Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre II
Trafalgar

Je vous ai déjà fait faire connaissance, Madame, avec le commandant Bérard et le lieutenant Vial. Un mot maintenant sur le reste de l'état-major du Véloce.
Il se composait de quatre officiers : le second Lieutenant, le deuxième enseigne , le chirurgien-major et le commissaire.
Le second lieutenant, monsieur Salles, était un homme de trente-cinq ans à peu près, blond, d'une figure douce et agréable, fort instruit, et de relations charmantes, mais d'une santé assez mauvaise pour lui donner des heures de mélancolie, pendant lesquelles il se tenait enfermé dans sa cabine, n'apparaissant sur le pont que pour son service. Lorsque nous nous séparâmes, nous l'avions à peu près guéri, non pas de sa maladie, mais de sa tristesse ; je crois qu'il nous a regrettés, ne fût-ce que comme révulsifs.
Le deuxième enseigne, monsieur Antoine, était un homme déjà âgé. Pourquoi n'était-il encore que second enseigne ? personne n'eût pu le dire, car il passait à bord pour un excellent officier. Cependant, quoiqu'il eût vingt ans de service, comme il n'était pas porté sur les cadres, il pouvait être renvoyé, sans retraite, au premier caprice passant dans la tête d'un chef de bureau du ministère de la Marine. Cette position précaire l'inquiétait. Soit misanthropie, soit timidité, nous le vîmes peu.
Le chirurgien-major, monsieur Marquès, était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans ; il faisait sur le Véloce l'intérim du chirurgien du bâtiment, en congé ou malade, je ne sais plus trop. Il appartenait à l'armée de terre ; il n'était pas encore familiarisé avec le perfide élément, comme on dit au palais de l'Institut. Maquet et Giraud lui furent spécialement recommandés.
Le commissaire, monsieur Rebec, arrivait de Marseille en droite ligne. Non seulement il arrivait, mais encore il y était né, origine qui nous rapprocha à l'instant même. En effet, vous le savez, Madame, Marseille est une seconde patrie pour moi, tant elle me fut hospitalière ; quelques-uns de mes meilleurs amis sont de Marseille : Méry, Autran. Quand j'ai voulu créer deux types : l'un de l'intelligence humaine portée au plus haut degré, l'autre, de l'honneur commercial poussé aux dernières limites, je les ai empruntés à cette fille de la vieille Phocée, que j'aime comme une mère ; et je les ai nommés Dantès et Morel.
Le reste de l'équipage, sous-officiers et matelots, se composait de cent vingt hommes à peu près.
Nous n'eûmes, pour le moment, que le temps de faire une connaissance toute superficielle ; aussitôt que nous fûmes à bord, on commença d'appareiller. La prédiction de Vial à l'endroit du baromètre ne s'était point réalisée ; au lieu du beau fixe qui nous était promis, il tombait une pluie fine qui jetait un voile de brume sur cette ville d'azur, d'émeraude et d'or, que l'on nomme Cadix. Mais Vial n'en maintenait pas moins son dire ; il ne s'agissait que de sortir du port pour que le baromètre remontât ; et le vent de la pleine mer, chassant devant lui brouillard et nuages, devait, avant qu'il fût midi, nous rendre, en échange de ce soleil de novembre et de cette atmosphère d'occident, ce soleil toujours jeune et ce ciel toujours pur de l'Afrique.
Il y a dans ce mot Afrique quelque chose de magique et de prestigieux qui n'existe pour aucune des autres parties du monde. L'Afrique a été de tout temps la terre des enchantements et des prodiges ; demandez plutôt au vieil Homère, et il vous dira que c'est sur son rivage enchanté que poussait le lotus, ce fruit si doux, qu'il faisait perdre aux étrangers qui le mangeaient le souvenir de la terre natale ; c'est-à-dire le plus puissant de tous les souvenirs.
C'est en Afrique, qu'Hérodote place le jardin des Hespérides, dont Hercule doit cueillir les fruits, et le palais des Gorgones, dont Persée doit forcer les portes. C'est en Afrique, qu'il faut chercher ce pays des Garamanthes où, aux dires d'Hérodote encore, les bœufs sont obligés de paître à reculons, à cause de leurs cornes étranges qui s'allongent parallèlement à la tête et se courbent en avant de leur museau. C'est en Afrique, que Strabon place ces sangsues longues de sept coudées, dont une seule suffit pour sucer le sang de douze hommes.
