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Chapitre XXIX
Hadj'Younis

Nous avons vu, dans notre excursion hors des murs de Tunis, dans quel état fâcheux se trouve l'agriculture. Hâtons-nous de dire que c'est la faute des hommes et non la faute des choses.
Cette terre d'Afrique, que nous nous figurons être un banc de sable gigantesque, cette terre d'Afrique, qui a plus de cinquante lieues dans l'intérieur des terres, continue d'être la fertile province qui nourrissait Rome et l'Italie. Son grand fléau, c'est la sécheresse. Aussi, quand la sécheresse menace, la ville est dans la désolation. L'an dernier, au mois de mars et d'avril, c'est-à-dire au temps de la germinaison, il y eut sécheresse.
Aussitôt des prières furent ordonnées dans les mosquées, mais les prières furent impuissantes. Ordre fut donné aux synagogues juives et aux églises chrétiennes de suivre l'exemple des mosquées : peut-être les Juifs et les giaours obtiendraient-ils de leur Dieu ce que les vrais croyants ne pouvaient obtenir du leur. Malheureusement, le ciel resta de feu. Des processions furent établies : bannières juives, bannières chrétiennes, bannières musulmanes, réunies par la plus puissante des fraternités, celle de la faim, se montrèrent dans les rues de Tunis, sans obtenir aucun résultat, criant inutilement, les unes Allah ! les autres Jéhovah ! les autres Seigneur ! Rien n'y fit.
Le cas était grave. Le bey assembla son divan, et l'on décida en conseil que c'était sans aucun doute la dépravation des femmes juives qui avait allumé la colère du Seigneur.
En vertu de cette conviction, on rassembla toutes les filles publiques appartenant à la religion israélite, et on les fit fouetter devant le rabbin. La même cérémonie devait se renouveler tous les jours à midi jusqu'au jour où le Seigneur, satisfait du châtiment, retirerait sa colère de dessus la ville.
Une de ces filles vivait avec un chrétien. La justice turque ne pouvait donc l'atteindre, le consulat de France la protégeant. Mais elle avait un mari : le mari fut pris et fouetté à sa place.
Soit hasard, soit qu'effectivement ce châtiment public fût agréable au Seigneur, au bout de trois jours, la pluie tomba et la sécheresse disparut. Le bey se promet bien à l'avenir de ne point négliger en pareille circonstance un moyen qui a si bien réussi.
En visitant la bazar, nous avions oublié de visiter le magasin de poudre d'or. Nous réparâmes cet oubli. Cette poudre d'or, qui est le principal moyen d'échanger avec les tribus de l'intérieur de l'Afrique, se récolte au sud de Tuggurt. Le marchand que nous interrogeâmes avait fait plusieurs fois en personne cette précieuse moisson.
Cette poudre d'or, qui se recueille dans le désert, est invisible le jour, le sable, tant que le soleil brille, ne présentant aucune différence avec du sable ordinaire. Seulement, la nuit, les endroits qui renferment la poudre d'or deviennent phosphorescents. Malheureusement, avec l'ombre, sortent de leurs trous les crastes cornus et les scorpions noirs, reptiles et insectes dont la morsure et la piqûre sont mortelles ; et cela en si grande quantité, que, nous disait le marchand dans son langage figuré, le sable est sillonné par leur passage comme si des pêcheurs eussent étendu leurs filets ans le désert.
Les chercheurs de poudre d'or ont au reste trouvé un moyen de braver cérastes et scorpions ; ils parcourent la nuit le désert sur des chameaux qui portent des bottes de cuir et des sacs de charbon pilé. Les bottes de cuir émoussent les dents des vipères et les dards des scorpions, et la poussière de charbon, semée aux endroits phosphorescents, indique pour le lendemain au jour la mine qu'il faut exploiter.
Ces vipères et ces scorpions ne sont-ils pas les monstres qui défendaient l'approche des trésors antiques ?
Nous marchandâmes une peau de lion, mais on nous la fit un prix fou. Nous crûmes un instant avoir eu la chance de tomber sur le chasseur lui-même, mais il ne la tenait que de seconde main. Le lion avait été tué dans les montagnes du Kaf, qui séparent la régence de Tunis de la province de Constantine.
Cette indication topographique me rappela Gérard, notre tueur de lions. Je demandai à l'Arabe s'il le connaissait. Il le connaissait effectivement sous le même titre que nous-mêmes.
Seulement, avec l'exagération qui est la poésie de l'Arabe, quand je lui dis que Gérard avait déjà tué dix lions, il sourit et fit un mouvement de tête. « Dix, vingt, cent, cinq cents, mille, dit-il. -Oh ! oh ! fis-je, c'est beaucoup. » Il fit un autre mouvement. « Mille, répéta-t-il. Et maintenant, quand il rencontre une lionne, dédaignant de la tuer, il lui donne son pied au derrière en lui disant : Va chercher ton mari. »
à propos de Guelmahu et de Constantine, surtout à propos de Gérard, nous reviendrons sur les histoires de lion. Les Arabes m'en ont raconté d'admirables.
En attendant, consignons un fait caractéristique. Il n'y a dans la langue arabe qu'un seul mot pour seigneur et pour lion, Sid. Ainsi, quand les Arabes appelaient don Rodrigue Sid, ils l'appelaient non seulement seigneur, mais encore lion.
En sortant du bazar, nous allâmes visiter le palais de ville du bey. Le souvenir le plus récent qui se rattachât à ce monument était l'appartement qu'y avait occupé monsieur le duc de Montpensier. Il est vrai que ce souvenir était bien vif ; la gracieuse politesse du prince pendant son séjour, sa générosité à son départ, lui avaient fait bon nombre d'amis parmi les commensaux du palais.
