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Chapitre XXI
Tunis la blanche

Vers deux heures, le commandant Bérard arriva avec sa yole, et nous nous mîmes en route vers Tunis, chacun dans notre bateau.
Le passage de la mer au lac, c'est-à-dire le goulet, est large de vingt mètres à peine, et, comme le lac est sans profondeur, aucun bâtiment de haut bord n'y peut pénétrer. L'aspect de ce lac est étrange et ressemble à une autre mer Morte. L'eau en est roussâtre et pernicieuse, dit-on. De place en place, des piliers qui s'élèvent d'un pied ou deux au-dessus de l'eau indiquent le chemin qu'il faut suivre. Sur chacun de ces piliers, triste, silencieux, les ailes repliées, pareil à ces oiseaux qu'on sculpte sur les tombes, se tient un cormoran qui plonge quand un poisson passe à sa portée, remonte à la surface de l'eau, reprend sa place sur son pilier, et attend, immobile, une nouvelle pêche.
Ce poisson, qui ne fait aucun mal aux oiseaux de mer, est, dit-on, souvent mortel aux Arabes ou aux chrétiens qui ont l'imprudence d'en manger. Cette qualité malfaisante tient à la corruption des eaux du lac, que nous avons déjà signalée.
De temps en temps, d'un point ou de l'autre du lac, se lève un vol de flamants, qui, le cou tendu et les pattes tendues comme le cou, traversent la plaine humide, en formant une ligne horizontale aussi droite que si elle était tirée avec une règle et un crayon. Un seul point rouge, pareil à un as de carreau, apparaît sur le corps de chaque oiseau, et fait l'effet étrange d'un jeu de cartes auquel on aurait mis des ailes.
Toute cette nappe d'eau, du reste, est couverte de canards, de mouettes, de judelles et de plongeurs qui s'y ébattent avec la tranquillité des animaux habitant les pays sauvages.
Tout en avançant vers Tunis, qui grandissait à nos yeux, nous croisions de lourds bateaux dont souvent la quille touche le fond du lac, et qu'on ne fait avancer qu'à force de bras et à l'aide de longues perches avec lesquelles les matelots vont chercher un appui à trois pieds sous l'eau.
Après trois heures de traversée, nous touchâmes, à la nuit tombante, à l'extrémité de la jetée.
Cette pointe était couverte d'ouvriers francs, moitié vêtus à l'européenne, moitié vêtus à l'arabe, et coiffés presque tous du bonnet de coton déjà signalé.
Quand nous demandions quels étaient ces hommes, on nous répondait : « Gourni ! Gourni ! », ce qui voulait dire : Livournais. Gourni signifie Livourne en arabe.
à la pointe de la jetée, nous attendait monsieur de Laporte, élève consul à Livourne faisant en ce moment l'intérim de monsieur de Lago, qui avait accompagné le bey à Paris. Il avait amené avec lui son cabriolet, attelé de deux chevaux et conduit par un postillon arabe.
Comme nous ne pouvions monter tous les dix dans le cabriolet de monsieur de Laporte, nous déclarâmes que nous irions à pied jusqu'à la ville, distance d'un quart de lieue à peu près, et qui commençait à éteindre son éclatante blancheur dans les teintes grisâtres de la nuit. Cette jetée, large, étroite, qui s'avance dans la mer comme un fer de lance, et qui va s'élargissant à mesure qu'on s'avance vers Tunis, cette jetée était couverte de charpentes et de matériaux de construction.
Avec la nuit, tombant rapide, nous apparut un des caractères distinctifs des villes d'Orient. Devant nous, derrière nous, les chiens commençaient à se rassembler, chiens hideux et qui n'obéissent à aucun maître, dont l'aspect sauvage tient à la fois du renard et du loup, qui hérissent leur poil, raidissent leur queue, et hurlent aux passants. Ces chiens en troupe nous suivaient, comme curieux de voir des étrangers. Un, entre autres, monté sur le faîte d'un long mur, nous accompagnait en aboyant, faisant mine à chaque instant de vouloir plonger sur nous. Deux ou trois fois, je le mis en joue avec ma carabine. Monsieur de Laporte m'arrêta. Arrivés aux portes, ils nous quittèrent. J'avoue que, pour mon compte, je ne fus point fâché d'être débarrassé de l'aboyante escorte. Un Européen qui se hasarderait, la nuit, sur ce terrain vague qui s'étend des murailles de la ville aux rives du lac, serait infailliblement dévoré.
Nous nous engouffrâmes sous la voûte sombre et tortueuse qui sert d'entrée à Tunis. Elle donne sur une petite place où se tient le marché. En face de cette petite place, s'élève une maison à persiennes vertes, la seule maison européenne que j'ai remarquée à Tunis. C'était l'habitation du consul anglais.
Le consulat français est à cent pas de cette porte. Nous y entrâmes. Je vis avec bonheur que c'était une maison complètement mauresque. Je dis avec bonheur, parce que monsieur de Laporte m'avait retenu pour son hôte. Ne pouvant, à son grand regret, nous loger tous, il avait au moins voulu me garder. Je me laissai faire, enchanté de trouver cette occasion de prendre les mœurs mauresques sur le fait.
En effet, le consulat est à la fois lieu d'asile, tribunal et prison. Lieu d'asile pour ceux qui s'y réfugient et réclament le protectorat de la France ; tribunal pour ceux qui veulent prendre le consul de France pour arbitre ; et prison pour ceux qui ont été condamnés par le susdit consul.
Laporte nous fit voir son siège dictatorial. C'était une espèce de trône composé de magnifiques peaux de lions. Il avait un lion sous chaque bras, en guise d'appui de fauteuil, une peau de lion derrière le dos, une peau de lion sous les pieds. Je n'ai rien vu de plus puissamment majestueux que ce trône. On eût dit le boudoir d'Hercule.
Il y avait en ce moment au consulat tout ce que nous pouvions désirer : un réfugié dont Laporte avait fait son cuisinier, un prisonnier condamné pour dettes depuis trois jours, et une Juive qui portait plainte contre son mari.
Laporte nous offrit de commencer par la Juive. Il devait, le même soir, nous faire faire connaissance avec son cuisinier, et il nous réservait le prisonnier pour le lendemain matin. Nous prîmes place comme auditoire autour du trône. Laporte s'assit dessus. La Juive s'avança.
C'était une magnifique créature, au costume tout doré, aux yeux allongés en amandes et encore agrandis par l'artifice du khol. Elle nous regarda avec cet œil effaré dont la douceur sauvage n'appartient qu'aux gazelles et aux femmes d'Orient. Puis, sans dire un seul mot, elle ôta une de ses pantoufles, se mit à genoux, et présenta à Laporte sa pantoufle retournée.
La chose constituait un grave délit, à ce qu'il paraît. Laporte fit un mouvement de la tête et des lèvres qui voulait dire : « Diable ! » La Juive répondit par un autre mouvement qui voulait dire : « C'est comme cela. » Laporte prit son nom et son adresse, et lui promit que justice serait faite. La Juive se retira fort contente, à ce qu'il nous sembla.
La Juive retirée, nous demandâmes à Laporte l'explication de cette pantomime. Il nous la donna.
Ah ! Madame, c'est ici que j'aurais besoin de tout le talent épistolaire de madame de Sévigné pour vous raconter la chose dont venait se plaindre la belle Juive. Il n'est point que vous n'ayez lu la Bible. Oui. Eh bien ! vous avec vu qu'autrefois, quand Dieu voulait bien communiquer directement avec les hommes, il envoyait ses anges sur la terre. Trois de ces messagers divins s'égarèrent un jour dans cette chaîne de collines qui s'étend de Sodome à Gomorrhe. Là, ils rencontrèrent des habitants du pays qui leur firent, à ce qu'il paraît, d'étranges propositions, car les trois courriers célestes prirent leur vol aussitôt, et ne se reposèrent qu'au pied du trône de Dieu, où ils s'arrêtèrent tout rougissants.
Dieu leur demanda d'où venait cette rougeur qu'il distinguait à travers les plumes de leurs ailes, dont ils essayaient vainement de se voiler le visage. Les anges ne savent pas mentir : ils racontèrent ingénument l'insulte qui leur avait été faite. Dieu fit comme avait fait Laporte. Les anges répondirent comme avait répondu la Juive. Le lendemain, une pluie de feu dévorait les deux villes maudites.
Malheureusement, Madame, tous les habitants ne furent pas dévorés avec leur ville. Quelques-uns se sauvèrent, et leur race, vous dire comment, je n'en sais rien, leur race se perpétue dans le monde.
Or, quand un mari juif, descendant de ces anciens exilés, fait à sa femme une proposition du genre de celle que les Gomorrhéens firent aux anges, la femme, qui n'a point d'ailes, ne peut reprendre son vol vers Dieu. Mais là, elle porte plainte, comme vous l'avez vu, par un geste des plus significatifs. Elle prend sa pantoufle, la montre au consul, puis elle la retourne. Le consul sait ce que cela veut dire. Mais, comme il ne peut punir toute une ville du crime d'un seul, il prend l'adresse de cet individu.
Si c'est la première plainte de ce genre à laquelle l'individu donne lieu, il en est quitte pour une admonestation. Si c'est la seconde, il s'en tire avec une amende. Mais, si c'est la troisième, ma foi ! Madame, on lui rabat son haut-de-chausses, ni plus ni moins qu'on faisait autrefois à un écolier qui avait mal fait son thème, et on le fouette d'importance.
Hâtons-nous de dire que, quand on a une aussi jolie femme que celle que nous avons vue, et qu'on fait son thème de travers, on mérite d'être fouetté, et même jusqu'au sang.
Après le jugement, vint le souper. Celui de Laporte était excellent. On eût dit que notre amphitryon avait étudié comme juge sous Salomon et comme gourmand sous Carême. Nous demandâmes à faire nos compliments au cuisinier, et l'on fit venir Taïb. Taïb reçut nos compliments avec une modestie et une humilité qui nous toucha.
-Comment faites-vous pour avoir une pareille perle à Tunis ? demandâmes-nous à Laporte.
-Voici l'histoire, nous dit-il. Taïb était cuisinier d'un des plus grands seigneurs du pays. Je ne sais quelle distraction il commit dans la confection d'une de ses sauces, mais ce que je sais, c'est que son maître l'a condamné à recevoir cinq cents coups de bâton. Au dixième, il a glissé entre les mains des Chaouchs, il a pris sa course, et s'est réfugié au consulat français. Du consulat, il fait la nique à son maître. Mais, comme il lui reste quatre cent quatre-vingt-dix coups de bâton à recevoir, et qu'il ne craint rien tant que de toucher cet arriéré, il fait des merveilles, de peur qu'il ne me prenne l'envie de le restituer à son ancien patron, par lequel je me fais redemander Taïb toutes les fois que je vois le zèle de Taïb se refroidir.
C'était tout le secret de cet excellent souper que venait de nous donner Laporte.
Le souper achevé, Laporte nous présenta aux commensaux du consulat : c'étaient messieurs Rousseau et Cotelle. Deux sœurs charmantes, deux Parisiennes de Smyrne, c'est-à-dire joignant toute la grâce asiatique à toute notre coquetterie européenne, nous firent les honneurs de deux jolis petits logements meublés à la française, où nous passâmes alternativement les heures rapides de notre soirée. C'étaient les femmes de ces messieurs.
Savez-vous de quoi on parla ce soir-là à Tunis, madame ? Ma foi ! de bal, de chasse, de Victor Hugo, du théâtre historique, de madame Lehon, de madame de Contade, de nos jolies femmes, de l'Opéra, de Nestor Roqueplan, de vous. Que sais-je ? Il nous semblait ne pas avoir quitté Paris, et faire une causerie au coin de notre feu de la rue du Mont-Blanc ou sous les grands arbres de Monte-Cristo.
La soirée passa vite, et, à minuit, nos amis, conduits par un janissaire, se mirent à la recherche de leur hôtel, tandis qu'on me conduisait à ma chambre.
Une fois dans ma chambre, j'ouvris la fenêtre à un magnifique clair de lune qui illuminait mes carreaux, et, cette fois, je me retrouvai à Tunis. Ma fenêtre donnait justement sur une espèce de faubourg, et même dans ses rues, je voyais errer ces troupes de chiens hurlants auxquels nous avions déjà eu affaire en arrivant. Seulement, la nuit les avait portés au grand complet, et le concert jouissait de toute son harmonie. Je ne connais que les hyènes et les chacals de Djema-r'Azouat qui puissent rivaliser avec les chiens de Tunis.
Et cependant, le paysage s'étendait au loin, calme et majestueux. Un magnifique palmier, immobile au milieu de cette atmosphère sans brise, empanachait une petite mosquée qui faisait le premier plan. Puis la vue s'étendait sur le lac, de la surface duquel s'élevait de temps en temps le cri étrange d'un oiseau de marais. à l'extrémité du lac, on distinguait comme un nuage La Goulette, puis, au-delà de La Goulette, quelque chose de vague et d'infini qu'on devinait être la mer.
à droite, s'étendait le grand cercle de montagnes qui ferme la baie de Tunis ; à gauche, se prolongeait le cap de Carthage. Cette fois, je l'avoue, j'oubliai encore plus complètement Paris pour Tunis que je n'avais oublié une heure auparavant Tunis pour Paris.

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