine, quelque langue qu'on lui parle. C'est qu'il respecte les braves, qu'il honore les femmes, qu'il est sans pitié pour les lâches.
Si un Arabe rencontre un lion, il arrête son cheval, qui tremble sous lui, et adresse la parole à son terrible antagoniste.
« Ah ! c'est toi, monsieur Jean, fils de Jean, lui dit-il. Crois-tu m'effrayer, moi un tel, fils d'un tel. Tu es noble, je suis noble, tu es brave, je suis brave, laisse-moi donc passer comme un frère, car je suis un homme de poudre, un homme des jours noirs. »
Alors il met le sabre à la main, fait craquer ses étriers, pique droit sur le lion qui se dérange et le laisse passer. S'il a peur, s'il rebrousse chemin, il est perdu, le lion bondit sur lui et le déchire.
De son côté, le lion sonde son adversaire, le regarde en face, lit ce qu'il éprouve sur son visage. Si l'homme a peur, le lion s'approche de lui, le pousse avec l'épaule, le jette hors du chemin avec ce rauquement cruel qui annonce la mort, puis il bave, s'écarte, forme des cercles autour de la victime, tout en cassant dans les broussailles des tiges de jeunes arbres avec sa queue. Quelquefois même, il disparaît. Alors l'homme se ranime, il croit avoir échappé, il fuit. Mais, au bout de cent pas, il retrouve le lion en face de lui et lui barrant le chemin. Alors il lui pose une patte sur l'épaule, puis l'autre, lui lèche la figure avec sa langue sanglante, et cela jusqu'à ce qu'un faux pas le fasse tomber, ou que l'effroi le fasse s'évanouir. Alors le lion quitte encore l'homme et va boire, à un quart de lieue parfois : de ce moment, l'homme est à lui, il peut revenir quand il voudra. Il boit et revient, lèche encore l'homme un instant, puis commence son repas.
Si la victime est un homme, ce sont les organes de la génération qu'il mange d'abord ; si c'est une femme, ce sont les seins. Il emporte le reste, puis plus tard on retrouve dans quelque fourré les pieds et les mains, qu'il ne mange jamais.
Quelques Arabes, et remarquez, Madame, que c'est toujours le conteur du désert et non monsieur de Buffon qui parle par ma bouche ; quelques Arabes placés dans cette position extrême que nous venons de peindre, c'est-à-dire évanouis et gisants, tandis que le lion était allé boire ; quelques Arabes ont été sauvés, soit par une caravane, soit par des chasseurs, soit par un autre Arabe plus brave et mieux instruit des mœurs du lion qu'ils ne l'étaient eux-mêmes. Dans ce cas, l'Arabe brave, au lieu d'aider l'Arabe poltron à fuir, ce qui les perdrait tous deux, l'Arabe brave attend le retour du lion. Le lion reparaît et s'arrête en voyant deux hommes au lieu d'un.
Alors l'Arabe brave s'avance au-devant du lion et lui dit : « Celui qui est couché, monsieur Jean, fils de Jean, est un lâche, mais moi je suis un tel, fils d'un tel, et je ne te crains pas ; cependant, je te demande grâce pour ce misérable qui n'est pas digne d'être mangé par toi, je lui lie les mains et l'emmène pour en faire un esclave. »
Alors le lion rauque. « Oh ! sois tranquille, dit le brave, il sera puni sévèrement. » Et, en disant cela, il lie les mains du lâche avec sa corde de chameau. Alors le lion satisfait s'éloigne, et disparaît cette fois pour ne plus revenir.
Il y a aussi des Arabes, et ceux-là mieux encore que celui qui se hasarda le premier sur la mer, qui ont le cœur couvert de ce triple acier dont parle Horace. Il y a encore des Arabes qui font semblant d'avoir peur, et qui, au moment où le lion leur met les deux pattes sur les deux épaules, lui ouvrent le ventre avec leur poignard.