Au reste, rien de remarquable dans ce palais, si ce n'étaient ces mêmes sculptures modernes que j'avais déjà remarquées dans le tombeau de saint Louis, et qui étaient, comme nous l'avons dit, du pèlerin Younis, Hadj'Younis.
Aussi, à notre retour du consulat, dans le désir que j'avais de me faire une chambre arabe à Paris, m'informai-je de la demeure de l'artiste. L'adresse donnée, Paul fut chargé de m'amener celui à qui je voulais parler.
Un heure après, il était au consulat. Un enfant de douze ans l'accompagnait : enfant d'une merveilleuse beauté, qu'au reste tout le monde a pu voir à Saint-Germain pendant l'année qu'il y est resté. Il s'appelait Ahmed, abréviatif de Mohammed.
Quant à lui, c'était un homme de quarante à quarante-quatre ans, d'une régularité de traits parfaite, avec de beaux yeux noirs, le nez droit, la barbe blanchissante à l'extrémité. Il était mis avec une sorte d'élégance.
Je lui demandai s'il aurait quelque répugnance à voyager. Il me répondit que les voyages lui étaient chose familière, ayant été à la Mecque. Je lui proposai alors de m'accompagner en France. Il me montra son fils. Je lui fis signe que oui.
« Je veux bien aller en France, dit-il. -Vous avez donc confiance en moi ? » Il me regarda fixement. « Oui. -Combien me demandez-vous ? » Il réfléchit un instant. « Aurai-je l'hospitalité chez toi ? me demanda-t-il. -Tu l'auras. -Je serai logé et nourri à ma manière ? -Tu feras ta cuisine toi-même, tu arrangeras ta chambre à ton plaisir. -Eh bien ! tu donneras avant mon départ, et à-compte sur mon travail, quatre cents piastres à ma femme . -Je les lui donnerai. -à moi, tu me donneras quatre piastres par jour. -Après ? -Deux à mon fils. -Après ? -C'est tout. -Non, ce n'est pas assez. Je te donnerai le double. » Il me regarda, puis il regarda le consul. Monsieur Laporte le comprit. « Il te les donnera, dit-il. -Tu es donc un seigneur ? me demanda Hadj'Younis. -Non, mais je suis un homme qui apprécie le talent, et qui le paie autant qu'il est en mon pouvoir. » Je vis que l'artiste avait une dernière observation à faire. « Mais le voyage ! fit-il. -Je m'en charge. -Alors, dit-il, je suis à toi, sauf la permission de mon seigneur le bey. -Ah ! diable ! fit Laporte, je n'avais pas songé à cela. »
C'était en effet le plus difficile. Non seulement le bey n'aime pas que ses sujets voyagent, de peur que le goût de l'émigration ne leur prenne, mais encore Younis était occupé au moment même où je l'embauchais, à sculpter le tombeau du bey du camp.
Cela nécessitait une négociation. On mit les chevaux au cabriolet, et Laporte et moi partîmes pour le Bardo. Depuis qu'on m'avait raconté toutes ces terribles histoires d'exécution que j'ai redites, et surtout celle de ce Chakir, le Bardo m'avait paru revêtir un aspect formidable que je n'avais pas remarqué la première fois. Ce qui n'empêcha point ces terribles boabs de s'incliner devant nous et de nous ouvrir toutes les portes.
Nous arrivâmes près du bey avec plus de facilité que l'on n'arrive en France près d'un chef de division du ministère de l'Intérieur. Il me reçut à merveille, et s'informa si j'avais encore une bonne nouvelle à lui apprendre. Laporte lui dit que non, mais que j'avais une grâce à lui demander. « Alors la bonne nouvelle est pour moi, » fit le bey. Laporte lui exposa mon désir. Son visage se rembrunit légèrement. « Mais, dit-il à Laporte, ton ami le savant sait-il que Younis travaille pour moi ? » Laporte me transmit la question. « Oui, Altesse, lui répondis-je, mais tu vas comprendre. Tu lui fais faire ton tombeau, moi je veux lui faire faire une chambre. Ma chambre est pour être habitée de mon vivant, ton tombeau n'est que pour être habité après ta mort. Tu es naturellement le moins pressé, c'est donc à toi de me céder ton tour. »
La réponse parut au bey pleine de logique. « Je te donne Hadj'Younis, dit-il, aie bien soin de lui, et renvoie-le-moi le plus tôt possible. »
Je remerciai le bey avec une effusion bien autrement sincère que lorsqu'il m'avait promis le Nisham. On nous expédia le passeport de Younis, et nous revînmes au consulat. Younis, à la vue du passeport, était presque aussi joyeux que moi. Il était évident que si j'avais envie de l'emmener en France, il avait, lui, grande envie d'y venir.
Comme nous devions partir le surlendemain, je donnai à Younis ses quatre cents piastres, et l'invitai à se tenir prêt à me suivre.
Ce qui lui rendait le départ facile, c'était Paul, c'était cet Arabe du Darfour parlant avec lui la vieille langue arabe et lui disant dans cette langue qu'il serait chez moi mieux que chez lui.
Cette promesse, je l'ai tenue scrupuleusement. Après quatre mois de séjour en France, Hadj'Younis écrivait à sa femme en son nom et au nom de son fils, et pour peindre l'abondance et la satisfaction dans laquelle il vivait ; il n'avait trouvé que cette seule phrase qui exprimât sa pensée : « Anni farchan kitter. – Nous sommes dans le froment. »

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