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Chapitre VIII
Les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux

Le couvent de Saint-Nicolas, le plus riche de Catane, et dont la coupole dépasse en hauteur tous les monuments de la ville, a été bâti, vers le milieu du siècle passé, sur les dessins de Contini. On y remarque l'église et le jardin; l'église pour ses colonnes de vert antique et pour un très bel orgue, ouvrage d'un moine calabrais, qui demanda pour tout paiement d'être enterré sous son chef-d'oeuvre; le jardin, pour la difficulté vaincue; effectivement le fond est en lave, et toute la terre qui le couvre a été apportée à main d'homme.
La règle du couvent de Saint-Nicolas était autrefois très sévère; les moines devaient demeurer sur l'Etna, aux limites des terres habitables, et à cet effet, leur premier monastère était bâti à l'entrée de la seconde région, trois quarts de lieue au-dessus de Nicolosi, dernier village que l'on rencontre en montant au cratère. Mais comme tout s'affaiblit à la longue, la règle perdit peu à peu de sa rigueur, et on commença à ne plus réparer le couvent. Bientôt une ou deux salles s'était affaissées sous le poids des neiges, les bons pères firent bâtir la magnifique succursale de Catane, qui prit le nom de Saint-Nicolas-le-Neuf, et ne demeurèrent que pendant l'été à Saint-Nicolas-le-Vieux. Plus tard, Saint-Nicolas-le-Vieux fut abandonné été comme hiver; on parla pendant trois ou quatre ans d'y faire des réparations qui le rendraient de nouveau habitable, mais on s'en garda bien. Enfin, une bande de voleurs, gens beaucoup moins difficiles sur leurs aises que les moines, s'en étant emparés et y ayant élu domicile, il ne fut plus aucunement question de remonter à Saint-Nicolas-le-Vieux, et les bons pères, qui ne se souciaient pas d'avoir des discussions avec de pareils hôtes, leur abandonnèrent la tranquille jouissance du couvent.
Cela donna lieu à une méprise assez curieuse.
En 1806, le comte de Weder, Allemand de vieille roche, comme son nom l'indique, partit de Vienne pour visiter la Sicile; il s'embarqua à Trieste, prit terre à Ancône, visita Rome, s'y arrêta ainsi qu'à Naples, pour y prendre quelques lettres de recommandation, se remit de nouveau en mer, et débarqua à Catane.
Le comte de Weder connaissait de longue date l'existence du couvent de Saint-Nicolas, et la réputation qu'avaient les bons pères de posséder parmi leurs frères servants le meilleur cuisinier de toute la Sicile. Aussi le comte de Weder, qui était un gastronome très distingué, n'avait-il point manqué de se faire donner à Rome, par un cardinal avec lequel il avait dîné chez l'ambassadeur d'Autriche, une lettre de recommandation pour le supérieur du couvent de Saint-Nicolas. La lettre était pressante: on recommandait le comte comme un pieux et fervent pèlerin, et l'on réclamait pour lui l'hospitalité pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester au monastère.
Le comte était savant à la manière des Allemands, c'est-à-dire qu'il avait lu une grande quantité de bouquins parfaitement oubliés; de sorte qu'il pouvait, à l'appui de ses assertions, si erronées et si ridicules qu'elles fussent, citer un certain nombre de noms inconnus, qui donnaient une sorte de majesté pédantesque à ses paradoxes. Or, parmi ces bouquins, se trouvait un catalogue des couvents de bénédictins répandus sur la surface du globe, et il avait vu et retenu, avec la ténacité d'un esprit d'outre-Rhin, que la règle des bénédictins de Saint-Nicolas de Catane leur enjoignait, comme je l'ai dit, de demeurer sur la dernière limite de la reggione coltirata, et sur la première de la reggione nemorosa. Aussi, lorsqu'il fit venir un muletier pour qu'il le conduisît à Saint-Nicolas, et que le muletier lui eut demandé si c'était à Saint-Nicolas-le-Neuf ou à Saint-Nicolas-le-Vieux, le comte répondit sans hésiter:
-A San-Nicolo sull'Etna.

C'était tout ce que le comte savait d'italien.
Il n'y avait pas à s'y tromper, et l'indication était précise: cependant le muletier hasarda quelques observations; mais, le comte lui ferma la bouche en lui disant: Je bairai pien. On connaît la puissance habituelle d'un pareil argument: le muletier salua le comte, et une demi-heure après revint avec une mule.
-Eh pien? dit le comte.


-Eh bien! Excellence? répondit le muletier qui, en sa qualité de guide comprenait toutes les langues.
-Eh pien! ma pagache?
-Votre Excellence emporte son bagage?
-Partieu!
-Oh! dit le muletier, c'est que Votre Excellence eût pu le laisser à l'auberge; c'eût été plus sûr.
-Che ne guitte chamais ma pagache, entendez-fous, dit l'Allemand.

Le muletier répondit par un signe imperceptible qui voulait dire: Chacun est libre-et s'en alla chercher le second mulet. Cependant, lorsque le mulet fut chargé, l'honnête guide crut devoir à sa conscience de faire une dernière observation.
-Ainsi Votre Excellence est décidée?
-Cerdainement, répondit le comte en fourrant une énorme paire de pistolets dans les fontes de sa monture.
-Elle va à Saint-Nicolas-le-Vieux?
-J'y fais.
-Votre Excellence a donc des amis à Saint-Nicolas-le-Vieux?
-Chai ein lettre pour la cheneral.
-Pour le capitaine? veut dire Votre Excellence.
-Pour la cheneral, que je tis!
-Hum! hum! dit le Sicilien.
-D'ailleurs, je bairai pien, je bairai pien, entends-tu, maraud?
-Pardon, continua le guide; mais, puisque Votre Excellence est dans de si bonnes dispositions, lui serait-il égal de me payer d'avance?
-D'afance! et pourquoi ça?
-Parce qu'il est déjà trois heures, que nous n'arriverons pas avant la nuit, et que je voudrais revenir tout de suite.
-A la nuit? dit le comte. Au moins soupe-t-on au coufent.
-Au couvent?
-Oui, à San-Nicolo.
-Oh! certainement, qu'on y soupe; on est même plus sûr d'y trouver la table mise la nuit que le jour.
-Les farceurs! dit le comte dont un éclair gastronomique illumina le visage. Tiens, foilà bour la ponne noufelle que tu me donnes.

Et il lui remit deux piastres, qu'il tira d'une bourse admirablement garnie.
-Merci, Excellence, répondit le muletier qui, une fois payé, n'avait plus rien à dire.
-Eh pien! bartons-nous maintenant? reprit le comte.
-Quand vous voudrez, Excellence.

Le guide aida le comte à monter sur sa mule, et se mit en route en chantant une espèce de cantique qui ressemblait beaucoup plus à un miserere qu'à une tarentelle; mais le comte était trop préoccupé du dîner qu'il allait faire pour remarquer tout ce que ce prélude avait de mélancolique.
La route se fit assez silencieusement. Le guide avait fini par croire, en voyant la confiance du comte appuyée des deux énormes pistolets qu'il avait logés dans ses fontes, qu'il était au mieux avec les hôtes de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que même peut-être il faisait partie de quelque bande de la Bohême qui était en relation d'intérêts avec celles de la Sicile. Quant à lui, il savait que personnellement il n'avait rien à craindre, les muletiers étant généralement sacrés pour les voleurs, et doublement, comme on le comprend bien, lorsqu'ils leur amènent une si bonne pratique que paraissait être le comte.
Cependant, à chaque village qu'il rencontrait sur la route, le muletier s'arrêtait sous un prétexte ou sous un autre. C'était une espèce de transaction qu'il faisait avec sa conscience, pour donner au comte le temps de faire ses réflexions et de retourner en arrière si bon lui semblait. Mais à chaque halte, le comte reprenait d'une voix que la faim rendait de plus en plus pressante:
-En afant; allons, en afant, der teufel! nous n'arriferons chamais.

Et il repartait suivi par les regards ébahis des paysans qui venaient d'apprendre du guide le but de cet étrange pèlerinage, et qui ne comprenaient pas que, sans y être conduit de force, on eût l'idée de faire le voyage de Saint-Nicolas-le-Vieux.
Ils traversèrent ainsi Gravina, Sainta-Lucia-di-Catarica, Mananunziata et Nicolosi. Arrivés à ce dernier village, le guide fit un dernier effort.
-Excellence, dit-il, à votre place je souperais et je coucherais ici, puis demain, j'irais, en me promenant, comme cela, tout seul, à Saint-Nicolas-le-Vieux.
-Est-ce que tu ne m'as pas dit que che trouferais un pon souper et un pon lit au coufent?
-Pardieu si, répondit le guide, s'ils veulent vous bien recevoir.
-Mais quand che té tis que chai ein lettre pour la cheneral.
-Pour le capitaine?
-Non, pour la cheneral.
-Enfin, dit le guide, puisque vous le voulez absolument.
-Certainement, que je le feux.
-En ce cas, allons.

Et les deux voyageurs se remirent en route.
Comme l'avait dit le muletier, la nuit était venue; il ne faisait pas de lune, on ne voyait pas à quatre pas devant soi. Mais comme le muletier connaissait parfaitement le terrain, il n'y avait pas de risque de se perdre. Il prit un petit sentier à peine tracé, et qui s'écartait à droite dans les terres; puis, commençant à quitter la région cultivée, il entra dans celle des forêts. Au bout d'une heure de marche, on vit se dessiner une masse noire, aux fenêtres de laquelle on n'apercevait aucune lumière.
-Voilà Saint-Nicolas-le-Vieux, dit à voix basse le muletier.
-Oh! oh! dit le comte, foilà un coufent dans ein situation pien mélangolique.
-Si vous voulez, répartit vivement le guide, nous pouvons retourner à Nicolosi, et si vous ne voulez pas coucher à l'auberge, il y a un excellent homme qui ne vous refusera pas un lit, monsieur Gemellaro.
-Che ne le connais bas. Tailleurs, c'est à Saint-Nigolas que je feux aller, et non à Nicolosi.
-Zerebello da tedesco, murmura le Sicilien.

Puis, fouettant ses deux mules, il se remit en marche. Cinq minutes après ils étaient à la porte du couvent.
Le couvent n'avait rien de plus rassurant pour être vu de plus près. C'était une vieille fabrique du XIIe siècle, où il était facile de lire les ravages de chaque irruption qui avait eu lieu depuis le temps de sa fondation. La date de tous les incendies et de tous les tremblements de terre était là sculptée sur la pierre. A certaines dentelures qui se détachaient en vigueur sur un ciel bleu foncé, tout brillant d'étoiles, il était facile de reconnaître qu'une partie des bâtiments tombait en ruines. Cependant les murailles qui entouraient l'édifice paraissaient assez bien entretenues, et l'on y avait pratiqué des meurtrières, ce qui donnait à Saint-Nicolas-le-Vieux plutôt l'apparence d'une forteresse que l'aspect d'un monastère.
Le comte regarda tout cela d'un air fort calme, et ordonna au muletier de frapper. Celui-ci, qui en avait pris son parti, souleva un vieux marteau de fer tout rongé par la rouille et le temps, et le laissa retomber de toute sa pesanteur. Le coup retentit dans les profondeurs du couvent, et une cloche au son aigre répondit. Presque en même temps, une petite fenêtre, pratiquée à dix pieds de hauteur, s'ouvrit. Il en sortit un long tube de fer, qui se dirigea vers la poitrine du comte; une tête barbue se montra à l'ouverture, et une voix qui n'avait rien de l'onction monacale demanda:
-Qui va là?
-Ami, répondit le comte en écartant de la main le canon du fusil; ami.

En même temps il lui sembla sentir arriver par la fenêtre ouverte une odeur de rôti qui lui réjouit l'âme.
-Ami, hum! ami, dit l'homme de la fenêtre. Et qui nous prouvera que vous êtes un ami?

Et il ramena le canon de fusil dans la direction première.
-Mon très gère frère, répondit le comte en écartant de nouveau et avec le même sang-froid l'arme qui le menaçait, che combrends très pien que fous breniez vos brécauzions afant de recefoir les édranchers, et chand ferais autant à vodre blace, moi; mais chai ein lettre du gardinal Morosini pour le cheneral à fous.
-Pour notre capitaine? reprit l'homme au fusil.
-Eh! non, non, pour la cheneral.
-Enfin, ça ne fait rien. Vous êtes tout seul? continua l'interlocuteur.
-Dout zeul.
-Attendez, on va vous ouvrir.
-Hum! ça sent pon, la rôdi, dit l'Allemand en descendant de sa mule.
-Excellence, demanda le muletier, qui pendant ce temps avait déchargé le bagage du comte, vous n'avez plus besoin de moi?
-Tu ne feux donc pas resder? reprit le comte.
-Non, dit le muletier; avec votre permission, j'aime mieux aller coucher ailleurs.
-Et pien! fas, dit le comte.
-Faudra-t-il vous venir chercher? demanda le Sicilien.
-Non, la cheneral me fera recontuire.
-Très bien. Adieu, Excellence.
-Atieu.

En ce moment la clef commença à grincer dans la serrure, le guide sauta sur une de ses mules, prit la bride de l'autre, et s'éloigna au trot. Il était déjà à une cinquantaine de pas quand la porte s'ouvrit.
-ça sent pon, dit l'Allemand en humant l'odeur qui venait de la cuisine; ça sent très pon.
-Vous trouvez? demanda l'étrange portier.
-Oui, dit le comte, oui, che troufe.
-C'est le souper du chef, qui est en route et que nous attendons d'un moment à l'autre.
-Alors, j'arrife pien, dit le comte en riant.
-Est-ce qu'il vous connaît, notre chef? demanda le portier.
-Non; mais chai ein lettre pour lui.
-Ah! c'est autre chose. Voyons?
-La foilà.

Le portier prit la lettre et lut:
«Al reverendissimo générale dei Benedettini; al covento di San-Nicolo di
Catania.»
-Ah! je comprends, dit le portier.
-Ah! fous combrenez; c'est pien heureux, dit le comte en lui frappant sur l'épaule. En ce cas, mon ami, si fous combrenez, charchez-fous de ma pagache, et brenez garte surtout au borde-mandeau: c'est là où est mon pourse.
-Ah! c'est là où est votre bourse. C'est bon à savoir, dit le portier en prenant le porte-manteau avec un empressement tout particulier.

Puis, s'étant emparé du reste du bagage:
-Allons, allons, continua-t-il, je vois bien que vous êtes un ami; venez.

Le comte ne se le fit pas dire deux fois, et suivit son guide.
L'aspect intérieur du couvent n'était pas moins étrange que son aspect extérieur. Partout des ruines; beaucoup de futailles défoncées; nulle part de crucifix ni de saintes images. Le comte s'arrêta un instant, car il était de ces causeurs qui ont la mauvaise habitude de s'arrêter quand ils parlent, et il exprima son étonnement à son guide d'une pareille dévastation.
-Que voulez-vous? lui répondit son guide; nous sommes un peu isolés, comme vous avez pu le voir; et comme la montagne est pleine de mauvais sujets qui ne craignent ni Dieu ni diable, nous ne laissons pas traîner le peu que nous possédons. Tout ce que nous avons d'objets précieux est sous clef dans les caves. D'ailleurs, vous savez que nous avons un autre monastère dans la plaine, tout près de Catane?
-Non, che ne le safais bas. Ah! fous afez un audre monazdère! Diens, diens, diens!
-Maintenant, examinez vous-même votre bagage, pour que vous puissiez attester au chef qu'il n'en a rien été détourné.
-Oh! c'être pien fazile; ein malle, ein sag dé nuit et ein borde-mandeau.
Che fous la récommante, la borde-mandeau; c'est là qu'est mon pourse.
-Ainsi, trois objets seulement, n'est-ce pas? Ce n'est guère.
-C'être assez.
-Vous trouvez, vous?
-Oui, je troufe.
-Eh bien! attendez là, dit le portier en faisant entrer le comte dans une espèce de cellule, et je ne doute pas que d'ici à une demi-heure le chef ne soit de retour. Et il fit mine de s'en aller.
-Dides donc, dides donc! Est-ce qu'en l'attendant che ne bourrai bas descentre à la guisine? Je donnerais beut-être de pons conseils au guisinier, moi.
-Ma foi! dit le portier, je n'y vois pas d'inconvénient: attendez ici, je vais mettre votre bagage en sûreté, et je viens vous reprendre. A propos, combien y a-t-il dans votre bourse?
-Trois mille six cent vingt tucats.
-Trois mille six cent vingt ducats, bon, reprit le portier.
-ça m'a l'air t'un pien honnête homme, murmura le comte en regardant s'éloigner le frère qui emportait toute sa robba; ça m'a l'air t'un pien honnête homme.

Dix minutes après, son guide était de retour.
-Si vous voulez descendre à la cuisine, dit le Sicilien, vous êtes libre.
-Oui, che le feux. Où est-delle la guisine?
-Venez.

Le comte suivit de nouveau son guide, qui le conduisit dans les cuisines du couvent. La broche était garnie, tous les fourneaux étaient allumés, et des casseroles bouillaient partout.
-Pon, dit l'Allemand s'arrêtant sur la dernière marche, et embrassant d'un coup d'oeil ce spectacle succulent; pon, il baraît que che ne suis bas tompé chour de cheûne. Ponchour, guisinier, ponchour.

Le cuisinier était prévenu; il reçut en conséquence le comte avec toute la déférence qu'il devait à un gourmet. Le comte en profita pour aller lever le couvercle de toutes les casseroles et goûter à toutes les sauces. Tout à coup il s'élança sur le cuisinier qui allait verser du sel dans une omelette, et lui arracha des mains le vase où étaient les oeufs.
-Eh pien! eh pien! Qu'est-ce que tu fais donc? s'écria le comte.
-Comment, qu'est-ce que je fais? demanda le cuisinier.
-Foui, qu'est-ce que tu fais? je te le temante.
-Je mets du sel dans l'omelette.
-Mais, malheureux, on ne met bas de sel dans l'omelede. On met du sugre et des confidures, de ponnes confidures de croseilles.
-Allons donc, reprit le cuisinier en essayant de lui arracher le vase des mains.
-Non bas! non bas! dit le comte, c'est moi qui la ferai l'omelede; tonne-moi tes confidures.
-Ah! dit le cuisinier en s'échauffant, nous allons voir un peu qui est-ce qui est le maître ici.
-C'est moi! dit une voix forte; qu'y a-t-il?

Le comte et le cuisinier se retournèrent: un homme de quarante à quarante-cinq ans, vêtu d'une robe de moine, se tenait debout sur l'escalier; il était de haute taille et avait cette physionomie dure et impérieuse de ceux qui sont habitués à commander.
-Le capitaine! s'écria le cuisinier.
-Ah! dit le comte, c'est le cheneral, pon. Cheneral, continua-t-il en s'avançant vers le moine, che vous temante bardon, mais fous avez un guisinier qui ne sait bas faire les omeledes.
-Vous êtes le comte de Weder, monsieur? dit le moine en très bon français.
-Oui, ma cheneral, répondit le comte sans lâcher les oeufs ni la fourchette avec laquelle il s'apprêtait à les battre; che suis le gonde de Weter en bersonne.
-Alors c'est vous qui m'avez apporté la lettre de recommandation que m'a remise le frère portier?
-Moi-même.
-Soyez le bienvenu, monsieur le comte.

Le comte s'inclina.
-Seulement, continua le moine, je regrette que la situation écartée de notre couvent, son éloignement de tout lieu habité, ne nous permettent pas de vous mieux recevoir; mais nous sommes de pauvres solitaires des montagnes, et vous nous pardonnerez, je l'espère, si notre table n'est pas mieux garnie.
-Comment, comment, bas mieux carnie! Mais la souber, elle me semble excellente au gondraire, et quand chaurai fait l'omelede aux confidures...
-Mais, capitaine, dit le cuisinier.
-Donnez des confitures à monsieur, et qu'il fasse son omelette comme il l'entendra, dit le moine.

Le cuisinier obéit sans souffler mot.
-Maintenant, dit le moine, ne vous gênez pas, monsieur le comte, faites comme chez vous, et lorsque votre omelette sera finie, remontez, nous vous attendons.
-C'est l'affaire de zinq minutes, et che remonde; faites douchours serfir.
-Vous entendez, dit le moine au cuisiner, faites servir. Et il remonta l'escalier. Un instant après, deux frères descendirent et se mirent aux ordres du cuisinier. Pendant ce temps, le comte triomphant confectionnait son omelette; lorsqu'elle fut finie, il remonta à son tour.

Le supérieur l'attendait avec toute la communauté, qui se composait d'une vingtaine de frères, dans un réfectoire bien éclairé, et où l'on avait dressé une table parfaitement servie. Le comte fut frappé du luxe d'argenterie que cette table étalait, ainsi que de la finesse des nappes et des serviettes. Le couvent avait tiré de son trésor et de sa lingerie ce qu'il avait de mieux pour faire honneur à son hôte. Quant à l'appartement, il contrastait singulièrement, par son aspect délabré, avec le luxe du couvert qui y était dressé. C'était une grande salle qui avait dû être autrefois une chapelle, et dans l'autel de laquelle on avait pratiqué une cheminée; les parois n'avaient pour tout ornement que les toiles d'araignées qui les couvraient, et quelques chauves-souris attirées par la lumière voletaient au plafond, entrant et sortant, selon leur caprice, par les fenêtres brisées.
En outre, un arsenal de carabines était pittoresquement disposé contre la muraille.
Le comte embrassa cet aspect d'un coup d'oeil, et admira l'abnégation religieuse des bons pères, qui, possédant des trésors tels que ceux qui étaient étalés à ses yeux, vivaient cependant exposés aux intempéries du ciel, comme les anciens solitaires du mont Carmel et de la Thébaïde. Le supérieur remarqua son étonnement.
-Monsieur le comte, dit-il en souriant, je vous demande encore une fois pardon du mauvais dîner et du mauvais gîte que vous trouverez ici. Peut-être vous avait-on peint l'intérieur de notre couvent comme un lieu de délices. Voilà comme la société nous juge, monsieur le comte. Aussi une fois rentré dans le monde, j'espère que vous nous rendrez justice.
-Ma voi! cheneral, répondit le comte, je ne sais bas drop ce qui mangue à la tiner, et j'ai fu en pas une patterie de guisine assez bien orcanisée; et, à moins que ce ne zoit le fin?
-Oh! répondit le supérieur; soyez tranquille sous ce rapport; le vin est bon.
-Eh pien! si le fin est pon, c'est tout ce qu'il faut.
-Seulement, ajouta le supérieur, je crains que nos façons ne vous paraissent peu monacales. Par exemple, nous avons l'habitude de ne jamais souper sans avoir à côté de nous chacun une paire de pistolets; c'est une précaution contre les accidents qui peuvent arriver à chaque minute dans un lieu aussi isolé que celui-ci. Vous voudrez donc bien nous excuser si, malgré votre présence, nous ne nous écartons pas de nos habitudes.

Et à ces mots le supérieur releva sa robe, tira de sa ceinture une paire de superbes pistolets qu'il déposa près de son assiette.
-Faides, faides, cheneral, faides, répondit l'Allemand; les bisdolets, c'est l'ami de l'homme; chen ai aussi, moi, des bisdolets. Oh mais! c'est édonnant comme les vodres leur ressemblent, c'est édonnant.
-Cela se peut, répondit le supérieur en réprimant un sourire; ce sont de très bonnes armes, que j'ai fait venir d'Allemagne, des Kukenreiter.
-Des Kukenreiter? C'est jusdement ça. Faides donc brendre les miens, qui sont avec ma pagache, cheneral, pour les gombarer un beu.
-Après le dîner, comte, après le dîner. Mettez-vous en face de moi, là, très bien. Savez-vous votre Bénédicité?.
-Je l'ai su autrevois; mais che l'ai un beu ouplié.
-Tant pis, tant pis, dit le général, car je comptais sur vous pour le dire; mais si vous l'avez oublié, on s'en passera.
-On zen bassera, répondit le comte, qui était de bonne composition; on zen bassera.

Et le comte, effectivement, avala son potage sans Bénédicité, ce que firent aussi les autres moines. Lorsqu'il eut fini, le capitaine lui passa une bouteille.
-Goûtez-moi ce vin-là, lui dit-il.

Le comte, se doutant qu'il avait affaire à un vin de choix emplit un petit verre qui était devant lui, le prit par le pied, examina un instant, à la lueur de la lampe la plus rapprochée, le liquide jaune comme de l'ambre, puis il le porta à sa bouche, et le dégusta avec la voluptueuse lenteur d'un gourmet.
-C'est édonnant, dit le comte, moi qui groyais gonnaître tous les fins, che ne gonnais pas celui-là; à moins que ce ne soit du matère d'un noufeau gru.
-C'est du marsala, monsieur le comte, un vin qui n'est pas connu et qui mérite cependant de l'être. Oh! notre pauvre Sicile, elle renferme comme cela une foule de trésors oubliés.
-Comment tides-fous qu'il s'abbelle? demanda le comte en se versant un second verre.
-Marsala.
-Marzala...! Eh pien! c'est un pon fin; ch'en achèterai. Se fend-il cher?
-Deux sous la bouteille.
-Fous tides? reprit le comte, qui croyait avoir mal entendu.
-Deux sous la bouteille.
-Teux sous la pouteille! Mais fous habidez le baradis derrestre, cheneral; che ne m'en fas blus d'izi, moi, je me fais pénédictin.
-Merci de la préférence, comte; quand vous voudrez, nous vous recevrons.
-Teux sous la pouteille! reprit le comte en se versant un troisième verre.
-Seulement, je dois vous prévenir qu'il a un défaut, dit le supérieur.
-Il n'a bas de téfauts, répondit le comte.
-Je vous demande pardon; il est très capiteux.
-Gabiteux, gabiteux, dit le comte avec mépris; j'en poirais une binte qu'il n'y baraîtrait bas blus que si j'afais afalé un ferre de zirop de crozeille.
-Alors, ne vous gênez pas, dit le supérieur, faites comme chez vous; seulement, je vous préviens que nous en avons d'autres.

En vertu de la permission qui lui était accordée, le comte se mit à boire et à manger en véritable Allemand. Mais, il faut l'avouer, il soutint admirablement la réputation dont jouissent ses compatriotes. Les moines, excités par leur supérieur, ne voulurent pas, de leur côté, laisser un étranger en arrière, de sorte que bientôt on rompit le silence religieux qui avait régné au commencement du repas, chacun commença à parler à voix basse à son voisin, puis plus haut à tout le monde. Au second service, chacun criait de son côté et commençait à raconter les aventures les plus étranges qu'il fût possible d'entendre. Le comte, si peu qu'il comprît le sicilien, crut s'apercevoir qu'il était question surtout de coups hardis exécutés par des brigands, de couvents pillés, de gendarmes pendus, de religieuses violées. Mais il n'y avait rien là d'étonnant; la situation isolée des dignes bénédictins, leur éloignement de la ville, devaient les avoir rendus plus d'une fois témoins de pareilles scènes. Le marsala allait toujours, sans préjudice du syracuse sec, du muscat de Calabre et du malvoisie de Lipari. Si forte que fût la tête du comte, ses yeux commencèrent à se couvrir d'un brouillard et sa langue à s'épaissir. Alors les monologues succédèrent peu à peu aux conversations, et les chansons aux monologues. Le comte, qui voulait rester à la hauteur de ses hôtes, chercha dans son répertoire anacréontique, et, n'y trouvant rien pour le moment que la chanson des brigands de Schiller, il se mit à entonner à tue-tête le fameux Stehlen, morden, huren, balgen, auquel il lui sembla que les convives répondaient par des applaudissements universels. Bientôt tout parut tourner autour de lui; il lui sembla que les moines jetaient bas leurs habits religieux et se transformaient peu à peu en bandits. Ces figures ascétiques changeaient de caractère et s'illuminaient d'une joie féroce; le dîner dégénérait en orgie. Cependant on buvait toujours, et chaque fois qu'on buvait, c'étaient des vins nouveaux, des vins plus capiteux, des vins pris dans la cave du prince de Paterno, ou dans la cantine des dominicains d'Aci-Reale. On frappait sur la table avec des bouteilles vides pour en demander d'autres, et en frappant on renversait les lampes; le feu alors se communiquait à la nappe, et de la nappe à la table, et au lieu de l'éteindre on y jetait les chaises, les bancs, les stalles. En un instant la table ne fut plus qu'un immense bûcher, autour duquel les moines devenus bandits se mirent à danser comme des démons. Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit, demandant: Le monache! le monache! Un hourra général accueillit cette demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve, et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.
Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane, et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel. D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et lut ce qui suit:
«Monsieur le Comte,
Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier de pauvres pécheurs dans ses prières.
Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.
DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.
16 octobre 1806.»
Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.
Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution:
la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.
Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et, ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.
Deux ans après, il lut dans l'Allgemeine Zeitung que le fameux chef de bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque dans la ville.

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