Cependant, selon les localités, deux retraites s'offrent au fuyard. Un arbre à sa portée et sur lequel il a le temps de monter. Un buisson épineux au centre duquel il se glisse comme un serpent. Le lion craint de se piquer le visage, cette face mobile qui ressemble à celle du Jupiter olympien, et dont Barye et Delacroix ont si bien fait jouer tous les muscles. Mais alors le lion se dresse contre l'arbre ou se couche près du buisson et attend. Dans ce cas, l'homme ne peut être sauvé que par le passage de quelque caravane.
Sur la route de Batua, un Arabe rencontra un lion, il se sauva, et, trouvant un silo sur sa route, il s'y précipita. Le lion vint jusqu'à l'ouverture, plongea son regard flamboyant dans l'intérieur, et, jugeant qu'une fois descendu dans cette cave il ne pourrait plus remonter, il se coucha près de l'orifice. Le lendemain, par bonheur pour le prisonnier, un détachement français passa, qui mit le lion en fuite.
Au reste, quand le lion fuit, les Arabes ont un moyen infaillible d'arrêter sa course. C'est de l'insulter. « Ah ! lâche ! ah ! misérable ! tu fuis, lui crient-ils, tu prétends que tu es le plus brave des animaux, et tu fuis comme une femme ! Nous ne t'appellerons plus seigneur, nous t'appellerons esclave. » à ces mots, le lion se retourne et attend les chasseurs.
Il faut que le lion soit tout à fait affamé pour ne pas respecter la femme, les Arabes prétendent même qu'il la craint.
Des Arabes m'ont assuré avoir vu des femmes courir après le lion emportant quelque brebis ou quelque génisse ou même des enfants, le saisir par la queue, et frapper dessus à coups de bâton. Si par hasard le lion se retourne et menace, la femme n'a qu'à s'arrêter à son tour et lever sa robe. Le lion ne résiste pas et fuit comme le diable de Papefiguière.
Les Arabes prétendent que jamais le lion n'enlèvera un cheval au piquet devant une tente, tandis que cela arrive tous les jours dans les pâturages.
Presque toutes les peaux de lion que j'ai vues en Algérie étaient mutilées. C'est que les femmes leur arrachent les dents et les ongles, et s'en font des talismans, quand les guerriers ne les prennent pas pour orner le cou de leurs chevaux. Les tapis de peaux de lion ont, non seulement le privilège d'éloigner les animaux nuisibles, mais encore les démons.
Quand on chasse le lion, il s'agit surtout d'échapper aux trois premiers bonds. Le bond du lion est parfois de trente pieds.
Quand les chasseurs ont été prévenus qu'un lion s'est avancé dans le pays, on envoie des batteurs d'estrade qui relèvent ses traces, et reconnaissent l'endroit où il se tient, d'ordinaire un buisson assez peu épineux pour que le lion puisse y entrer sans se piquer la face.
Alors les batteurs reviennent, font leur rapport, les chasseurs montent à cheval et enveloppent le buisson. Le premier qui aperçoit l'animal crie en le montrant du doigt : « Rehe-hena. » Ce qui veut dire : il n'est pas là. S'il criait « Ra-hena, » ce qui voudrait dire : Il est là, le lion qui, comme nous l'avons dit, comprend toutes les langues, ne manquerait pas de dévorer son dénonciateur.
Alors tout le monde s'éloigne à la distance d'une soixantaine de mètres afin d'échapper aux trois premiers bonds, et, afin d'avoir l'air d'avoir fait buisson creux. à soixante mètres, les chasseurs s'arrêtent, et tous ensemble font feu sur l'endroit désigné.
Si le lion n'a pas été atteint mortellement, il sort alors du buisson. Les Arabes s'éloignent ventre à terre en rechargeant leurs fusils, puis, si le lion fuit, c'est alors, leurs fusils rechargés, qu'ils le rappellent en l'insultant.
Rarement une chasse au lion se termine sans qu'on ait à regretter la perte de trois ou quatre chasseurs, le lion ne tombant presque jamais sur le coup, tant il y a de vitalité en lui, la balle lui traversât-elle le cœur.
En général, on abuse du lion en Algérie. Quand un homme disparaît, on dit : « Il a été mangé par le lion. »
Les Arabes craignent plus la panthère que le lion, vu l'absence complète de générosité. Aussi, sur la panthère, aucune de ces histoires merveilleuses que l'on raconte sur le roi des animaux. La panthère rencontrée, on la tue ou elle vous tue. Elle n'entend aucune langue, elle ne distingue pas le brave du lâche ; pour elle, l'homme est l'homme, c'est-à-dire un ennemi et une proie.
Ses bonds sont aussi rapides et presque aussi puissants que ceux du lion. La panthère poursuit le cavalier, lui saute en croupe et lui brise le crâne, soit d'un coup de patte, soit d'un coup de dent. Aussi les chasseurs portent-ils une calotte de fer.
On chasse la panthère à l'affût. On place l'appât qui doit l'attirer sur une branche élevée de cinq ou six pieds ; au moment où elle se dresse pour y atteindre, on lui envoie la balle dans la poitrine. Les Arabes se servent de la peau de la panthère pour recouvrir la djebira qui couvre le devant de leur selle.
Reste l'hyène, à laquelle monsieur de Buffon a fait une si terrible réputation : monsieur de Buffon qui, comme l'a dit un académicien plein de poétiques images, écrivait sur les genoux de la Nature.
Malheureusement, monsieur de Buffon écrivait plus souvent sur les genoux de la nature parisienne que sur ceux de la nature réelle. Et voilà comment du plus lâche et du plus misérable des animaux, c'est-à-dire de l'hyène, il a fait un des plus terribles.
Il en résulta qu'un gouverneur de l'Algérie qui avait étudié l'Afrique, non pas en Afrique, mais dans monsieur de Buffon, craignant de voir notre flotte dévastée par la mort des malheureux matelots qu'attire à terre le cri de l'hyène, ordonna de payer une prime de 25 francs à tout chasseur qui tuerait un de ces terribles animaux.
Quand les Arabes connurent le décret, ils se réjouirent singulièrement. Vingt-cinq francs par museau d'hyène, c'est presque autant qu'on donne à nos représentants par projet de loi. Aussi ils se mirent à chasser l'hyène, et il n'y a pas de semaine où l'on ne voie un Arabe entrer à Alger en menant en laisse une hyène muselée. Quand l'hyène se refuse à marcher, l'Arabe la fait marcher à coups de bâton.
Je demandai à un Arabe si la chasse de l'hyène était bien dangereuse. Il me fit répéter deux fois : il ne comprenait pas. Quand il eut compris, il sourit autant qu'un Arabe peut sourire, et il me demanda si je voulais qu'il me racontât comment les Arabes prennent les hyènes. J'acceptai, bien entendu.
Voici, au dire de mon narrateur, quand on veut prendre l'animal vivant, comment la chasse se fait. Quand un Arabe a découvert la caverne où se cache une hyène, il tend devant l'entrée de la caverne son burnous, et intercepte ainsi le passage des rayons lumineux. Puis lui-même entre dans la caverne les bras étendus.
Quand il a touché l'hyène, il lui dit : « Donne la patte que j'y mette du hennah. » L'hyène coquette, séduite par une pareille promesse, étend sa patte. L'Arabe la prend par cette patte et la conduit dehors ; là, il la muselle et lui met une laisse. C'est avec cette laisse qu'il la conduit à Alger.
Je ne réponds pas que les détails de cette chasse soient parfaitement vrais, mais ils donnent une idée du cas que les Arabes font du courage de l'hyène.
Ce n'est cependant pas la force qui manque à l'hyène, la force maxillaire surtout. En 1841, un Arabe amena une hyène à Oran, et la donna au général Lamoricière. Elle brisait entre ses dents un fémur de bœuf. Le général l'envoya au Jardin des Plantes.
Revenons à Gérard le tueur de lions.

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