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Chapitre V
Messine la noble

Nous approchions rapidement, dévorant des yeux l'horizon circulaire qui s'ouvrait devant nous comme un vaste amphithéâtre. A midi, nous étions à la hauteur du cap Pelore, ainsi appelé du pilote d'Annibal. Le général africain fuyait en Asie les Romains qui l'avaient poursuivi en Afrique, lorsque arrivé au point où nous étions, et d'où il est impossible de distinguer le détroit, il se crut trahi et acculé dans une anse où les ennemis allaient le bloquer et le prendre. Annibal était l'homme des résolutions rapides et extrêmes; il regarda sa main: l'anneau empoisonné qu'il portait toujours n'avait pas quitté son doigt. Sûr alors d'échapper à la honte de l'esclavage par la rapidité de la mort, il voulut que celui qui l'avait trahi allât annoncer son arrivée à Pluton; et sans lui accorder les deux heures qu'il demandait pour se justifier, il le fit jeter à la mer; deux heures plus tard il s'aperçut de son erreur, et nomma du nom de sa victime le cap qui, en se prolongeant, lui avait dérobé la vue du détroit; tardive expiation qui, consacrée par les historiens, s'est conservée jusqu'à nos jours.
De moment en moment, au reste, tous les accidents de la côte nous apparaissaient plus visibles; les villages se détachaient en blanc sur le fond verdâtre du terrain; nous commencions à apercevoir l'antique Scylla, ce monstre au buste de femme et à la ceinture entourée de chiens dévorants, si redoutée des anciens matelots, et que le divin Hélénus avait tant recommandé à énée de fuir. Quant à nous, nous fûmes moins prudents que le héros troyen, quoique nous vinssions comme lui d'échapper à une tempête. La mer était redevenue tout à fait calme, les aboiements des chiens avaient cessé pour faire place au bruit de la mer, qui se brisait contre le rivage; la Scylla moderne nous apparaissait dans son pittoresque développement, avec ses roches antiques surmontées d'une forteresse bâtie par Murât, et sa cascade de maisons qui descend du haut de la montagne jusqu'à la mer, comme un troupeau qui court à l'abreuvoir. Je demandai alors au capitaine si l'on ne pourrait pas diminuer la rapidité de notre course pour me laisser le temps de reconnaître, ma carte à la main, toutes ces villes aux noms sonores et poétiques; ma demande cadrait à merveille avec ses intentions. Notre speronare, trop fier et trop coquet pour entrer à Messine tout endolori qu'il était encore par l'orage, avait besoin de s'arrêter lui-même un instant pour qu'on rajustât son antenne brisée et qu'on le couvrît de voiles neuves. On mit en panne pour que les matelots fissent plus tranquillement leur besogne. Je pris mon album et jetai mes notes; Jadin prit son carton et se mit à croquer la côte. Deux ou trois heures se passèrent ainsi, rapides et occupées; puis, chacun ayant fini son affaire, on remit le cap sur Messine, et le petit bâtiment fendit de nouveau la mer avec la rapidité d'un oiseau qui regagne son nid.
La journée s'était écoulée au milieu de tous ces soins, et le soir commençait à descendre. Nous nous approchions de Messine, et je me souvenais de la prophétie du pilote, qui nous avait annoncé que deux heures après l'Ave Maria nous serions arrivés à notre destination. Cela me rappela que depuis notre départ je n'avais vu aucun de nos matelots remplir ostensiblement les devoirs de la religion, que ces enfants de la mer regardent cependant comme sacrés. Il y avait plus: une petite croix de bois d'olivier incrusté de nacre, pareille à celles que fabriquent les moines du Saint-Sépulcre, et que les pèlerins rapportent de Jérusalem, avait disparu de notre cabine, et je l'avais retrouvée à la proue du bâtiment, au-dessous d'une image de la Madone du pied de la grotte, sous l'invocation de laquelle notre petit bâtiment était placé. Après m'être informé s'il y avait eu un motif particulier pour changer cette croix de place, et avoir appris que non, je l'avais reprise où elle était, et l'avait rapportée dans la cabine, où elle était restée depuis lors; on a vu comment la madone, reconnaissante sans doute, nous avait protégés à l'heure du danger.
En ce moment je me retournai, et j'aperçus le capitaine près de nous.
-Capitaine, lui dis-je, il me semble que, sur tous les bâtiments napolitains, génois ou siciliens, lorsque vient l'heure de l'Ave Maria, on fait une prière commune: est-ce que ce n'est pas votre habitude à bord du speronare?
-Si fait, excellence, si fait, reprit vivement le capitaine; et s'il faut vous le dire, cela nous gêne même de ne pas la faire.
-Eh! qui diable vous en empêche?
-Excusez, excellence, reprit le capitaine; mais comme nous conduisons souvent des Anglais qui sont protestants, des Grecs qui sont schismatiques, et des Français qui ne sont rien du tout, nous avons toujours peur de blesser la croyance ou d'exciter l'incrédulité de nos passagers, par la vue de pratiques religieuses qui ne seraient pas les leurs. Mais quand les passagers nous autorisent à agir chrétiennement, nous leur en avons une grande reconnaissance; de sorte que, si vous le permettez...
-Comment donc, capitaine! je vous en prie; et si vous voulez commencer tout de suite, il me semble que, comme il est près de huit heures...

Le capitaine regarda sa montre; puis, voyant qu'il n'y avait effectivement pas de temps à perdre:
-L'Ave Maria, dit-il à haute voix.

A ces mots, chacun sortit des écoutilles, et s'élança sur le pont. Plus d'un sans doute avait déjà commencé mentalement la Salutation angélique, mais chacun s'interrompit aussitôt pour venir prendre sa part de la prière générale.
D'un bout à l'autre de l'Italie, cette prière, qui tombe à une heure solennelle, clôt la journée et ouvre la nuit. Ce moment de crépuscule, plein de poésie partout, s'augmente encore sur la mer d'une sainteté infinie. Cette mystérieuse immensité de l'air et des flots, ce sentiment profond de la faiblesse humaine comparée au pouvoir omnipotent de Dieu, cette obscurité qui s'avance, et pendant laquelle le danger, présent toujours, va grandir encore, tout cela prédispose le coeur à une mélancolie religieuse, à une confiance sainte qui soulève l'âme sur les ailes de la foi. Ce soir-là surtout, le péril auquel nous venions d'échapper, et que nous rappelaient de temps en temps une vague houleuse ou des mugissements lointains; tout inspirait à l'équipage et à nous-mêmes un recueillement profond. Au moment où nous nous rassemblions sur le pont, la nuit commençait à s'épaissir à l'orient; les montagnes de la Calabre et la pointe du cap de Pelore perdaient leur belle couleur bleue pour se confondre dans une teinte grisâtre qui semblait descendre du ciel comme s'il en fût tombé une fine pluie de cendres, tandis qu'à l'occident, un peu à droite de l'archipel de Lipari, dont les îles aux formes bizarres se détachaient avec vigueur sur un horizon de feu, le soleil élargi et barré de longues bandes violettes commençait à tremper le bord de son disque dans la mer Tyrrhénienne, qui, étincelante et mobile, semblait rouler des flots d'or fondu. En ce moment le pilote se leva derrière la cabine, prit dans ses bras le fils du capitaine qu'il posa à genoux sur l'estrade qu'elle formait, et, abandonnant le gouvernail comme si le bâtiment était suffisamment guidé par la prière, il soutint l'enfant afin que le roulis ne lui fît pas perdre l'équilibre. Ce groupe singulier se détacha aussitôt sur un fond doré, pareil à une peinture de Giovanni Fiesole, ou de Benozzo Gozzoli; et d'une voix si faible qu'elle arrivait à peine jusqu'à nous, et qui cependant venait de monter jusqu'à Dieu, commença de réciter la prière virginale que les matelots écoutaient à genoux, et nous inclinés.
Voilà de ces souvenirs pour lesquels le pinceau est inhabile et la plume insuffisante; voilà de ces scènes qu'aucun récit ne peut rendre, qu'aucun tableau ne peut reproduire, parce que leur grandeur est tout entière dans le sentiment intime des acteurs qui l'accomplissent. Pour le lecteur de voyages ou l'amateur de marines, ce ne sera jamais qu'un enfant qui prie, des hommes qui répondent et un navire qui flotte; mais pour quiconque aura assisté à une pareille scène, ce sera un des plus magnifiques spectacles qu'il aura vus, un des plus magnifiques souvenirs qu'il aura gardés; ce sera la faiblesse qui prie, l'immensité qui regarde, et Dieu qui écoute.
La prière finie, chacun s'occupa de la manoeuvre. Nous approchions de l'entrée du détroit; après avoir côtoyé Scylla, nous allions affronter Charybde. Le phare venait de s'allumer au moment même où le soleil s'était éteint. Nous voyions, de minute en minute, éclore comme des étoiles les lumières de Solano, de Scylla et de San-Giovanni; le vent, qui selon la superstition des marins, avait suivi le soleil, nous était aussi favorable que possible, de sorte que, vers les neuf heures, nous doublâmes le phare et entrâmes dans le détroit. Une demi-heure après, comme l'avait prédit notre vieux pilote, nous passions sans accident sur Charybde, et nous jetions l'ancre devant le village Della Pace.
Il était trop tard pour prendre la patente, et nous ne pouvions descendre à terre sans avoir rempli cette formalité. La crainte du choléra avait rendu la surveillance des côtes très active: il ne s'agissait de rien moins que d'être pendu en cas de contravention: de sorte qu'arrivés à peine à cinquante pas de leurs familles, nos matelots ne pouvaient, après deux mois d'absence, embrasser ni leurs femmes ni leurs enfants. Cependant, la vue du pays natal, notre heureuse arrivée malgré la tempête, le plaisir promis pour le lendemain, avaient chassé les souvenirs tristes, et presque aussitôt les coeurs naïfs de ces braves gens s'étaient ouverts à toutes les émotions joyeuses du retour. Aussi, à peine le speronare était-il à l'ancre et les voiles étaient-elles carguées, que le capitaine, qui l'avait fait arrêter juste en face de sa maison, et le plus près possible du rivage, poussa un cri de reconnaissance. Aussitôt, la fenêtre s'ouvrit; une femme parut; deux mots furent échangés seulement à terre et à bord: Giuseppe! Maria!
Au bout de cinq minutes le village était en révolution. Le bruit s'était répandu que le speronare était de retour, et les mères, les filles, les femmes et les fiancées, étaient accourues sur la plage, armées de torches. De son côté, tout l'équipage était sur le pont; chacun s'appelait, se répondait; c'étaient des questions, des demandes, des réponses qui se croisaient avec une telle rapidité et une telle confusion, que je ne comprenais pas comment chacun pouvait distinguer ce qui lui revenait en propre de ce qui était adressé à son voisin. Et cependant tout se démêlait avec une incroyable facilité; chaque parole allait trouver le coeur auquel elle était adressée; et comme aucun accident n'avait attristé l'absence, la joie devint bientôt générale et se résuma dans Pietro, qui commença, accompagné par le sifflement de Filippo, à danser la tarentelle, tandis qu'à terre sa maîtresse, suivant son exemple, se mit à se trémousser de son côté. C'était bien la chose la plus originale que cette danse exécutée, moitié à bord, moitié sur le rivage. Enfin, les gens du village s'en mêlèrent; l'équipage, de son côté, ne voulut pas demeurer en reste, et, à l'exception de Jadin et de moi, le ballet devint général. Il était en pleine activité, lorsque nous vîmes sortir du port de Messine une véritable flotte de barques portant toutes à leurs proues un foyer ardent. Une fois au-delà de la citadelle, elles s'étendirent en ligne sur un espace d'une demi-lieue à peu près, puis, rompant leurs rangs, elles se mirent à sillonner le détroit en tous sens, n'adoptant aucune direction, aucune allure régulière; on eût dit des étoiles qui avaient perdu leur route et qui se croisaient en filant. Comme nous ne comprenions absolument rien à ces évolutions étranges, nous profitâmes d'un moment où Pietro épuisé reprenait des forces, assis les jambes croisées sur le pont, et nous l'appelâmes. Il se leva d'un seul bond et vint à nous.
-Eh bien! Pietro, lui dis-je, nous voilà donc arrivés?
-Comme vous voyez, excellence, à l'heure que le vieux a dite; il ne s'est pas trompé de dix minutes.
-Et nous sommes content?
-Un peu. On va revoir sa petite femme.
-Dites-nous donc, Pietro, repris-je, ce que c'est que toutes ces barques.
-Tiens, dit Pietro, qui ne les avait pas aperçues, tant ses yeux étaient attirés d'un autre côté; tiens, la pêche au feu! Au fait, c'est le bon moment. Voulez-vous la faire?
-Mais certainement, m'écriai-je, me rappelant l'excellente partie de ce genre que nous avions faite sur les côtes de Marseille avec Méry, monsieur Morel et toute sa charmante famille; est-ce qu'il y a moyen?
-Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.
-Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et les rameurs.
-Giovanni! Filippo! Ohé! les autres, voilà du macaroni qui nous tombe du ciel.

Les deux matelots accoururent. Giovanni, comme on se le rappelle, était le harponneur en titre. Lorsque Pietro leur eut dit ce dont il s'agissait, il cria deux ou trois paroles explicatives à sa maîtresse, et disparut sous le pont.
En effet, à mesure que les barques se rapprochaient de nous, nous commencions à distinguer, tout couvert d'un reflet rougeâtre, et pareil à un forgeron près d'une forge, le harponneur, son arme à la main, et derrière lui, dans l'ombre, les rameurs pressant ou ralentissant le mouvement de leurs avirons, selon le commandement qu'ils recevaient. Presque toutes ces barques étaient montées par des jeunes gens et des jeunes femmes de Messine; et, pendant les mois d'août et de septembre, le détroit illuminé a giorno, comme on dit en Italie, est tous les soirs témoin de ce singulier spectacle. De son côté, Reggio ouvre quotidiennement aussi son port à de pareilles expéditions, de sorte que, des côtes de la Sicile aux côtes de la Calabre, la mer est littéralement couverte de feux follets qui, vus du haut des montagnes bordant chaque rive, doivent former les évolutions les plus bizarres et les dessins les plus fantastiques qu'il soit possible d'imaginer.
Au bout de dix minutes, la chaloupe était prête et portait fièrement à sa proue un grand réchaud de fer dans lequel brûlaient des morceaux de bois résineux. Giovanni nous attendait armé de son harpon, et Pietro et Filippo leurs rames à la main. Nous descendîmes, et nous prîmes place le plus près possible de l'avant. Quant à Milord, comme nous nous rappelions la scène qu'en pareille circonstance il nous avait faite à Marseille, nous le laissâmes à bord.
Il n'y avait au reste aucune variété dans la manière de faire cette pêche. Les poissons, attirés par la lueur de notre feu, comme à la chasse des alouettes par le reflet du miroir, montaient du fond de la mer et venaient à la surface regarder avec une curiosité stupide cette flamme inaccoutumée. C'était ce moment de badauderie que saisissait Giovanni avec une admirable agilité et une adresse parfaite. Nous avions déjà cinq ou six pièces magnifiques, lorsque nous nous joignîmes à la flotte messinoise, et que nous nous perdîmes au milieu d'elle.
La merveilleuse chose que cette mer, qui, la veille, avait voulu nous engloutir dans des gouffres sans fond; qui, à cette heure, nous berçait mollement sur son miroir uni; qui, après un danger, nous offrait un plaisir, et qui feignait elle-même l'oubli, pour nous ôter, à nous, le souvenir! Aussi, comme l'on comprend bien que les marins ne puissent se séparer longtemps de cette capricieuse maîtresse, qui finit presque toujours par les dévorer!
Nous errions depuis une demi-heure à peu près au milieu de ces cris de joie, de ces chants, de ces éclats de rire, de ces démonstrations bruyantes que prodiguent si volontiers les Italiens méridionaux, lorsque d'une barque sans foyer, sans harponneur, et qui venait à nous voilée et mystérieuse, nous entendîmes sortir une harmonie douce et tendre, et qui n'avait rien de commun avec les sons qui nous entouraient. Une voix de femme chantait en s'accompagnant d'une guitare, non plus la mélodieuse chanson sicilienne mais la naïve ballade allemande. Pour la première fois peut-être depuis la chute de la maison de Souabe, le pays habitué aux refrains vifs et gracieux du midi entendait le chant poétique du nord. Je reconnus les stances de Marguerite attendant Faust. D'une main, je fis signe aux rameurs de s'arrêter; de l'autre, à Giovanni de suspendre son exercice, et nous écoutâmes. La barque s'approchait doucement de nous, nous apportant plus distincte, à chaque coup d'aviron, cette ballade allemande si célèbre par sa simplicité:
Rien ne console De son adieu:
Je deviens folle,
Mon Dieu! mon Dieu!

Mon âme est vide,
Mon coeur est sourd;
J'ai l'oeil livide
Et le front lourd.

Ma pauvre tête Est à l'envers:
Adieu la fête
De l'Univers!

En sa présence
Le monde est beau,
En son absence
C'est un tombeau.

A la fenêtre
Son oeil distrait
Me voit paraître
Dès qu'il paraît.

Sa voix m'emporte
Dedans, dehors;
Qu'il entre ou sorte,
J'entre ou je sors.

Joyeuse ou sombre,
Selon sa loi
Je suis son ombre
Et non plus moi.

Et dans ma fièvre
Je crois parfois
Sentir sa lèvre,
Ouïr sa voix.

