Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXVII
Le tombeau de saint Louis

Au milieu des ruines de la Carthage romaine, s'élève un monument qui ressemble à un marabout arabe ; c'est le tombeau de saint Louis. Sans doute cette forme lui a été donnée par calcul. Les Arabes ne voyant point de différence entre le tombeau d'un saint français et d'un saint musulman, devaient respecter l'un à l'égal de l'autre.
L'événement n'a point trompé les prévisions de l'architecte. Aujourd'hui, saint Louis est dans la régence de Tunis un marabout presque aussi vénéré que sidi Fathallah ou sidi Abd-el-Kader.
Disons un mot de la mort sainte qui couronna cette grande vie. Nous avons raconté dans notre voyage au Sinaï cette croisade d'égypte où Louis IX alla chercher une défaite plus belle qu'une victoire. Il avait juré, en quittant la terre sainte, de ne toucher en France que pour y faire halte. La halte fut longue : elle dura de 1255 à 1270. Louis IX avait l'ordre à mettre en son royaume, il était malade, souffrant, affaibli, il ne pouvait plus porter ni bouclier ni cuirasse, à peine lui restait-il la force de soulever son épée. Ce n'était plus assez pour un conquérant, c'était plus qu'il n'en fallait pour un martyr.
Aussi fit-il son testament avant de partir : il laissa à Agnès, la plus jeune de ses filles, dix mille livres pour se marier ; quant à ses trois fils, il les emmenait avec lui. Quatre ou cinq rois l'accompagnaient, les plus grands seigneurs du monde marchaient à sa suite : Charles de Sicile, Edouard d'Angleterre, les rois de Navarre et d'Aragon. Les femmes quittèrent la quenouille et suivirent leurs maris outremer : la comtesse de Bretagne, Iolande de Bourgogne, Jeanne de Toulouse, Isabelle de France, Amélie de Courtenay.
Il avait laissé dix mille francs à Agnès sa fille, il en laissa quatre mille à la reine Marguerite sa femme, et cette gentille bonne reine, pleine de grande simplicité, comme dit Robert de Sinceriaux, n'en demanda pas davantage.
Louis IX s'embarqua à Aigues-Mortes le mardi 1er juillet 1270, et arriva en vue de Tunis vers la fin du même mois.
Un prince maure était en train de rebâtir Carthage, c'était l'époque où l'architecture mauresque semait ses merveilles en Espagne. Plusieurs maisons s'élevaient déjà au milieu des ruines, un château nouvellement achevé dominait la colline de Byrsa.
Louis IX débarqua malgré la menace que fit le prince musulman d'égorger tous les chrétiens qui se trouvaient dans ses états. On n'était pas venu de si loin pour céder devant une menace. Ceux qui venaient chercher le martyre ne pouvaient reculer devant le martyre des autres.
La première attaque se porta sur Carthage, pauvre ville ressuscitée à peine, cadavre sortant de la tombe et que l'on forçait d'y rentrer. La ville fut prise, le château emporté. On s'établit sur la hauteur, d'où l'on voyait à la fois Tunis, la mer, et, au loin, l'emplacement d'Utique.
Tunis était fortifiée, Tunis avait une population guerrière de cent cinquante mille habitants, Tunis ne pouvait être attaquée que lorsque le roi de France aurait réuni toutes ses forces. Il fallait attendre le roi de Sicile, on se retrancha dans l'isthme. et l'on attendit.
On était au commencement d'août, un ciel de feu pesait sur une terre ardente ; les pierres, éparses à fleur de terre comme les ossements d'une ville à moitié exhumée, réfléchissaient les rayons du soleil, la mer semblait du plomb fondu.
Les Maures inventèrent d'étranges machines de guerre : au lieu de lancer des traits et des pierres, elles jetaient au vent qui venait du désert des nuées de sable. Ce vent roulait ces atomes brûlants vers le camp des croisés ; il pleuvait du feu.
Alors une maladie contagieuse se déclara dans l'armée, les hommes mouraient par centaines. On commença à enterrer les morts, mais les bras se lassèrent bientôt, et, quand les bras furent las, on se contenta de jeter les cadavres dans les fossés du camp.