Si l'on en croit Pomponius Méla, les satyres, les faunes et les égypans habitaient l'Afrique ; et c'était non loin des montagnes où bondissaient ces génies capripèdes que vivaient les Atlantes, derniers débris d'une terre disparue, et qui hurlaient au lever et au coucher du soleil.
Ces monocoles, qui, sur une seule jambe, couraient aussi vite que l'autruche et que la gazelle ; ces léocrotes, qui ont les jambes du cerf, la tête du blaireau, la queue, le cou et la poitrine du lion ; ces psylles, dont la salive guérissait les morsures des serpents ; le caloplebas, qui tue aussi sûrement avec son regard que le Parthe avec sa flèche ; le basilic, dont l'haleine dissout la pierre la plus dure, étaient tous des animaux originaires d'Afrique.
« Et, dit Pline, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'Afrique soit la terre des prodiges et des monstres, car l'eau y est si rare, qu'il y a toujours nombre de bêtes féroces auprès des sources et des lacs ; et là, de gré ou de force, les mâles s'accouplent avec les femelles de races différentes, et de cette façon produisent des êtres à noms inconnus, des individus à formes nouvelles. »
C'est en Afrique encore, que régnait ce fameux Prêtre-Jean, que Marco Polo fait plus puissant que tous les autres princes de la terre, plus riche que tous les autres rois du monde, et qui tenait sous son empire plus de la moitié du cours du Nil. C'est en Afrique aussi que l'aigle fécondait la louve, et que, de ce rapprochement, naissait le dragon, ce monstre qui fait éclater en naissant les entrailles de sa mère, qui porte le bec, les ailes de l'oiseau, qui a la queue du serpent, la tête du loup, la peau du tigre, et que Léon l'Africain eût vu sans doute, si la nature n'avait pas privé le monstre de paupières, ce qui le force de demeurer dans l'obscurité, le grand jour lui faisant mal aux yeux.
Le docteur Schaw, il y a à peine trois cents ans de cela, n'a-t-il pas rencontré, à Alger même, le fameux mulet, produit de la vache et de l'âne, qui tient à la fois du père et de la mère, et qui s'appelle le kumrah ?
Il n'y a pas jusqu'aux tempêtes d'Afrique qui nous apparaissent sous un aspect plus effrayant que les autres tempêtes. Il n'y a pas jusqu'aux vents du désert qui prennent un nom mystérieux en soulevant cet océan de sable aux flots brûlants, qui, jaloux sans doute d'avoir vu la mer Rouge engloutir Pharaon et ses égyptiens, étouffa Cambyse et son armée. Nos paysans sourient quand on leur parle du vent du nord ou du vent du sud. L'Arabe tremble quand on lui parle du simoun ou du khamsin.
Enfin, n'est-ce pas en Afrique, que l'on a découvert, en l'an de grâce 1845, et que l'on a fait reconnaître à la commission scientifique en général, et au colonel Bory de Saint-Vincent en particulier, le fameux rat à trompe dont nous aurons l'honneur de vous entretenir plus tard ? Charmant petit animal, soupçonné par Pline, nié par monsieur Buffon, et retrouvé par les zéphyrs, ces grands explorateurs de l'Algérie.
Ainsi, vous le voyez, Madame, depuis Homère jusqu'à nous, l'Afrique n'a pas cessé d'être un monde de plus en plus fabuleux, qui, aux yeux des voyageurs et des philosophes, doit doubler d'attrait, comparé surtout à notre monde qui, en devenant de plus en plus réel, a le malheur de devenir de plus en plus triste.
Heureusement, Madame, que, pour le moment, nous flottons juste entre les deux mondes, ayant à bâbord, comme nous disons maintenant, le détroit de Gibraltar, qui se resserre et s'enfonce à l'orient, à l'arrière, la terre d'Europe qui disparaît dans la pluie, et à l'avant, les montagnes du Maroc qui apparaissent dans le soleil.