Et murmurante,
De mots d'amour,
Pâle et mourante.
J'attends qu'un jour

Sa bouche en flamme
Vienne épuiser
Toute mon âme
Dans un baiser!

Rien ne console De son adieu:
Oh! je suis folle
Mon Dieu! mon Dieu!

La barque passa près de nous, nous jetant cette suave émanation germanique. Je fermai les yeux, et je crus descendre encore le cours rapide du Rhin; puis la mélodie s'éloigna. On avait fait silence pour la laisser passer; une fois perdue dans le lointain, la bruyante hilarité italienne se ranima. Je rouvris les yeux, et je me retrouvai en Sicile, croyant avoir fait, comme Hoffmann, quelque songe fantastique. Le lendemain, le songe me fut expliqué lorsque je vis sur l'affiche du théâtre de l'Opéra le nom de mademoiselle Schulz.
Cependant la nuit s'avançait, les barques devenaient de plus en plus rares. A chaque instant il en disparaissait quelques-unes derrière l'angle de la citadelle; les lumières éparses sur la rive s'éteignaient elles-mêmes comme s'étaient éteintes les lumières errantes sur la mer. Nous commencions à sentir nous-mêmes toute la fatigue de la nuit et de la journée de la veille: nous reprîmes donc la route de notre bâtiment, et, lorsque nous y arrivâmes, nous pûmes voir, du haut du pont, le détroit entier rentré dans l'obscurité, depuis Reggio jusqu'à Messine, et tout s'éteindre, à l'exception du phare qui, pareil au bon génie de ces parages, veille incessamment jusqu'au jour, une flamme au front.
Le lendemain, nous nous éveillâmes avec le jour: ses premiers rayons nous montrèrent la reine du détroit, la seconde capitale de la Sicile, Messine la Noble, que sa situation merveilleuse, ses sept portes, ses cinq places, ses six fontaines, ses vingt-huit palais, ses quatre bibliothèques, ses deux théâtres, son port et son commerce, qui impriment le mouvement à une population de soixante-dix mille âmes, rendent, malgré la peste de 1742 et le terrible tremblement de terre de 1783, une des plus florissantes et des plus gracieuses cités du monde. Cependant, de l'endroit où nous étions, c'est-à-dire à vingt-cinq ou trente pas du rivage, en face du village Della Pace, nous ne pouvions avoir de cette vue qu'une idée imparfaite; mais, dès que nous eûmes levé l'ancre et gagné le milieu du détroit, Messine nous apparut dans toute sa majesté.
Peu de situations sont pareilles à celle de Messine, porte puissante de deux mers, par laquelle on ne peut passer de l'une à l'autre que sous son bon plaisir royal. Adossée à des coteaux merveilleusement accidentés, couverts de figues d'Inde, de grenadiers et de lauriers rosés, elle a en face d'elle la Calabre. Derrière la ville se levait le soleil qui, à mesure qu'il montait sur l'horizon, colorait le panorama qu'il éclairait des plus capricieuses couleurs. A la droite de Messine, s'étend la mer d'Ionie, à sa gauche la mer Tyrrhénienne.
Nous continuions toujours d'avancer, sans plus de mouvement que si nous voguions sur un large fleuve; et à mesure que nous avancions. Messine s'offrait à nous dans ses moindres détails, développant à nos yeux son quai magnifique, qui se recourbe comme une faux jusqu'au milieu du détroit, et forme un port presque fermé. Cependant, au milieu de cette splendeur, une chose singulière donnait un aspect étrange à la ville: toutes les maisons de la Marine, c'est ainsi que l'on nomme le quai qui sert en même temps de promenade, étaient uniformes de hauteur et, comme les maisons de la rue de Rivoli, bâties sur un même modèle, mais inachevées et élevées de deux étages seulement. Les colonnes, coupées à moitié, sont veuves du troisième, qui semble avoir été d'un bout à l'autre de la ville enlevé par un coup de sabre. J'interrogeai alors Pietro, notre cicerone maritime. Il m'apprit que le tremblement de terre de 1783 ayant abattu toute la ville, les familles ruinées par cet accident ne faisaient rebâtir que ce qui leur était strictement nécessaire, et que peu à peu, d'ici à cinquante autres années, la rue s'achèverait. Je me contentai de cette réponse, qui me parut au reste assez plausible.
Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique, et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des novateurs.
A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées, que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant, soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même, de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied, mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.
Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son passeport: Monsieur Guichard et son domestique; puis il était allé porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté à ces cinq mots: Monsieur Guichard et son domestique, ces deux autres mots: nommé Bajocco. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien; mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé, et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai, il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel. Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les diables, et j'entrai.
Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement: c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi, l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du port.
Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres, les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons commencèrent à trembler comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.
La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd; la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme s'affaissait, et que le palais royal, les maisons de la Marine, douze couvents et cinq églises, étaient comme sapés à leurs bases et s'abîmaient du faîte aux fondements. La durée des deux premiers tremblements de terre avait été de quatre et de six secondes, la dernière fut de quinze.
Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre. Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines. Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines; c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus d'un an pour disparaître.
Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie, qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses, quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines, afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.
Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols, n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant, quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.
La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des lambeaux enrichis d'incrustations en marbres de différentes couleurs, portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond: celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.
A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans l'incendie de 1232.
En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses. Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde; cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par quatre femmes ravissantes de morbidezza, entre lesquelles des têtes de dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de la mythologie.
Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville:
si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même temps gendarme et tailleur pour femmes.
Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur d'un quart de lieue.
Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je, trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés, portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus magnifiques chevaux.
En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes notre capitaine qui nous attendait. Nous lui demandâmes des nouvelles de Cama. Le pauvre diable était en prison et se réclamait de nous. Malheureusement il était trop tard pour faire des démarches le soir même, les autorités napolitaines étant de toutes les autorités que je connaisse celles qu'il est le plus imprudent de déranger hors des heures qu'elles daignent employer à la vexation des voyageurs. Force nous fut, en conséquence, de remettre la chose au lendemain. D'ailleurs, j'avais pour le moment une préoccupation bien autrement sérieuse. Jadin, qui s'était trouvé souffrant dans la journée, et qui m'avait quitté au milieu de mes courses à travers la ville pour rentrer à l'hôtel, était réellement indisposé. J'appelai le maître de l'hôtel, je lui demandai l'adresse du meilleur médecin de la ville, et le capitaine courut le chercher.
Un quart d'heure après, le capitaine revint avec le docteur: c'était un de ces bons médecins comme je croyais qu'il n'en existait plus que dans les comédies de Dorat et de Marivaux, avec une perruque toute tirebouchonnée, et un jonc à pomme d'or. Notre Esculape reconnut immédiatement tous les symptômes d'une fièvre cérébrale parfaitement constituée, et ordonna une saignée. Je fis aussitôt apporter linge et cuvette, et voyant qu'il se levait pour se retirer, je lui demandai s'il ne pratiquerait pas l'opération lui-même; mais il me répondit, avec un air plein de majesté, qu'il était médecin et non barbier, et que je n'avais qu'à aller chercher un saigneur pour exécuter son ordonnance. Heureux pays où il y a encore des Figaro autre part qu'au théâtre!
Je ne tardai point à trouver ce que je cherchais. Outre les deux plats à barbe pendus au-dessus de la porte, et le consilio manuque qui devait guider le comte Almaviva, le frater messinois avait une enseigne spéciale représentant un homme saigné aux quatre membres, dont le sang rejaillissait symétriquement dans une énorme cuvette, et qui se renversait sur sa chaise en s'évanouissant. Le prospectus n'était pas attrayant; et si c'eût été Jadin lui-même qui eût été en quête de l'honorable industriel que réclamait sa position, je doute qu'il eût donné la préférence à celui-là; mais comme je comptais bien ne le laisser saigner que d'un membre, je pensai qu'il en serait quitte pour un quart de syncope.
En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue, trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait. J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin, j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.
Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.
La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.
Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan
tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui
demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne
sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»
-Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour qu'on ne vienne pas quand j'appelle.
-Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.
-Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les sert?
-Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.
-C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.

Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi, qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans aucun doute d'excellentes affaires à Messine.
L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante, je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il marquait trente degrés.
Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes (et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes, roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.
J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit; j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai, et me mis en quête du docteur.
Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et j'aperçus mon homme étendu sur son lit.
J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.
-Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté, vous voilà, que voulez-vous?
-Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va pas mieux à ce qu'il me semble.
-Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais c'est impossible.
-Comment, impossible!

Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.
-Tenez, me dit-il, ma canne sue.

En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a d'action, même sur les choses inanimées.
-Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.
-Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin, il n'y a que des malades.

Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que, si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre le mur.
-Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?
-Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce serait à vous de l'aller soigner.
-Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?
-Bien pis que cela, il a le sirocco.

Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.

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