La mort était impartiale. Les comtes de Montmorency, de Nemours et de Vendôme furent atteints et trépassèrent : le roi vit se pencher et mourir dans ses bras son enfant bien-aimé, le duc de Nevers. Au moment où le fils mourut, le père se sentit frappé lui-même.
Se sentir frappé, c'était être averti de se préparer à mourir. Le fléau était impitoyable, Louis ne se fit pas illusion. Il se coucha, certain de ne plus se relever, aussi se coucha-t-il sur un lit de cendres.
C'était le 25 août au matin. Louis était étendu sur la terre, les bras croisés sur la poitrine, les yeux levés au ciel. Les mourants moins mourants que leur roi s'étaient traînés jusqu'à lui, et formaient un cercle autour de lui. Autour de ce premier cercle, les soldats qui étaient demeurés sains et saufs se tenaient debout et armés.
Au loin, sur le miroir azuré de la mer, on voyait poindre comme une bande de mouettes et de goélands : c'étaient les voiles de la flotte du roi de Sicile.
On apporta le viatique, le roi se souleva sur ses genoux pour recevoir le Dieu qui venait à lui en attendant que lui-même allât à Dieu. Puis le roi se recoucha immobile, les yeux à demi fermés, priant tout bas.
Tout à coup, il se souleva de lui-même, jeta un grand soupir, et prononça distinctement ces mots : « Seigneur, j'entrerai dans votre maison et je vous adorerai dans votre saint temple. » Puis, retombant, il expira. Il était trois heures de l'après-midi.
La flotte de Sicile était assez près pour qu'on pût entendre les fanfares joyeuses qui annonçaient son arrivée. Lorsque Charles aborda, il y avait deux heures que son frère était mort. Il réclama les entrailles du saint roi et les obtint ; elles sont au couvent de Montréal, près de Palerme. Le cœur et les ossements furent rapportés en France.
Pendant 560 ans, rien ne recommanda à la piété du pèlerin français la place où saint Louis était mort ; pas une croix. Cette terre ennemie et infidèle semblait se refuser à conserver la trace de ce grand événement.
Mais, vers 1820, des négociations furent engagées par l'ordre du roi Charles X entre le consulat de France et le bey Hussein. La France demandait à élever un autel là où le tombeau avait si longtemps manqué.
Cette autorisation venait d'être accordée par le bey quand la révolution de 1830 arriva. Louis-Philippe monta sur le trône. Lui aussi descendait de saint Louis. Il profita des circonstances et envoya un architecte avec ordre de rechercher l'emplacement où le roi avait rendu le dernier soupir, et de bâtir un tombeau sur cet emplacement.
Mais ce fut inutilement que monsieur Jourdain – c'était le nom de l'architecte chargé de cette mission –, mais ce fut en vain, disions-nous, que monsieur Jourdain essaya de recueillir quelque chose de positif dans le récit des historiens et dans les traditions flottantes des siècles. Lui et Jules de Lesseps se contentèrent de choisir l'endroit le plus beau, le plus en vue, l'endroit où ils eussent voulu mourir eux-mêmes s'ils eussent été à la place du saint roi, et ce fut sur l'endroit préféré par eux que le tombeau s'éleva.
Il est placé sur une colline où l'on monte en trébuchant sur des décombres mêlés de marbre et de mosaïque. Peut-être le hasard les a-t-il servis, et ces débris sont-ils ceux du château aux portes duquel saint Louis dut mourir.
En tout cas, rien de plus admirable que la vue qui se déroule aux yeux du pèlerin qui s'assied pensif là ou saint Louis se coucha mourant.
Au nord, la mer resplendissante sous les rayons du soleil ; à l'est, les montagnes de plomb sombres et mornes comme l'indique leur nom ; au sud, Tunis, blanche comme une ville taillée dans une carrière de craie ; à l'occident, une plaine bosselée par des mamelons au sommet desquels se détachent des marabouts et des villages arabes.
Puis un écho qui répète les noms de Didon, d'énée, d'Iarbas, de Magon, d'Amilcar, d'Annibal, de Scipion, de Sylla, de Marius, de Caton d'Utique, de César, de Genséric et de saint Louis.