Maquet est déjà couché dans sa cabine : aux premiers mouvements du Véloce, la terre a paru littéralement manquer sous ses pieds, et il lui a fallu passer incontinent de la position perpendiculaire à la position horizontale. Giraud est encore debout, si cela peut s'appeler debout, mais il est enveloppé dans sa mante ; il ne dit pas une parole, tant sa crainte d'ouvrir la bouche est grande ; de temps en temps il s'assied, triste comme Jérémie au bord du Jourdain : Giraud pense à sa famille. Desbarolles se promène à grands pas, de l'avant à l'arrière, avec Vial ; il cause et gesticule, racontant son voyage en Espagne, ses rixes avec les muletiers de la Catalogne, ses chasse avec les bandits de la Sierra Morena, ses amours avec les manolas de Madrid, et ses combats avec les voleurs de Villa Major et du Malo Sitio. à chaque retour, il prend sur le cigare de son interlocuteur l'avantage du vent. Je ne crois pas que le voyage se termine sans que Desbarolles éprouve quelques atteintes de ce mal sans remède qui tourmente Maquet et qui menace Giraud.
Boulanger et moi sommes montés sur un banc et, accrochés d'une main aux cordages, nous suivons les mouvements oscillateurs du bâtiment en étudiant la gradation et la dégradation des teintes. à portée de la main, j'ai une carabine chargée à balle dans l'attente des marsouins, et un fusil chargé à plomb, en l'honneur des margats, des mouettes, des goélands, ou de tout autre volatile qui voudrait nous faire cette joie de passer à portée du coup.
Un quart de l'équipage est sur le pont, le reste vaque à ses affaires, c'est-à-dire dort, joue ou bavarde dans les premiers dessous, comme on dirait à l'Opéra ; les vingt ou vingt-cinq hommes visibles sont pittoresquement groupés sur la gatte, au pied du cabestan, ou sur les canons. Trois mousses jouent avec nos amputés, qui sautillent après les mies de pain qu'ils leur jettent, et qui continuent à affecter l'insouciance la plus complète pour le déplacement forcé qu'on leur impose.
Le bâtiment va tout seul, comme le navire Argos, sans qu'il y ait besoin, pour le diriger, d'autre puissance ou d'autre volonté que celle du timonier, qui, d'un air indolent, tourne une roue, tantôt à droite, tantôt à gauche.
Il y a quelque chose de charmant à se sentir entraîner ainsi vers l'inconnu. Cet inconnu est devant nous, et nous nous en rapprochons à chaque instant. Vial a dit vrai, le ciel s'éclaircit, et la mer se calme. Un courant visible existe de l'Océan à la Méditerranée. Mais vous comprenez que ce qui peut causer de graves inquiétudes à un navire à voiles ne préoccupe aucunement ces rois de la mer qui sillonnent leur empire assis sur un trône de flamme, avec une couronne de fumée au front.
On parle toujours de la longueur des traversées. Il est possible que, dans les hautes latitudes, là où la terre a disparu complètement, là où l'on ne voit, aussi loin que le regard puisse s'étendre, autre chose que le ciel et l'eau, il est possible que l'ennui vienne avec le malaise, son précurseur ou son compagnon, s'asseoir côte à côte du passager ; mais, en vérité, pour le penseur, c'est-à-dire pour qui essaye de plonger ses regards dans les abîmes de la mer ou dans les profondeurs du ciel, ces deux emblèmes de l'infini, je ne sais pas de spectacle plus changeant, plus varié, et souvent plus sublime, que cet horizon désert à l'extrémité duquel semblent se toucher le nuage, cette vague du ciel, et la vague, ce nuage de la mer.
Je sais bien qu'on ne peut rêver éternellement ; qu'il y a des traversées de trois ou quatre mois, et qu'un rêve de trois ou quatre mois finit par sembler un peu long ; mais les Orientaux ne rêvent-ils pas toute leur vie, et quand par hasard ils se réveillent, ne se hâtent-ils pas d'avoir recours, pour se rendormir au plus vite, à l'opium ou au haschish ?
J'allais joindre l'exemple au précepte, et m'enfoncer jusqu'au cou dans ma rêverie, lorsqu'en passant à côté de moi, toujours causant avec Desbarolles, Vial me toucha l'épaule, et, allongeant la main dans la direction d'un cap, sur lequel se jouait triomphalement un rayon de soleil vainqueur de la pluie, « Trafalgar ! » me dit-il.
Il y a des noms qui ont une singulière puissance, car ils portent en eux tout un monde d'idées qui, aussitôt qu'elles se présentent à notre esprit, viennent l'envahir et en chasser violemment les idées antérieures, au milieu desquelles notre esprit se reposait calme et serein comme un sultan dans son sérail.
Entre l'Angleterre et nous, il y a six mots qui résument toute notre histoire : CRéCY – POITIERS – AZINCOURT – ABOUKIR – TRAFALGAR ET WATERLOO. Six mots exprimant chacun une de ces défaites dont on croit qu'un pays ne se relèvera jamais, une de ces blessures par lesquelles on croit qu'un peuple doit perdre tout son sang.
Et cependant, la France s'est relevée, et cependant le sang est rentré dans les veines de son robuste peuple ; l'Anglais nous a toujours vaincus, mais nous l'avons toujours chassé. Jeanne d'Arc a reconquis à Orléans la couronne qu'Henri VI avait déjà posée sur sa tête ; Napoléon, avec l'épée de Marengo et d'Austerlitz, a gratté à Amiens les fleurs de lis dont s'écartelait depuis quatre cents ans le blason de George IV.
Il est vrai que les Anglais ont brûlé Jeanne d'Arc à Rouen, et enchaîné Napoléon à Sainte-Hélène.
Nous nous en sommes vengés en faisant de l'une une martyre et de l'autre un dieu.
Maintenant, d'où vient cette haine, qui attaque sans cesse, cette force qui repousse éternellement ? D'où vient ce flux qui, depuis cinq siècles, apporte l'Angleterre chez nous, et ce reflux qui, depuis cinq siècles, la remporte chez elle ?
Ne serait-ce pas que, dans l'équilibre des mondes, elle représenterait la force et nous la pensée, et que ce combat éternel, cette étreinte sans fin, ne serait rien autre chose que la lutte génésiaque de Jacob et de l'ange, qui luttèrent toute une nuit front contre front, flanc contre flanc, genou contre genou, et jusqu'à ce que vint le jour ?
Trois fois renversé, Jacob se releva trois fois, et, resté debout enfin, devint le père des douze tribus qui peuplèrent IsraĆ«l et se répandirent sur le monde.
Autrefois, aux deux côtés de la Méditerranée, existaient deux peuples personnifiés par deux villes qui se regardaient, comme des deux côtés de l'Océan se regardent la France et l'Angleterre. Ces deux villes étaient Rome et Carthage. Aux yeux du monde, à cette époque, elles ne représentaient que deux idées matérielles : l'une le commerce, et l'autre l'agriculture ; l'une la charrue, l'autre le vaisseau.
Après une lutte de deux siècles, après Trébie, Cannes et Trasimène, ces Crécy, ces Poitiers, ces Waterloo de Rome, Carthage fut anéantie à Zama, et la charrue victorieuse passa sur la ville de Didon, et le sel fut semé dans les sillons de la charrue, et les malédictions infernales furent suspendues sur la tête de quiconque essayerait de réédifier ce qui venait d'être détruit.
Pourquoi fut-ce Carthage qui succomba, et non point Rome ? Est-ce parce que Scipion fut plus grand qu'Annibal ? Non. Comme à Waterloo, le vainqueur disparaît tout entier dans l'ombre du vaincu. Non, c'est que la pensée était avec Rome ; c'est qu'elle portait dans ses flancs féconds la parole du Christ, c'est-à-dire la civilisation du monde ; c'est qu'elle était, comme phare, aussi nécessaire aux siècles écoulés que l'est la France aux siècles à venir.
Voilà pourquoi la France s'est relevée des champs de bataille de Crécy, d'Azincourt, de Poitiers ou de Waterloo ! Voilà pourquoi la France n'a pas été engloutie à Aboukir et à Trafalgar ! C'est que la France catholique, c'est Rome ; c'est que l'Angleterre protestante n'est que Carthage.
L'Angleterre peut disparaître de la surface du monde, et la moitié du monde sur laquelle elle pèse battra des mains.
Que la lumière qui brille aux mains de la France, tantôt torche ou tantôt flambeau, s'éteigne, et le monde tout entier poussera, dans les ténèbres, un long cri d'agonie et de désespoir.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente