Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XII
Les prisonniers

Le 26, à quatre heures du matin, nous levâmes l'ancre. Nous coupions le détroit en ligne diagonale, ouvrant, avec la route que nous avions suivie la veille, un angle dont Gibraltar formait le point aigu. à neuf heures du matin, nous étions arrivés dans une immense baie ; nous avions à notre droite les montagnes du cap Négro, qui allaient s'abaissant pour former une vallée au fond de laquelle Tétouan apparaissait, formant à peine saillie sur le sol, et plutôt pareille à une immense carrière qu'à une ville.
Pendant la route, j'avais eu une grande causerie avec le capitaine, et voici ce qu'il m'avait raconté.
La hâte que l'on avait mise à m'envoyer le Véloce l'avait fait détourner de sa destination primitive, laquelle était de recueillir les prisonniers français qui se trouvaient entre les mains d'Abd-el-Kader.
C'était la première fois que j'entendais parler à bord de cette mission du Véloce. Je demandai au capitaine des explications détaillées. Ce que je désirais savoir surtout, c'est si le temps nécessaire nous restait pour accomplir cette mission. Voici où en étaient les choses. On se rappelle l'héroïque combat de Sidi-Brahim et le retentissement qu'il eut dans tous les cœurs. à la suite de ce combat, cent cinquante hommes à peu près demeurèrent prisonniers des Arabes. De tous les prisonniers, le plus important était monsieur Courby de Cognord, chef d'escadron de hussards. Le massacre de la Mouzaïa, si énergiquement raconté par le trompette Rolland, qui avait échappé à ce massacre par une espèce de miracle, avait réduit les prisonniers au nombre de douze. On avait à peu près perdu l'espoir de les revoir jamais, lorsque, le 5 octobre 1846, monsieur Courby de Cognord écrivit au gouverneur de Mellila une lettre qui lui parvint le 10 du même mois.
Par cette lettre, monsieur Courby de Cognord annonçait au gouverneur qu'il venait de traiter avec les Arabes qui le gardaient de son évasion et de celle des prisonniers, moyennant une somme de 6000 douros, dont il le priait de lui faire l'avance, s'engageant personnellement à la lui rendre. Le gouverneur de Mellila n'avait point cette somme à sa disposition. Il donna aussitôt communication de la lettre de monsieur Courby de Cognord au consul de France à Malaga, lequel en référa au gouverneur d'Oran.
En même temps qu'il écrivait au consul de France, le gouverneur de Mellila faisait parvenir à monsieur de Cognord une lettre en date du 17 octobre, dans laquelle il lui annonçait, et sa pénurie, et les mesures qu'il venait de prendre pour que fussent faits, par les autorités françaises, les fonds qu'il ne pouvait faire.
à peine le gouverneur d'Oran eut-il reçu la dépêche que lui adressait le consul de France à Malaga, qu'il fit appeler le capitaine du Véloce, en le priant de se faire accompagner d'un de ses officiers. Le capitaine se rendit aussitôt chez le gouverneur d'Oran. Il était accompagné, selon l'invitation reçue, de monsieur Durande, enseigne de vaisseau.
Le résultat de cette entrevue fut un ordre donné au capitaine Bérard de se rendre à l'instant même à Mellila avec monsieur Durande, pour conférer avec le gouverneur de cette forteresse sur les mesures à prendre pour mener à bien cette importante négociation.
En même temps, le trésor d'Oran remettait au commandant Bérard la somme de 32 000 francs, plus celle de 1000 francs pour les frais imprévus.
Voici les instructions qui avaient été données au commandant Bérard. Elles prouvent le peu de croyance que l'on avait généralement dans le réussite de la négociation.

Oran, 17 septembre 1846.
Commandant,
Avant votre départ, je tiens à vous répéter que je vous laisse entièrement libre de donner une suite quelconque à l'affaire dont je vous ai entretenu ce matin ; si donc vous vous aperceviez, pendant votre séjour à Mellila, qu'il n'y a rien à espérer en faveur de nos pauvres compatriotes, ramenez ici monsieur Durance et l'argent qui lui est confié ; si même vous trouviez que le gouverneur est mal disposé, et qu'il n'est pas possible de loger monsieur Durande à Mellila sans l'exposer à se faire voler, prenez également sur vous de tout ramener ; enfin, je laisse à votre sage appréciation le soin de donner à cette affaire toute la suite dont elle est susceptible.
Vous trouverez sous cette enveloppe les instructions qui doivent guider monsieur Durande dans sa mission.

Monsieur le gouverneur d'Oran connaissait l'esprit soupçonneux des Arabes ; il avait donc pris toutes précautions pour ne point leur inspirer de craintes.
Ainsi, le Véloce devait toucher seulement à Mellila, jeter monsieur Durande à terre, sous prétexte de santé, et s'éloigner en le laissant ou en l'emmenant aussitôt que monsieur Durande lui aurait fait dire s'il croyait pouvoir rester sans inconvénient.
Monsieur Durande revint. Le gouverneur de Mellila ne voulait point l'autoriser à rester dans la place sans une autorisation expresse du gouverneur général de Grenade ; il fallait attendre cet ordre.
Cependant, le gouverneur croyait au sérieux de la négociation. Le commandant Bérard lui communiqua en conséquence les instructions données à monsieur Durande, le priant de se mettre en son lieu et place, ce qu'il accepta. Sur le reçu du gouverneur, les 32 000 francs furent donc laissés entre ses mains.
Le jour même où ces différents pourparlers avaient eu lieu, le gouverneur de Mellila envoya un émissaire à monsieur de Cognord. Cet émissaire était un des Arabes qui lui servaient pour ses communications avec les naturels du pays. Il portait au chef des prisonniers une lettre annonçant que la somme demandée pour sa rançon était entre les mains du gouverneur.
Cet émissaire se présenta au douar, où les prisonniers étaient gardés, comme un malade qui venait consulter le médecin français. Un des prisonniers l'était effectivement, le docteur Cabasse, brave et excellent jeune homme qui avait constamment oublié ses propres souffrances pour ne s'occuper que de celles de ses compagnons.
On laissa le messager, qui se traînait avec peine et qui se plaignait comme s'il allait mourir, s'approcher des prisonniers. Ceux-ci eux-mêmes, dupes du stratagème, étaient loin de voir en lui un émissaire de liberté, lorsque, au moment où le docteur Cabasse lui tâtait le pouls, il lui glissa dans la main le billet du gouverneur de Mellila.
Le billet fut à l'instant même remis à monsieur de Cognord, qui répondit la lettre suivante :

« Votre lettre du 18 nous a causé la plus grande joie, conservez par devers vous la somme ; nous espérons d'ici à peu de temps être dirigés près de votre ville, et pouvoir vous témoigner l'expression de notre parfaite reconnaissance. »

L'Arabe reçut cette lettre sous la forme d'une enveloppe contenant une dose médicinale. La lettre était tout entière de la main de monsieur Courby de Cognord, mais n'était pas signée. Ces communications étaient les seules qui eussent eu lieu entre le gouverneur de Mellila et monsieur de Cognord.
De son côté, le chef arabe qui avait stipulé avec monsieur de Cognord le traité de l'évasion des prisonniers, envoya le 6 novembre un émissaire au chef des Beni-Bouillafars, tribu voisine de Mellila, lequel devait partager avec lui les bénéfices de ce traité. Il l'invitait se rendre à l'instant même à la deïra afin de prendre les prisonniers et de les conduire devant la place.
Cette lettre fut communiquée le lendemain du jour où elle fut reçue au gouverneur de Mellila par un messager du chef des Bouillafars. Ce chef prévenait le gouverneur que les prisonniers ne pourraient être rendus que du 23 au 27, époque à laquelle il devait être chargé, avec les gens de sa tribu, de la garde de la ligne d'observation établie devant la ville, les tribus qui habitent les environs de Mellila faisant successivement et à tour de rôle ce service pendant quatre jours.
Pour ne pas éveiller les soupçons des Arabes, monsieur le commandant Bérard devait autant que possible s'abstenir de paraître devant Mellila : cela explique comment l'ordre lui avait été donné, pour utiliser son loisir, de me venir prendre à Cadix.
Cependant, pour qu'un moyen de secours et de transport se trouvât prêt à tout événement, monsieur Durande fut chargé d'établir, à l'aide d'une balancelle naviguant sous le pavillon espagnol, un service de communication entre Mellila et Djema-r'Azouat.
Voilà ce que le capitaine m'avait raconté pendant la traversée de Gibraltar à Tétouan. Or, nous étions au 26, c'est-à-dire qu'en ce moment même le sort de nos prisonniers se décidait.
Mon premier mouvement avait été de renoncer au voyage de Tétouan, et comme le Véloce était à ma disposition, de le diriger sur Djema-r'Azouat. Mais le commandant ne croyait pas à l'exécution de la part des Arabes des promesses faites par eux. Puis, enfin, il désirait, le 27 novembre étant le jour fixé par le chef des Bouillafars, ne reparaître dans la rade de Mellila que le 27 dans l'après-midi.
Voilà comment, malgré cette nouvelle préoccupation introduite dans nos esprits, nous étions venus jeter l'ancre devant Tétouan.
Puis, je crois l'avoir dit déjà, on avait envoyé par terre un messager de Tanger à Tétouan pour prévenir le bey que nous devions visiter sa ville : c'était un engagement pris, auquel il était difficile de manquer. En conséquence, nous fîmes tous nos préparatifs pour nous rendre à terre après le déjeuner.
à peine venions-nous de nous mettre à table, que l'officier de quart descendit et nous prévint que deux cavaliers, qui paraissaient venir de Tétouan, s'étaient arrêté sur la plage et faisaient des signaux. Nous montâmes sur le pont : deux cavaliers caracolaient effectivement sur le rivage. à l'aide de la lunette du capitaine, nous pûmes voir qu'ils étaient richement vêtus. Ils agitaient leurs fusils en hommes qui veulent attirer l'attention.
Le commandant ordonna aussitôt de mettre une chaloupe à la mer, et d'aller s'informer s'ils étaient venus à notre intention. Puis, afin d'être prêts à tout hasard, nous redescendîmes pour achever notre déjeuner. Nous étions de retour sur le pont, tant notre curiosité était grande, avant même que notre chaloupe eût abordé le rivage.
Nous vîmes nos matelots se mettre en communication avec les Arabes à l'aide d'un contremaître qui parlait la langue espagnole, puis, après quelques minutes de dialogue, les Arabes faire volte-face et reprendre au galop la route de Tétouan. De son côté, la chaloupe revint à nous.
C'étaient bien des envoyés du bey de Tétouan qui venaient s'informer si nous étions arrivés, et qui retournaient à la ville pour y chercher les chevaux qui étaient mis à notre disposition et l'escorte qui devait nous accompagner. Nous n'eûmes point la patience d'attendre cette escorte ; nous descendîmes dans la baleinière, et nous nageâmes vers la côte.
Une demi-heure après notre départ du Véloce, nous abordions. Nous nous répandîmes à l'instant même sur le rivage, nos fusils à la main. Un petit fleuve venait se jeter à la mer, nous suivîmes sa rive et tirâmes quelques oiseaux de marais. Après quoi, voyant que notre escorte ne paraissait point, nous prîmes le parti de nous acheminer à pied et comme de simples voyageurs vers la ville, que nous voyions blanchir à deux lieues de nous.
Mais un obstacle imprévu nous arrêta. à cinq pas du rivage à peu près, s'élevait un bâtiment ; ce bâtiment, nous l'avions pris pour une fabrique sans importance, ferme ou moulin. Ce bâtiment, c'était à la fois une douane et un corps de garde. De ce corps de garde et de cette douane, sortirent des espèces de soldats qui nous firent signe qu'il était défendu d'aller plus loin. D'ailleurs, ils ajoutaient, toujours en mauvais espagnol, que nous n'avions besoin que d'attendre quelques instants, puisque notre escorte allait arriver.
Nous prîmes patience pendant une heure, puis pendant une heure et demie. Puis enfin, comme plus malheureux que sœur Anne qui, après avoir vu verdoyer les champs et poudroyer l'horizon, voyait au moins venir deux cavaliers, nous ne voyions rien venir du tout, nous prîmes la résolution de laisser là Tétouan et de retourner à bord du Véloce.
C'était un grand crève-cœur pour nos peintres, à qui on avait promis des merveilles. Mais, à peine eus-je dit les causes de mon impatience, c'est-à-dire eus-je raconté l'histoire des prisonniers, que tout le monde ignorait, que ce ne fut qu'un seul cri : « Au Véloce ! au Véloce ! »
En effet, quelle était la ville arabe, eût-elle été bâtie au temps du calife Aroun-al-Raschild, qui valait pour nous en ce moment cette pauvre petite forteresse espagnole que l'on nommait Mellila ?
Une heure après, nous marchions sous toutes nos voiles et avec toute la puissance de notre vapeur. Comme nous levions l'ancre, nous aperçûmes, à l'aide de la lunette du capitaine, notre escorte sortant des portes de Tétouan.

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