Nous entrâmes dans l'enceinte consacrée au monument. La forme du tombeau, je crois l'avoir déjà dit, affecte celle des marabouts arabes. Peut-être, nous l'avons dit encore, est-ce une précaution inspirée à l'architecte par la connaissance du pays.
Les murs d'enceinte sont couverts de débris incrustés dans la muraille : débris de vases, débris de colonnes, débris de statues. Au milieu de ces fragments, un torse de statue d'un beau travail et parfaitement conservé.
L'intérieur du tombeau est sculpté à la manière arabe. Les dessins sont à ceux de l'Alhambra de Grenade et de l'Alcazar de Séville ce que le style de Louis XV est au style de la Renaissance. Je m'informai au gardien, vieux soldat français, de qui étaient ces sculptures. Il me répondit que c'était d'un artiste tunisien nommé Younis.
Il y a peu à voir dans le monument ; beaucoup à penser peut-être, mais on pense mal en compagnie de cinq ou six personnes. Aujourd'hui que j'écris ces lignes dans mon cabinet, sur mon bureau, au milieu du bruit de la rue, entre mes souvenirs d'hier et les événements d'aujourd'hui, je donnerais beaucoup de choses pour rêver deux heures seul et tranquille à la porte du tombeau de saint Louis.
Nous redescendîmes vers la plage. On dirait que la nature animale est morte au milieu de toutes ces ruines. Pas une alouette dans les champs, pas une mouette au bord de la mer ; quelque chose non seulement d'aride, mais de maudit, le cimetière d'une ville avec ses ossements qui percent la terre. De place en place, une étroite bande de terre végétale disputée par l'agriculture à tous ces débris croulants ; sur cette bande de terre, deux bœufs petits et maigres attelés à une charrue de forme antique et aiguillonnés par un Arabe à demi nu. Au bord de la plage, des colonnes de marbre blanc et rouge qui roulent au mouvement des vagues comme de frêles roseaux. çà et là, à la surface de la mer, un îlot noir, ancienne construction que la mer ronge avec ce long et patient murmure de l'éternité. Enfin, tout ce paysage désolé dominé par le petit village maure de Sidi Bou-Saïd.
Oh ! je l'avoue, j'eus alors un profond regret que nos deux peintres fussent restés à Tunis. Comme Giraud, avec son coup d'œil rapide, eût esquissé ce tableau merveilleux ; comme Boulanger, avec son âme mélancolique et profonde, se fût identifié à cette grande désolation !
Je fis un détour pour m'isoler, et j'allai me coucher au bord de la mer, qui depuis mille ans roule colonnes de jaspe et de porphyre comme une algue arrachée au rivage ; au bord de la mer qui les roulera mille ans encore peut-être. Et il me semblait que dans le bruit de ce flot mouvant j'entendais la plainte des siècles passés ! Quelle cité vivante peut se vanter d'être peuplée comme ta ruine, Carthage ! quelle voix, si puissante qu'elle soit, peut se vanter de parler aussi haut que ton silence !
Combien de temps serais-je resté ainsi à rapprocher les deux rives de la Méditerranée ; à confondre dans un même rêve l'Afrique et l'Europe ; à évoquer Paris, son bruit, ses bals, ses spectacles, sa civilisation ; à me demander ce que faisaient mes amis, ce que vous faisiez, vous, Madame, tandis que je songeais à vous avec cette vague et délicieuse mélancolie du voyageur, quand je m'entendis appeler par Alexandre !
Comme un homme qui dort à moitié, et qui sent que son rêve va lui échapper en se réveillant, je ne répondis pas d'abord. J'étais comme celui qui, ayant trouvé un trésor, se charge de tout l'or qu'il peut porter ; moi, j'emplissais mon cœur de peine, ma mémoire de souvenirs.
Deux coups de fusil partirent à vingt pas de moi, en même temps que mon nom retentissait sur deux ou trois points différents. Cette fois, il était impossible de ne pas répondre à l'appel : on commençait à s'inquiéter de moi. Je me levai en criant à mon tour et en agitant mon mouchoir.
à la pointe d'une jetée située à un quart de lieue de nous, à peu près, une barque faisait des signaux. C'était la yole du commandant du Montézuma qui nous venait prendre. Nous étions attendus à déjeuner à bord.
Nous suivîmes un ancien quai en ruines ; puis nous fîmes le tour de deux grandes excavations, au fond desquelles trois ou quatre bécassines barbotaient dans un peu de boue et parmi quelques rares roseaux.
Ces deux excavations, c'étaient, au dire des savants, l'ancien port de l'ancienne Carthage, qui avait soixante pieds d'ouverture du côté de la mer, et qui se fermait avec des chaînes de fer. La première, c'était le port marchand ; la seconde, c'était l'arsenal.
Oh ! si je ne craignais pas de vous ennuyer, Madame, comme je vous citerais Polybe, Salluste, Strabon, Appien, le docteur Shaw et le docteur Estrup !
Mais, ma foi ! j'aime mieux vous dire que c'est là que s'embarqua Youssouf, vous savez, notre brave, notre spirituel Youssouf, un beau soir du mois d'octobre 1830, à la suite d'une certaine aventure dont je ne sais pas trop si je dois parler, aujourd'hui que Youssouf a épousé, ni plus ni moins qu'un simple mortel, une jeune, belle et spirituelle Parisienne.
Mais, ma foi ! les voyageurs sont si indiscrets, et comme ce n'est qu'à ce prix qu'ils sont amusants, j'aime mieux, je l'avoue, être indiscret qu'ennuyeux.
Un jour, le consul français, monsieur Mathieu de Lesseps, vit arriver au consulat un beau jeune homme de vingt à vingt-deux ans, revêtu du costume arabe, qu'il avait porté depuis sa naissance, quoiqu'il fût né à Livourne ou à l'île d'Elbe. C'était Youssouf, le favori du bey et l'un des officiers du bach mamelouck. Comme dans les Mille et une Nuits, l'humble esclave avait levé les yeux jusqu'à la princesse Kabousah, fille du bey Hussein.
De son côté, comme dans les Mille et une Nuits toujours, la princesse Kabousah avait abaissé les yeux jusqu'à son humble esclave.
Malheureusement, il existait à la réunion des deux amants tous les obstacles qui existent en Orient. Il en résulta que le premier jour où le jeune officier s'introduisit dans la chambre de la princesse, il y fut surpris par un esclave. Cet esclave rendit compte au bey de ce qu'il avait vu, le bey lui fit signer une déclaration.
En sortant de chez le bey, l'esclave devait passer devant la chambre de Youssouf. Youssouf attendait l'esclave. Il le prit au passage, l'attira dans sa chambre, et referma la porte sur lui. On entendit un cliquetis d'armes, des cris, puis plus rien.
Deux heures après, la princesse Kabousah recevait une corbeille de fleurs. Elle leva les fleurs et trouva une main, une langue et un œil. à ce singulier cadeau était joint le billet suivant :

Je vous envoie l'œil qui vous a épié, la langue qui vous a trahie, la main qui vous a dénoncée.

Quant à Youssouf, il n'avait pas attendu la réponse de la princesse, et s'était, comme nous l'avons dit, réfugié au consulat.
Monsieur Mathieu de Lesseps se hâta d'envoyer Youssouf, qu'il connaissait depuis longtemps et qu'il aimait fort, à sa maison de campagne de Marsa, située au bord de la mer, puis il chargea son fils Ferdinand de Lesseps, aujourd'hui ambassadeur à Madrid, de pourvoir à l'embarquement du fugitif.
Trois jours après, le canot de la corvette la Bayonnaise venait chercher Youssouf à la côte. Mais la côte était gardée. On voulut arrêter Youssouf, qui, quoique seul contre dix, tira son yatagan, et voulut en appeler à ces armes arabes dont il sait si bien se servir.
Monsieur Ferdinand de Lesseps l'arrêta, se plaça entre lui et les garde-côtes, de sorte que, protégé par le fils du consul, Youssouf put s'embarquer. Une lettre que lui avait donnée pour le maréchal Clauzel monsieur Mathieu de Lesseps, lui ouvrit la carrière qu'il a si glorieusement parcourue.
Peut-être toute cette histoire que je viens de raconter n'est-elle qu'une fable, mais là-bas elle a toute la consistance de la réalité.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente