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Chapitre XIII
Le souterrain

Dieu garda don Ferdinand et Peppino de toute mauvaise rencontre, et au point du jour ils arrivèrent à Belvédère.
Sans entrer au village, ils se dirigèrent à l'instant vers la petite porte du jardin, enfermèrent les chevaux dans l'écurie, prirent les torches, la pince, les tenailles et la lime, et s'avancèrent vers la chapelle. Comme des craintes superstitieuses continuaient d'en écarter les visiteurs, ils ne rencontrèrent personne sur la route et y entrèrent sans être vus.
L'impression fut profonde pour don Ferdinand quand il se retrouva là où il avait éprouvé de si violentes émotions et couru un si terrible danger; il ne s'en avança pas moins d'un pas ferme vers la porte secrète, mais sur sa route, il reconnut les traces du sang desséché de Cantarello, qui rougissait encore les dalles de marbre dans toute la partie du pavé voisine de la colonne au pied de laquelle il était tombé. Don Ferdinand se détourna avec un frémissement involontaire, décrivit un cercle en regardant de côté et en silence cette trace que la mort avait laissée en passant, puis il alla droit à la porte secrète, qui s'ouvrit sans difficulté. Arrivés là, les deux jeunes gens allumèrent chacun une torche, continuèrent leur chemin, descendirent l'escalier, et trouvèrent la seconde porte; en un instant elle fut enfoncée; mais, en s'ouvrant, elle livra passage à une odeur tellement méphitique, que tous deux furent obligés de faire quelques pas en arrière pour respirer. Don Ferdinand ordonna alors au jardinier de remonter et de maintenir la première porte ouverte, afin que l'air extérieur pût pénétrer sous ces voûtes souterraines. Peppino remonta, fixa la porte et redescendit. Déjà don Ferdinand, impatient, avait continué son chemin, et de loin Peppino voyait briller la lumière de sa torche; tout à coup le jardinier entendit un cri, et s'élança vers son maître. Don Ferdinand se tenait appuyé contre une troisième porte qu'il venait d'ouvrir; un spectacle si effroyable s'était offert à ses regards, qu'il n'avait pu retenir le cri qui lui était échappé et auquel était accouru Peppino.
Cette troisième porte ouvrait un caveau à voûte basse qui renfermait trois cadavres: celui d'un homme scellé au mur par une chaîne qui lui ceignait le corps, celui d'une femme étendue sur un matelas, et celui d'un enfant de quinze ou dix-huit mois, couché sur sa mère.
Tout à coup les deux jeunes gens tressaillirent; il leur semblait qu'ils avaient entendu une plainte.
Tous deux s'élancèrent aussitôt dans le caveau: l'homme et la femme étaient morts, mais l'enfant respirait encore; il avait la bouche collée à la veine du bras de sa mère et paraissait devoir cette prolongation d'existence au sang qu'il avait bu. Cependant il était d'une faiblesse telle, qu'il était évident que, si de prompts secours ne lui étaient prodigués, il n'y avait rien à faire; la femme paraissait morte depuis plusieurs heures, et l'homme depuis deux ou trois jours.
La décision de don Ferdinand fut rapide et telle que le commandait la gravité de la circonstance; il ordonna à Peppino de prendre l'enfant; puis, s'étant assuré qu'il ne restait dans ce fatal caveau aucune autre créature ni morte, ni vivante, à l'exception de l'homme et de la femme, qui leur étaient inconnus à tous deux, il repoussa la porte, sortit vivement du souterrain, referma l'issue secrète, et, suivi de Peppino, s'achemina vers le village de Belvédère. Le long du chemin, Peppino cueillit une orange, et en exprima le jus sur les lèvres de l'enfant, qui ouvrit les yeux et les referma aussitôt en y portant les mains et en poussant un gémissement, comme si le jour l'eût douloureusement ébloui; mais, comme en même temps il ouvrait sa bouche haletante, Peppino renouvela l'expérience, et l'enfant, quoique gardant toujours les yeux fermés, sembla revenir un peu à lui.
Don Ferdinand se rendit droit chez le juge, et lui raconta mot pour mot ce qui venait d'arriver, en lui montrant l'enfant près d'expirer comme preuve de ce qu'il avançait, et en le sommant de le suivre à la chapelle pour dresser procès-verbal et reconnaître les morts; puis, accompagné du juge, il se rendit chez le médecin, laissa l'enfant à la garde de sa femme, et tous quatre retournèrent à la chapelle.
Tout était resté dans le même état depuis le départ de Ferdinand et de Peppino. On commença le procès-verbal.
Le cadavre enchaîné au mur était celui d'un homme de trente-cinq à trente-six ans, qui paraissait avoir effroyablement lutté pour briser sa chaîne, car ses bras crispés étaient encore étendus dans la direction de la bouche de sa femme: ses bras étaient couverts de ses propres morsures, mais ces morsures étaient des marques de désespoir plus encore que de faim. Le médecin reconnut qu'il devait être mort depuis deux jours à peu près. Cet homme lui était totalement inconnu ainsi qu'au juge.
La femme pouvait avoir vingt-six à vingt-huit ans. Sa mort à elle paraissait avoir été assez douce; elle s'était ouvert la veine avec une aiguille à tricoter, sans doute pour prolonger l'existence de son enfant, et était morte d'affaiblissement, comme nous l'avons déjà dit. Le médecin jugea qu'elle était expirée depuis quelques heures seulement. Ainsi que l'homme, elle paraissait étrangère au village, et ni le médecin ni le juge ne se rappelèrent avoir jamais vu sa figure.
Auprès de la tête de la femme, et contre la muraille, était une chaise brisée et recouverte d'un jupon. Le juge leva cette chaise, et l'on s'aperçut alors qu'elle avait été mise là pour cacher un trou pratiqué au bas de la muraille. Ce trou était assez large pour qu'une personne y pût passer, mais il s'arrêtait à quatre ou cinq pieds de profondeur. Examen fait de ce trou, il fut reconnu qu'il avait dû être creusé à l'aide d'un instrument de bois que les femmes siciliennes appellent mazzarello; c'est le même que nos paysannes placent dans leur ceinture et qui leur sert à soutenir leur aiguille à tricoter. Au reste, telle est la puissance de la volonté, telle est la force du désespoir, que l'on retrouva sous le matelas plusieurs pierres énormes arrachées des fondations du mur, et qui en avaient été extraites par cette femme sans autre aide que celle de ses mains et de cet outil. La terre était, ainsi que les pierres, recouverte par le matelas, afin sans doute de les cacher aux yeux de ceux qui gardaient les prisonniers.
La visite continua. On trouva dans un enfoncement de la muraille une bouteille où il y avait eu de l'huile, une jarre où il y avait eu de l'eau, une lampe éteinte et un gobelet de fer-blanc. Un autre enfoncement du mur était noirci par la calcination, et annonçait que plusieurs fois on avait dû allumer du feu en cet endroit, quoiqu'il n'y eût aucun conduit par lequel pût s'échapper la fumée.
Une table était dressée au milieu de ce caveau. En s'asseyant devant cette table pour écrire, le juge vit un second gobelet d'étain dans lequel était une liqueur noire; près du gobelet était une plume, et par terre trois ou quatre feuillets de papier. On s'aperçut alors que ces feuillets étaient écrits d'une écriture fine et menue, sans orthographe, et cependant assez lisible. Aussitôt on se mit à la recherche des autres morceaux de papier que l'on pourrait trouver encore, et l'on en découvrit deux nouveaux dans la paille qui était sous le cadavre de l'homme. Ces feuillets de papier ne paraissaient point avoir été cachés là avec intention; mais bien plutôt être tombés par accident de la table, et avoir été éparpillés avec les pieds. Comme les feuillets étaient paginés, on les réunit, on les classa, et voici ce qu'on lut:
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
J'ai écrit ces lignes dans l'espérance qu'elles tomberont entre les mains de quelque personne charitable. Quelle que soit cette personne, nous la supplions, au nom de ce qu'elle a de plus cher en ce monde et dans l'autre, de nous tirer du tombeau où nous sommes enfermés depuis plusieurs années, mon mari, mon enfant et moi, sans avoir mérité aucunement cet effroyable supplice.
Je me nomme Teresa Lentini, je suis née à Taormine, je dois avoir maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Depuis le moment où nous sommes enfermés dans le caveau où j'écris, je n'ai pu compter les heures, je n'ai pu séparer les jours des nuits, je n'ai pu mesurer le temps. Il y a bien longtemps que nous y sommes; voilà tout ce que je sais.
J'étais à Catane, chez le marquis de San-Floridio, où j'avais été placée comme soeur de lait de la jeune comtesse Lucia. La jeune comtesse mourut en 1798, je crois; mais la marquise, à qui je rappelais sa fille bien-aimée, voulut me garder auprès d'elle. Elle mourut à son tour, cette bonne et digne marquise; Dieu veuille avoir son âme, car elle était aimée de tout le monde.
Je voulus alors me retirer chez ma mère, mais le marquis de San-Floridio ne le permit pas. Il avait près de lui, à titre d'intendant, un homme dont les ancêtres, depuis quatre ou cinq générations, avaient été au service de ses aïeux, qui connaissait toute sa fortune, qui savait tous ses secrets; un homme dans lequel il avait la plus grande confiance enfin. Cet homme se nommait GaĆ«tano Cantarello. Il avait résolu de me marier à cet homme, afin, disait-il, que nous puissions tous deux demeurer près de lui jusqu'à sa mort.
Cantarello était un homme de vingt-huit à trente ans, beau, mais d'une figure un peu dure. Il n'y avait rien à dire contre lui; il paraissait honnête homme; il n'était ni joueur ni débauché. Il avait hérité de son père, et reçu des bontés du marquis une somme considérable pour un homme de sa condition; c'était donc un parti avantageux, eu égard à ma pauvreté. Cependant, lorsque le marquis de San-Floridio me parla de ce projet, je me mis malgré moi à frémir et à pleurer; il y avait dans le froncement des sourcils de cet homme, dans l'expression sauvage de ses yeux, dans le son âpre de sa voix, quelque chose qui m'effrayait instinctivement. J'entendais dire, il est vrai, à toutes mes compagnes que j'étais bien heureuse d'être aimée de Cantarello, et que Cantarello était le plus bel homme de Messine. Je me demandais donc intérieurement si je n'étais pas une folle de juger seule ainsi mon fiancé, tandis que tout le monde le voyait autrement. Je me reprochais donc d'être injuste pour le pauvre Cantarello. Et, à mes yeux, le reproche que je me faisais était d'autant plus fondé, que, si j'avais un sentiment de répulsion instinctive pour Cantarello, je ne pouvais me dissimuler que j'éprouvais un sentiment tout contraire pour un jeune vigneron des environs de Paterno, nommé Luigi Pollino, lequel était mon cousin. Nous nous aimions d'amitié depuis notre enfance, et nous n'aurions pas su dire nous-mêmes depuis quelle époque cette amitié s'était changée en amour.
Notre désespoir à tous deux fut grand, lorsque le marquis m'eut fait part de ses projets sur moi et Cantarello; d'autant plus que ma mère, qui voyait là un mariage comme je ne pouvais jamais espérer d'en faire un, disait-elle, abandonna entièrement les intérêts du pauvre Luigi pour prendre ceux du riche intendant, et me signifia de renoncer à mon cousin pour ne plus penser qu'à son rival.
Nous étions arrivés au commencement de l'année 1783, et le jour de notre mariage était fixé pour le 15 mars, lorsque le 5 février, de terrible mémoire, arriva. Toute la journée du 4, le sirocco avait soufflé, de sorte que chacun était endormi dans la torpeur que ce vent amène avec lui. Le marquis de San-Floridio était retenu par la goutte dans son appartement, où il était couché sur une chaise longue. Je me tenais dans la chambre voisine, afin d'accourir à sa première demande, si par hasard il avait besoin de quelque chose, lorsque tout à coup un bruit étrange passa dans l'air, et le palais commença de vaciller comme un vaisseau sur la mer. Bientôt le mur qui séparait ma chambre de celle du marquis se fendit à y passer la main, tandis que le mur parallèle s'écroulait et que le plafond, cessant d'être soutenu de ce côté, s'abaissait jusqu'à terre. Je me jetai du côté opposé pour éviter le coup, et je me trouvai prise comme sous un toit; en même temps, j'entendis un grand cri dans la chambre du marquis. J'étais près de cette gerçure qui s'était faite dans la muraille; j'y appliquai mon oeil. Une poutre en tombant avait frappé le marquis à la tête, et il avait roulé de sa chaise longue à terre, tout étourdi. J'allais essayer de courir à son aide lorsque, par la porte de la chambre opposée à celle où je me trouvais, je vis entrer Cantarello dans l'appartement du marquis. A la vue de son maître évanoui, sa figure prit une expression si étrange, que j'en frémis de terreur. Il regarda autour de lui s'il était bien seul; puis, assuré que personne n'était là, il s'élança sur son maître; je crus d'abord que c'était pour le secourir, mais je fus détrompée, il détacha la cordelière qui nouait la robe de chambre du marquis, la roula autour de son cou; puis, lui appuyant le genou sur la poitrine, il l'étrangla. Dans son agonie, le marquis rouvrit les yeux, et sans doute il reconnut son assassin, car il étendit vers lui les deux mains jointes. Je poussai un cri involontaire. Cantarello leva la tête.-Y a-t-il quelqu'un ici? dit-il d'une voix terrible. C'est alors que je vis dans toute leur expression de férocité ce froncement de sourcil, ce regard, qui m'avaient, même sur son visage calme, toujours effrayée. Tremblante et presque morte de peur, je me tus et m'affaissai sur moi-même. Au bout d'un instant, ne voyant paraître personne, je me relevai, je rapprochai de nouveau mon oeil de l'ouverture, car j'avais oublié le danger que je courais moi-même en restant dans un palais qui pouvait achever de s'écrouler d'un moment à l'autre, tant j'étais retenue et fascinée en quelque sorte par la scène terrible qui venait de se passer devant moi. Le marquis était étendu par terre sans mouvement et paraissait mort. Cantarello était debout devant un secrétaire que chacun de nous savait être plein d'or et de billets, car jamais on n'y laissait la clef, et nous n'ignorions pas que cette clef ne quittait pas le marquis. L'intendant prenait l'or et les billets à pleines mains, et les entassait confusément dans les poches de son habit; puis, lorsqu'il eut tout pris, il arracha du lit du marquis le matelas en paille de maïs, renversa le secrétaire sur le matelas, entassa les chaises sur le secrétaire, et, tirant un tison du poêle, il mit le feu à ce bûcher. Bientôt, voyant la flamme grandir, il s'élança par la porte par laquelle il était entré.
Comme ceci est une accusation mortelle que je porte contre une créature humaine, je jure devant Dieu et devant les hommes que mon récit est exact, et que je ne retranche ni n'ajoute rien aux faits qui se sont passés devant moi.
Le marquis était mort; la flamme faisait des progrès effrayants; les secousses ébranlaient le palais à faire croire à chaque instant qu'il allait s'écrouler. L'instinct de la conservation se réveilla en moi; je me traînai hors des décombres qui m'environnaient de tous côtés, je gagnai un escalier que je descendis, comme en un rêve, sans en toucher les marches en quelque sorte. Derrière moi l'escalier s'abîma. Sous le vestibule, je me trouvai face à face avec Cantarello; je jetai un cri; il voulut me prendre par-dessous le bras pour m'entraîner, je m'élançai dans la rue en criant au secours. Les rues étaient pleines de fuyards; je me mêlai à la foule, je me perdis dans ses flots, et je fus poussée par elle et avec elle sur la grande place. J'avais perdu Cantarello de vue, c'était la seule chose que je voulais pour le moment.
Le jour s'écoula au milieu de transes effroyables, puis la nuit vint. La plupart des maisons de Messine étaient en flammes, et l'incendie éclairait les rues et les places d'un jour sombre et effrayant. Cependant, comme avec la nuit un peu de tranquillité était revenue, on comptait les morts par leur absence; on cherchait les vivants; quiconque avait un père, une mère, un frère ou un ami, l'appelait par son nom. Moi, je n'avais personne; ma mère était à Taormine. J'étais assise en silence, ma tête sur mes deux genoux, et revoyant sans cesse l'effroyable scène à laquelle j'avais assisté dans la journée, quand tout à coup j'entendis mon nom prononcé avec un accent de crainte indicible. Je levai la tête, je vis un homme qui courait de groupe en groupe comme un insensé: c'était Luigi. Je me levai, je prononçai son nom; il me reconnut, poussa un cri de joie, bondit jusqu'à moi, me prit dans ses bras et m'emporta comme un enfant. Je me laissai faire; je jetai mes bras autour de son cou, et je fermai les yeux. Tout autour de nous j'entendis des cris de terreur; à travers mes paupières je voyais des lueurs rougeâtres, parfois je sentais la chaleur des flammes; enfin, après une demi-heure environ, le mouvement qui m'emportait se ralentit, puis s'arrêta tout à fait. Je rouvris les yeux; nous étions hors de la ville; Luigi, écrasé de fatigue, était tombé sur un genou et me soutenait sur l'autre. A l'horizon, Messine brûlait et s'écroulait avec d'immenses gémissements. J'étais donc sauvée, j'étais dans les bras de Luigi, j'étais hors de la puissance de cet infâme Cantarello, je le croyais du moins!
Je me relevai vivement:-Je puis marcher, dis-je à Luigi; fuyons, fuyons!
Luigi avait repris haleine; il était aussi ardent à m'emmener que moi à fuir: il me passa son bras autour du corps pour me soutenir, et nous reprîmes notre course. En arrivant à Contessi, nous vîmes un homme qui chassait hors du village à demi écroulé cinq ou six mulets. Luigi s'approcha de lui, lui proposa de lui en acheter un qui était tout sellé; le prix fut arrêté à l'instant. Le mulet payé, Luigi monta dessus; je m'élançai en croupe. Au point du jour, nous arrivâmes à Taormine.
Je courus chez ma mère; elle me croyait perdue, pauvre femme! Je lui dis que le marquis était tué, le palais consumé; je lui dis que je serais morte vingt fois sans Luigi; je me jetai à ses pieds, et lui jurai que je mourrais plutôt que d'appartenir à Cantarello.
Elle m'aimait: elle céda. Luigi entra, elle l'appela son fils, et il fut convenu que le lendemain je deviendrais sa femme.
Ce qui avait surtout rendu ma mère plus facile, c'est que j'avais tout perdu par l'événement qui avait causé la mort du marquis. La position que j'occupais chez lui était au-dessus de celle des serviteurs ordinaires; aussi n'avais-je pas d'appointements fixes. De temps en temps seulement le marquis me faisait quelque cadeau d'argent, que j'envoyais aussitôt à ma mère; puis, outre cela, comme je l'ai dit, il s'était réservé de me doter. Cette dot, je le savais, devait être de 10 000 ducats, mais rien ne constatait cette intention; le marquis n'avait point fait de testament. Cette somme, toute promise qu'elle fût, n'était point une dette. La famille ignorait cette promesse, et pour rien au monde je n'aurais voulu la faire valoir auprès d'elle comme un droit. J'avais donc réellement tout perdu à la mort du marquis, et ma mère, qui avait refusé si opiniâtrement de m'unir à Luigi, était à cette heure, au fond de l'âme, je crois, fort contente qu'il n'eût point changé de sentiments à mon égard, ce qui pouvait fort bien arriver de la part de Cantarello. D'ailleurs elle m'aimait réellement, et elle avait vu mon éloignement pour lui se changer en une insurmontable aversion, elle m'avait entendue lui jurer avec un profond accent de vérité que je mourrais plutôt que d'appartenir à cet homme. Cantarello eût donc été là pour me réclamer, qu'elle m'aurait, je crois, laissée à cette heure libre de choisir entre lui et son rival.
La journée se passa à accomplir, chacun de notre côté, nos devoirs de religion. Le prêtre fut invité à se tenir prêt pour le lendemain, dix heures du matin; nos parents et nos amis furent prévenus que nous devions recevoir la bénédiction nuptiale à cette heure. Quant à Luigi, il n'avait plus depuis longtemps ni père ni mère, et il ne lui restait après eux aucun parent assez proche pour qu'il eût cru devoir le faire prévenir.
C'étaient de tristes auspices pour un mariage. Quoique le tremblement de terre se fît sentir moins vivement à Taormine, assise comme elle est sur un roc, qu'à Messine et à Catane, la ville cependant n'était point exempte de secousses, qui de moment en moment pouvaient devenir plus violentes. Cependant Dieu nous garda pour cette fois, et le jour parut sans qu'il fût survenu un accident sérieux.
Dix heures sonnèrent; nous nous rendîmes à l'église, accompagnés de presque tout le village. En entrant, il me sembla voir un homme caché derrière un pilier, dans la partie la plus sombre et la plus reculée de la chapelle. Si simple et si naturelle que fût la présence d'un curieux de plus, soit instinct, soit pressentiment, à partir de ce moment mes yeux ne se détachèrent plus de cet homme.
La messe commença; mais, à l'instant où nous nous agenouillâmes devant l'autel, l'homme se détacha du pilier, s'avança vers nous, et, se plaçant entre le prêtre et moi:
-Ce mariage ne peut pas s'achever, dit-il.
-Cantarello! s'écria Luigi en portant la main à sa poche pour y chercher son couteau. Je lui saisis le bras avec force, quoique je me sentisse pâlir moi-même.
-Ne troublez pas la cérémonie divine, dit le prêtre, et, qui que vous soyez, retirez-vous.
-Ce mariage ne peut s'achever! répéta, d'une voix plus haute et plus impérieuse encore, Cantarello.
-Et pourquoi? demanda le prêtre.
-Parce que cette femme est la mienne, reprit Cantarello en me désignant du doigt.
-Moi! la femme de cet homme! m'écriai-je; il est fou!
-C'est vous, Teresa, qui êtes folle, reprit froidement Cantarello, ou plutôt qui avez volontairement perdu la mémoire. Ne vous souvenez-vous plus que le marquis de San-Floridio nous avait, depuis longtemps, fiancés l'un à l'autre, et que, la veille même du tremblement de terre, c'est-à-dire le 4 à minuit, nous avons été mariés dans sa chapelle, où il a voulu nous servir de témoin lui-même; mariés par son propre chapelain?

Je jetai un cri de terreur, car je savais que le marquis et le chapelain étaient morts tous deux, et que ni l'un ni l'autre par conséquent ne pouvait porter témoignage en ma faveur.
-Avez-vous commis ce sacrilège, ma fille? demanda avec un dernier air de doute le prêtre en s'avançant vers moi.
-Mon père, m'écriai-je, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous affirme...
-Et moi, dit Cantarello en étendant la main vers l'autel, je vous affirme...
-Pas de parjure, m'écriai-je, pas de parjure! N'avez-vous point déjà assez de crimes dont il vous faut répondre devant Dieu?

Cantarello tressaillit et me regarda fixement, comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de mon âme; mais cette fois, au lieu de me troubler, son regard me donna une force nouvelle, car dans son regard je voyais apparaître un sentiment de terreur. Je profitai de ce moment d'hésitation.
-Mon père, dis-je au prêtre, cet homme est un pauvre fou qui m'a aimée, et je ne puis attribuer le crime dont il a voulu se rendre coupable aujourd'hui qu'à l'excès de son amour. Laissez-moi lui parler, je vous prie, tout bas, près de l'autel, mais en face de vous tous, et j'espère qu'il se repentira et qu'il avouera la vérité.

Cantarello éclata de rire.
-La vérité, s'écria-t-il, je l'ai dite, et il n'y a pas de puissance au monde qui puisse me faire dire autre chose.
-Silence, répondis-je, et suivez-moi.

Dieu me donnait une force inouïe, inconnue, et dont je ne me serais jamais crue capable. Le prêtre était descendu de l'autel; je fis signe à Cantarello de me suivre: il me suivit. Tous les assistants formaient autour de nous un large cercle; Luigi seul se tenait en avant, la main sur son couteau, et ne nous perdant pas des yeux.
-Teresa, me dit Cantarello à voix basse et m'adressant la parole le premier, comme s'il eût craint ce que j'allais dire, pourquoi avez-vous manqué à la parole que vous avez donnée au marquis de San-Floridio? Pourquoi m'avez-vous forcé de recourir à ce moyen?
-Parce que, lui répondis-je en le regardant fixement à mon tour, parce que je ne voulais pas être la femme d'un voleur ni d'un assassin.

Cantarello devint pâle comme la mort; mais cependant, à l'exception de cette pâleur, rien n'indiqua que le coup dont je venais de le frapper eût porté si avant.
-D'un voleur et d'un assassin! répéta-t-il en riant; vous m'expliquerez ces paroles, je l'espère?
-Je n'ai qu'une seule explication à vous donner, répondis-je; j'étais dans la chambre voisine, et à travers une fente de la muraille j'ai tout vu.
-Et qu'avez-vous vu? me demanda Cantarello.
-Je vous ai vu entrer dans la chambre du marquis au moment où il venait d'être blessé par la chute d'une poutre; je vous ai vu vous précipiter sur lui, je vous ai vu l'étrangler avec la cordelière de sa robe de chambre; je vous ai vu forcer le secrétaire et tout prendre, or et billets; puis tirer la paillasse du lit, renverser secrétaire, chaises et canapé, et y mettre le feu avec un tison du poêle. C'est moi qui ai jeté le cri qui vous a fait lever la tête; et quand vous m'avez rencontrée en bas, sous le vestibule, et que je vous ai fui, vous avez cru que j'étais pâle d'effroi, n'est-ce pas? C'était d'horreur.
-Le conte n'est point mal imaginé, reprit Cantarello. Et sans doute vous espérez qu'on le croira?
-Oui; car ce n'est point un conte, mais une terrible réalité.
-Mais la preuve?
-Comment! la preuve?
-Oui, il faudra donner la preuve. Le palais est en feu, le cadavre est consumé, le secrétaire qui contenait cet or prétendu et ces billets supposés est réduit en cendres. Oui, la preuve! la preuve!

Sans doute ce fut Dieu qui m'inspira.
-Vous ignorez donc ce qui s'est passé? lui demandai-je.
-Que s'est-il passé?
-Après votre départ, après que vous eûtes quitté la ville pour aller cacher votre vol dans quelque retraite sûre, les domestiques du marquis se sont réunis, et, dans un moment de tranquillité, sont montés à sa chambre. Le cadavre a été retrouvé intact, déposé dans la chapelle, et la trace de la strangulation peut sans doute encore se voir autour de son cou. Le secrétaire est en cendres, oui; les billets sont brûlés, oui; mais l'or se fond et ne se consume pas. Les domestiques savaient que ce secrétaire était plein d'or; on cherchera les lingots, et les lingots seront absents. Alors, moi, je dirai où ils doivent se trouver, et peut-être, en cherchant bien dans les caves ou dans les jardins de votre maison de Catane, on les trouvera.

Cantarello poussa une espèce de rugissement sourd que moi seule je pus entendre, et je vis qu'il hésitait s'il ne me poignarderait pas tout de suite, au risque de ce qui pourrait en résulter.
-Si vous faites un mouvement, lui dis-en en reculant d'un pas, j'appelle au secours, et vous êtes perdu. Voyez plutôt.

En effet, Luigi et trois autres jeunes gens de nos parents et de nos amis se tenaient tout prêts à s'élancer sur Cantarello au premier signe que je ferais. Cantarello jeta sur eux un regard de côté, vit ces dispositions hostiles, et parut réfléchir un instant.
-Et si je me retire, si je quitte la Sicile, si je vous laisse être heureuse avec votre Luigi?
-Alors je me tairai.
-Qui m'en répondra?
-Mon serment.
-Et votre mari lui-même ignorera ce qui s'est passé?
-Tant que vous nous laisserez tranquilles et que vous ne tenterez pas de troubler notre bonheur.
-Jurez, alors.

J'étendis la main vers l'autel.
-O mon Dieu! dis-je à mi-voix, recevez le serment que je fais de ne jamais dire à âme vivante au monde ce que j'ai vu au palais San-Floridio pendant la journée du 5. écoutez le serment que je fais au meurtrier et au voleur de cacher son crime à tout le monde, comme si j'étais sa complice, et de ne jamais, ni directement ni indirectement, le révéler à personne.
-Même en confession.
-Même en confession; à moins, ajoutai-je, que lui-même ne me dégage de mon serment par quelque persécution nouvelle.
-Jurez par le sang du Christ!
-Par le sang du Christ! je le jure.
-Mon père, dit Cantarello en descendant des marches de l'autel et en s'adressant au prêtre, je suis un pauvre pécheur, pardonnez-moi et priez pour moi; j'avais menti, cette femme est libre.

Puis, ces paroles prononcées du même ton que si le repentir seul les avait fait sortir de sa bouche, Cantarello passa près du groupe de jeunes gens;
Luigi et l'intendant échangèrent un regard, l'un de mépris et l'autre de menace; puis, s'enveloppant de son manteau, Cantarello gagna la porte d'un pas ferme et disparut.
La cérémonie nuptiale, si étrangement et si inopinément interrompue, s'acheva alors sans autre incident.
En rentrant à la maison, Luigi m'interrogea sur ce qui s'était passé entre moi et Cantarello, et me demanda par quelle puissance j'avais pu le faire obéir ainsi; mais je lui répondis que, comme il avait pu le voir, j'avais fait un serment, et que ce serment était celui de me taire. Luigi n'insista point davantage, il savait qu'aucune prière ne pouvait me faire manquer à une promesse si solennellement faite, et je ne m'aperçus jamais qu'il eût gardé de mon refus un mauvais souvenir.
Nous allâmes demeurer dans la maison de Luigi. C'était une jolie petite maison isolée au milieu d'une vigne, à trois quarts de lieue de Paterno, de l'autre côté de la Giavetta, et sur la route de Censorbi. Quant à Cantarello, il avait quitté, disait-on, la Sicile, et personne ne l'avait revu depuis le jour où il était entré dans l'église de Taormine. Rien n'avait transpiré, au reste, ni de l'assassinat, ni du vol, et nul ne soupçonnait que le marquis de San-Floridio n'eût pas été tué accidentellement.
Pendant trois ans, nous fûmes, Luigi et moi, les créatures les plus heureuses de la terre; le seul chagrin que nous eussions éprouvé était la perte de notre premier enfant; mais Dieu nous en avait envoyé un second plein de force et de santé, et nous commencions à oublier cette première perte, quelque douloureuse qu'elle fût. Notre enfant était en nourrice à Feminamorta, petit village situé à deux lieues à peu près de notre maison, et, tous les dimanches, ou nous allions le voir, ou sa nourrice nous l'amenait.
Une nuit, c'était la nuit du 2 au 3 décembre 1787, on frappa violemment à notre porte; Luigi se leva et demanda qui frappait:
-Ouvrez, dit une voix; je viens de Feminamorta, et je suis envoyé par la nourrice de votre enfant.-Je poussai un cri de terreur, car un messager envoyé à cette heure ne présageait rien de bon.

Luigi ouvrit. Un homme vêtu en paysan était debout sur le seuil.
-Que voulez-vous? demanda Luigi. Notre enfant serait-il malade?
-Il a été surpris aujourd'hui à cinq heures par des convulsions, dit le paysan, et la nourrice vous fait dire que, si vous n'accourez pas bien vite, elle a peur que le pauvre innocent ne trépasse sans que vous ayez la consolation de l'embrasser.
-Et un médecin! criai-je, un médecin! ne devrions-nous pas aller chercher un médecin à Paterno?
-C'est inutile, répondit le paysan, cela ne ferait que vous retarder, et celui du village est près de lui.

Et, comme si le paysan eût été pressé lui-même, il reprit en courant le chemin de Feminamorta.
-Si vous arrivez avant nous, cria Luigi au messager, annoncez à la nourrice que nous vous suivons.
-Oui, dit le paysan dont la voix commençait à se perdre dans l'éloignement.

Nous nous habillâmes à la hâte et tout en pleurant; puis, fermant la porte derrière nous, nous prîmes à notre tour la route de Feminamorta; mais, à moitié chemin à peu près, et comme nous traversions un endroit resserré par des rochers, quatre hommes masqués s'élancèrent sur nous, nous renversèrent, nous lièrent les mains, et nous mirent un bâillon dans la bouche et un bandeau sur les yeux. Puis, ayant fait avancer une litière portée à dos de mulets, ils nous firent entrer dedans, Luigi et moi, fermèrent à clef les portières et les volets, et se remirent aussitôt en chemin au grand trot des mules. Nous marchâmes ainsi quatre ou cinq heures à peu près, puis nous nous arrêtâmes; un instant après, la porte de notre litière s'ouvrit, et nous sentîmes, à la fraîcheur qui venait jusqu'à nous, que nous devions être dans quelque grotte; alors on nous débâillonna.
-Où sommes-nous et où nous menez-vous? m'écriai-je aussitôt, tandis que de son côté Luigi faisait à peu près la même question.
-Buvez et mangez, dit une voix qui nous était parfaitement inconnue, tandis qu'on nous déliait les mains, en nous laissant les jambes enchaînées; buvez et mangez, et ne vous occupez pas d'autre chose.

J'arrachai le bandeau qui me couvrait les yeux. Comme je l'avais prévu, nous étions dans une caverne, deux hommes masqués se tenaient chacun à une portière, un pistolet à la main, tandis que deux autres nous tendaient du vin et du pain.
Luigi repoussa le vin et le pain qu'on lui offrait, et fit un mouvement pour délier la corde qui retenait ses jambes; un des hommes lui appuya un pistolet sur la poitrine.
-Encore un mouvement pareil, lui dit-il, et tu es mort.

Je suppliai Luigi de ne faire aucune résistance.
On nous présenta de nouveau du pain et du vin.
-Je n'ai pas faim, je n'ai pas soif, dit Luigi.
-Ni moi non plus, ajoutai-je.
-Comme vous voudrez, nous dit l'homme qui nous avait déjà parlé, et dont la voix nous était inconnue; mais alors vous trouverez bon qu'on vous lie les mains, qu'on vous bâillonne et qu'on vous bande les yeux de nouveau.
-Faites ce que vous voulez, dis-je, nous sommes en votre puissance.
-Infâmes scélérats! murmura Luigi.
-Au nom du ciel! m'écriai-je, au nom du ciel! Luigi, pas de résistance, tu vois bien que ces messieurs ne veulent pas nous tuer. Ayons patience, et peut-être qu'ils auront pitié de nous.

A cette espérance, exprimée avec l'accent de l'angoisse, un seul éclat de rire répondit; mais à cet éclat de rire je tressaillis jusqu'au fond de l'âme. Je le reconnaissais pour l'avoir déjà entendu dans l'église de Taormine. Sans aucun doute nous étions au pouvoir de Cantarello, et il était au nombre des quatre hommes masqués qui nous escortaient.
Je tendis les mains et j'avançai la tête avec soumission. Il n'en fut pas de même de Luigi; une lutte s'engagea entre lui et l'homme qui voulait le garrotter, mais les trois autres vinrent au secours de leur compagnon, et il fut de nouveau lié et bâillonné de force, puis on lui banda les yeux, et l'on referma sur nous les portières et les volets de la litière.
Je ne puis dire combien d'heures nous restâmes ainsi, car il est impossible de mesurer le temps dans une pareille situation. Seulement, il est probable que nous passâmes la journée cachés dans cette grotte, nos conducteurs n'osant sans doute marcher que la nuit. Je ne sais ce qu'éprouvait Luigi; mais, pour moi, je sentais que la fièvre me brûlait, et que j'avais une faim et surtout une soif extrêmes. Enfin notre litière s'ouvrit de nouveau, cette fois on ne nous délia point; on se contenta de nous ôter le bâillon de la bouche. A peine pus-je parler, que je demandai à boire: on approcha un verre de ma bouche; je le vidai d'un trait, et aussitôt je sentis qu'on me rebâillonnait comme auparavant.
Je n'avais pas pris le temps de goûter la liqueur qu'on m'avait donnée, et qui ressemblait fort à du vin, quoiqu'elle eût un goût étrange et que je ne connaissais pas; mais, quelle que fût cette liqueur, je sentis au bout d'un instant qu'elle rafraîchissait ma poitrine. Il y a plus, bientôt j'éprouvai un calme que je croyais impossible dans une situation pareille à la mienne. Ce calme même n'était pas exempt d'un certain charme. Je crus, tout bandés que fussent mes yeux, voir passer devant moi des fantômes lumineux qui me saluaient avec un doux sourire; peu à peu je tombai dans un état d'apathie qui n'était ni le sommeil ni la veille. Il me semblait que des airs oubliés depuis ma jeunesse bruissaient à mes oreilles; de temps en temps je voyais de grandes lueurs qui traversaient comme des éclairs l'obscurité de la nuit, et j'apercevais alors des palais richement éclairés ou de belles prairies toutes couvertes de fleurs. Bientôt je crus sentir qu'on me prenait et qu'on m'emportait sous un berceau de chèvrefeuille et de lauriers roses, qu'on me couchait sur un banc de gazon, et que je voyais au-dessus de ma tête un beau ciel tout étoilé. Alors je me mettais à rire de la frayeur que j'avais eue lorsque je m'étais crue prisonnière; puis je revoyais mon enfant, qui accourait en jouant vers moi; seulement ce n'était pas celui qui vivait encore, chose étrange! C'était celui qui était mort. Je le pris dans mes bras, je l'interrogeai sur son absence, et il m'expliqua qu'un matin il s'était réveillé avec des ailes d'ange et était remonté vers le ciel; mais alors il m'avait vu tant pleurer, qu'il avait prié Dieu de permettre qu'il redescendît sur la terre. Enfin tous ces objets devinrent peu à peu moins distincts, et finirent par se confondre ensemble et disparaître dans la nuit. Je tombai alors, presque sans transition, dans un sommeil lourd, profond, obscur et sans rêves.
Quand je me réveillai, nous étions dans le caveau où nous sommes encore aujourd'hui, moi libre, Luigi scellé à la muraille par une chaîne. Une table était dressée entre nous; sur cette table était une lampe, quelques provisions de bouche, du vin, de l'eau, des verres, et contre la muraille un reste de feu qui avait servi à river les fers de Luigi.
Luigi était assis, la tête sur les deux genoux, et plongé dans une si profonde douleur, que je me réveillai, me levai et allai à lui sans qu'il m'entendît. Un sanglot, qui s'échappa malgré moi de ma poitrine, le tira de son accablement. Il leva la tête, et nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
C'était la première fois depuis notre enlèvement que nous pouvions échanger nos pensées. Comme moi, quoiqu'il n'eût pas précisément reconnu Cantarello, il était convaincu que nous étions ses victimes; comme à moi, on lui avait donné une boisson narcotique qui lui avait fait perdre tout sentiment, et il venait de se réveiller seulement lorsque je me réveillai moi-même.
Le premier jour nous ne voulûmes pas manger. Luigi était sombre et muet; j'étais assise et je pleurais près de lui. Bientôt, cependant, notre douleur s'adoucit de ce que nous étions ensemble. Enfin le besoin se fit sentir si violemment, que nous mangeâmes, puis le sommeil vint à son tour. La vie continuait pour nous, moins la liberté, moins la lumière.
Luigi avait une montre: pendant notre voyage, elle s'était arrêtée à minuit ou à midi; il la remonta; elle ne nous indiquait pas l'heure réelle; mais elle nous faisait du moins une heure fictive à l'aide de laquelle nous pouvions mesurer le temps.
Nous avions été enlevés dans la nuit du mardi au mercredi. Nous calculâmes que nous nous étions réveillés le jeudi matin. Au bout de vingt-quatre heures, nous fîmes une ligne sur le mur avec un charbon. Un jour devait être écoulé; nous étions à vendredi. Vingt-quatre heures après, nous tirâmes une seconde ligne pareille; nous étions à samedi. Au bout du même temps, nous tirâmes encore une ligne qui dépassait en longueur les deux premières; cette ligne indiquait le dimanche.
Nous passâmes en prières tout le saint jour de Seigneur.
Huit jours s'écoulèrent ainsi. Au bout de huit jours, nous entendîmes des pas qui semblaient venir d'un long corridor; ces pas se rapprochèrent de plus en plus; notre porte s'ouvrit. Un homme enveloppé d'un grand manteau parut, tenant une lanterne à la main: c'était Cantarello.
Je tenais Luigi dans mes bras; je le sentais frémir de colère. Cantarello s'approcha de nous, et je sentit tous les muscles de Luigi successivement se contracter et se tendre. Je compris que, si Cantarello s'approchait à la portée de sa chaîne, il bondirait sur lui comme un tigre, et qu'il y aurait une lutte mortelle entre ces deux hommes. Il me vint alors une pensée que j'aurais crue impossible, c'est que je pouvais devenir encore plus malheureuse que je ne l'étais. Je lui criai donc de ne pas s'approcher. Il comprit la cause de ma crainte; sans me répondre, il releva son manteau et me montra qu'il était armé. Deux pistolets étaient passés à sa ceinture, et une épée était pendue à son côté.
Il déposa sur la table des provisions nouvelles; ces provisions se composaient, comme les premières, de pain, de viandes fumées, de vin, d'eau et d'huile. L'huile surtout nous était précieuse; elle entretenait la lumière de notre lampe. Je m'aperçus alors que la lumière était un des premiers besoins de la vie.
Cantarello sortit et referma la porte sans que je lui eusse adressé d'autres paroles que celles qui avaient pour but de l'empêcher de s'approcher de Luigi, et sans qu'il eût répondu par un autre geste que par celui qui indiquait qu'il avait des armes. Ce fut alors seulement que, certaine par sa présence même d'être relevée de mon serment, qui ne m'engageait que s'il tenait lui-même la promesse qu'il avait faite de s'éloigner de nous, je racontai tout à Luigi. Lorsque j'eus fini, Luigi poussa un profond soupir.
-Il a voulu s'assurer notre silence, dit-il. Nous sommes ici pour le reste de notre vie.

Un éclat de rire affirmatif retentit derrière la porte. Cantarello s'était arrêté là, avait écouté et avait tout entendu. Nous comprîmes que nous n'avions plus d'espoir qu'en Dieu et en nous-mêmes.
Nous commençâmes alors à faire une inspection plus détaillée de notre cachot. C'est une espèce de cave de dix pas de large sur douze de long, sans autre issue que la porte. Nous sondâmes les murs: partout il nous parurent pleins. J'allai à la porte, je l'examinai; elle était de chêne et retenue par une double serrure. Il y avait peu de chances de fuite; d'ailleurs, Luigi était enchaîné par le milieu du corps et par un pied.
Néanmoins, pendant un an à peu près, l'espoir ne nous abandonna point tout à fait; pendant un an nous rêvâmes tous les moyens possibles de fuir. Chaque semaine, exactement, Cantarello reparaissait et nous apportait nos provisions hebdomadaires; chose étrange, peu à peu nous nous étions habitués à sa visite, et, soit résignation, soit besoin d'être distraits un instant de notre solitude, nous avions fini par attendre le moment où il devait venir avec une certaine impatience. D'ailleurs, l'espoir, qui ne s'éteint jamais, nous faisait toujours croire qu'à la visite prochaine Cantarello aurait pitié de nous. Mais le temps s'écoulait, Cantarello reparaissait avec la même figure sombre et impassible, et s'éloignait le plus souvent sans échanger avec nous une seule parole. Nous continuions à tracer les jours sur la muraille.
Une seconde année s'écoula ainsi. Notre existence était devenue toute machinale; nous restions des heures entières comme anéantis, et, pareils aux animaux, nous ne sortions de cet anéantissement que lorsque le besoin de boire ou de manger nous tirait de notre torpeur. La seule chose qui nous préoccupât sérieusement, c'est que notre lampe ne s'éteignît, et ne nous laissât dans l'obscurité; tout le reste nous était indifférent.
Un jour, au lieu de monter sa montre, Luigi la brisa contre la muraille; à partir de ce jour nous cessâmes de mesurer les heures, et le temps cessa d'exister pour nous: il était tombé dans l'éternité.
Cependant, comme j'avais remarqué que Cantarello venait régulièrement tous les huit jours, chaque fois qu'il venait, je faisais une marque sur la muraille et cela remplaçait à peu près notre montre; mais je me lassai à mon tour de ce calcul inutile, et je cessai de marquer les visites de notre geôlier.
Un temps indéfini s'écoula: ce durent être plusieurs années. Je devins enceinte.
Ce fut une sensation bien joyeuse et bien pénible à la fois. Devenir mère dans un cachot, donner la vie à un être humain sans lui donner le jour ni la lumière, voir l'enfant de ses entrailles, une pauvre créature innocente qui n'est point née encore, condamnée au supplice qui vous tue!
Pour notre enfant nous revînmes à Dieu, que nous avions presque oublié. Nous l'avions tant prié pour nous, sans qu'il nous répondît, que nous avions fini par croire qu'il ne nous entendait pas; mais nous allions le prier pour notre enfant, et il nous semblait que notre voix devait percer les entrailles de la terre.
Je ne dis rien à Cantarello. J'avais peur, je ne sais pourquoi, que cette nouvelle ne lui inspirât quelque sombre projet contre nous ou contre notre enfant. Un jour il me trouva assise sur mon lit et allaitant la pauvre petite créature.
A cette vue il tressaillît, et il me sembla que sa sombre figure s'adoucissait. Je me jetai à ses pieds.
-Promettez-moi que mon enfant n'est point enseveli pour toujours dans ce cachot, lui dis-je, et je vous pardonne.

Il hésita un instant, puis, passant la main sur son front:
-Je vous le promets! dit-il.

A la visite suivante il m'apporta tout ce qu'il fallait pour habiller mon enfant.
Cependant je dépérissais à vue d'oeil. Un jour, Cantarello me regarda avec une expression de pitié que je ne lui avais pas encore vue.
-Jamais, me dit-il, vous n'aurez la force d'allaiter cet enfant.
-Ah! répondis-je, vous avez raison, et je sens que je m'éteins. C'est l'air qui me manque.
-Voulez-vous sortir avec moi? demanda Cantarello. Je tressaillis.
-Sortir! Et Luigi, et mon enfant?
-Ils resteront ici pour me répondre de votre silence.
-Jamais! répondis-je, jamais!

Cantarello reprit en silence sa lanterne, qu'il avait posée sur la table, et sortit.
Je ne sais combien d'heures nous restâmes sans parler, Luigi et moi.
-Tu as eu tort, me dit enfin Luigi.
-Mais pourquoi sortir? répondis-je.
-Tu aurais vu où nous sommes, tu aurais remarqué où il te conduisait. Tu aurais pu trouver quelque moyen de révéler notre existence et d'appeler à nous la pitié des hommes. Tu as eu tort, te dis-je.
-C'est bien, lui répondis-je; s'il m'en parle encore, j'accepterai.

Et nous retombâmes dans notre silence habituel. Les huit jours s'écoulèrent. Cantarello reparut; outre nos provisions habituelles, il portait un assez gros paquet.
-Voici des habits d'homme, dit-il; quand vous serez décidée à sortir, mettez-les, je saurai ce que cela veut dire, et je vous emmènerai.

Je ne répondis rien; mais, à la visite suivante, Cantarello me trouva vêtue en homme.
-Venez, me dit-il.
-Un instant, m'écriai-je, vous me jurez que vous me ramènerez ici.
-Dans une heure vous y serez.
-Je vous suis.

Cantarello marcha devant moi, ferma la première porte, et nous nous trouvâmes dans un corridor. Dans ce corridor était une seconde porte qu'il ouvrit et qu'il ferma encore, puis nous montâmes dix ou douze marches, et nous nous trouvâmes en face d'une troisième porte.
Cantarello se retourna vers moi, tira un mouchoir de sa poche et me banda les yeux. Je me laissai faire comme un enfant; je me sentais tellement en la puissance de cet homme, qu'une observation même me semblait inutile.
Lorsque j'eus les yeux bandés, il ouvrit la porte, et il me sembla que je passais dans une autre atmosphère. Nous fîmes quarante pas sur des dalles, quelques-unes retentissaient comme si elles recouvraient des caveaux, et je jugeai que nous étions dans une église. Puis Cantarello lâcha ma main et ouvrit une autre porte.
Cette fois je jugeai, par l'impression de l'air, que nous étions enfin sortis, et du caveau et de l'église, et sans donner le temps à Cantarello de me découvrir les yeux, sans songer aux suites que pouvait avoir mon impatience, j'arrachai le mouchoir!
Je tombai à genoux, tant le monde me parut beau! Il pouvait être quatre heures du matin, le petit jour commençait à poindre; les étoiles s'effaçaient peu à peu du ciel, le soleil apparaissait derrière une petite chaîne de collines; j'avais devant moi un horizon immense: à ma gauche des ruines, à ma droite des prairies et un fleuve; devant moi une ville, derrière cette ville la mer.
Je remerciai Dieu de m'avoir permis de revoir toutes ces belles choses, qui, malgré le crépuscule dans lequel elles m'apparaissaient, ne laissaient pas de m'éblouir au point de me forcer à fermer les yeux, tant mes regards s'étaient affaiblis dans mon caveau. Pendant ma prière, Cantarello referma la porte. Comme je l'avais pensé, c'était celle d'une église. Au reste cette église m'était tout à fait inconnue, et j'ignorais parfaitement où je me trouvais.
N'importe, je n'oubliai aucun détail; et ce me fut chose facile, car le paysage tout entier se reflétait dans mon âme comme dans un miroir.
Nous attendîmes que le jour fût tout à fait levé, puis nous nous acheminâmes vers un village. Sur la route nous rencontrâmes deux ou trois personnes qui saluèrent Cantarello d'un air de connaissance. En arrivant au village, nous entrâmes dans la troisième maison à droite. Il y avait au fond de la chambre et près d'un lit une vieille femme qui filait; près de la fenêtre, une jeune femme, de mon âge à peu près, était occupée à tricoter; un enfant de deux à trois ans se roulait à terre.
Les femmes paraissaient habituées à voir Cantarello; pourtant je remarquai que pas une seule fois elles ne l'appelèrent par son nom. Ma présence les étonna. Malgré mes habits, la jeune femme reconnut mon sexe, et fit à demi-voix quelques plaisanteries à mon conducteur. C'est un jeune prêtre, répondit-il d'un ton sévère; un jeune prêtre de mes parents qui s'ennuie au séminaire, et que, de temps en temps, pour le distraire, je fais sortir avec moi.
Quant à moi, je devais paraître comme abrutie à ceux qui me regardaient. Mille idées confuses se pressaient dans mon esprit; je me demandais si je ne devais pas crier au secours, à l'aide, raconter tout, accuser Cantarello comme voleur, comme assassin. Puis je m'arrêtais, en songeant que tout le monde paraissait le connaître et le vénérer, tandis que moi j'étais inconnue; on me prendrait pour quelque folle échappée de sa loge, et l'on ne ferait pas attention à moi; ou, dans le cas contraire, Cantarello pouvait fuir, repasser par l'église, égorger mon enfant et mon mari. Il l'avait dit, mon enfant et mon mari répondaient de moi. D'ailleurs, où et comment les retrouverais-je? La porte par laquelle nous étions entrés dans l'église ne pouvait-elle être si secrète et si bien cachée qu'il fût impossible de la découvrir? Je résolus d'attendre, de me concerter avec Luigi, et d'arrêter sans précipitation ce que nous devions faire.
Au bout d'un instant, Cantarello prit congé des deux femmes, passa son bras sous le mien, descendit par une petite ruelle jusqu'au bord d'un fleuve, suivit pendant un quart de lieue son cours, qui nous rapprochait de l'église; puis, par un détour, il me ramena sous le porche par lequel j'étais sortie, me banda les yeux et rouvrit la porte, qu'il referma derrière nous. Je comptai de nouveau quarante pas. Alors la seconde porte s'ouvrit; je sentis l'impression froide et humide du souterrain, je descendis les douze marches de l'escalier intérieur; nous arrivâmes à la troisième porte, puis à la quatrième; elle cria à son tour sur ses gonds. Enfin Cantarello me poussa, les yeux toujours bandés, dans le caveau, et referma la porte derrière moi. J'arrachai vivement le bandeau, et je me retrouvai en face de Luigi et de mon enfant.
Je voulais raconter aussitôt à Luigi tout ce que j'avais vu, mais il me fit, en portant un doigt à sa bouche, signe que Cantarello pouvait écouter derrière la porte, et entendre ce que nous dirions. J'allai m'asseoir sur le matelas qui me servait de lit, et je donnai le sein à mon enfant.
Luigi ne s'était pas trompé: au bout d'une heure à peu près, nous entendîmes des pas qui s'éloignaient doucement. Ennuyé de notre silence, Cantarello, sans doute, s'était décidé à partir. Cependant nous ne nous crûmes pas encore en sûreté, malgré ces apparences de solitude; nous attendîmes quelques heures encore; puis, ces quelques heures écoulées, je m'approchai de Luigi, et, à voix basse, je lui racontai tout ce que j'avais vu, sans omettre un détail, sans oublier une circonstance.
Luigi réfléchit un instant; puis, me faisant à son tour quelques questions auxquelles je répondis affirmativement:
-Je sais où nous sommes, dit-il; ces ruines sont celles de l'épipoli, ce fleuve, c'est l'Anapus; cette ville, c'est Syracuse; enfin, cette chapelle, c'est celle du marquis de San-Floridio.
-O mon Dieu! m'écriai-je, en me rappelant cette vieille histoire d'un marquis de San-Floridio qui, du temps des Espagnols, avait passé dix ans dans un souterrain, souterrain si bien caché que ses ennemis les plus acharnés n'avaient pu le découvrir.
-Oui, c'est cela, dit Luigi, comprenant ma pensée; oui, nous sommes dans le caveau du marquis Francesco, et aussi bien cachés aux yeux des hommes que si nous étions déjà dans notre tombe.

Je compris alors combien il était heureux que je n'eusse pas cédé à ce mouvement qui m'avait portée à appeler au secours.
-Eh bien! me demanda Luigi après un long silence, as-tu conçu quelque espérance? as-tu formé quelque projet?
-écoute, lui dis-je. Parmi ces deux femmes, il y en avait une, la plus jeune, qui me regardait avec intérêt; c'est à elle qu'il faudrait parvenir à faire savoir qui nous sommes et où nous sommes.
-Et comment cela?

J'allai à la table et je pris deux feuilles de papier blanc dans lesquelles étaient enveloppés quelques fruits.
-Il faut, dis-je à Luigi, mettre à part et cacher tout le papier que désormais nous pourrons nous procurer; j'écrirai dessus toute notre malheureuse histoire, et, un jour où je sortirai, je la glisserai dans la main de la jeune femme.
-Mais si malgré tout cela on ne retrouve pas l'entrée du caveau, si Cantarello arrêté se tait, et si, Cantarello se taisant, nous restons ensevelis dans ce tombeau?
-Ne vaut-il mieux pas mourir que de vivre ainsi?
-Et notre enfant? dit Luigi.

Je jetai un cri et me précipitai sur mon enfant. Dieu me pardonne! je l'avais oublié, et c'était son père qui s'en était souvenu.
Il fut convenu cependant que je suivrais le plan que j'avais proposé; seulement, je ne devais oublier rien de ce qui pourrait guider les recherches. Puis nous laissâmes de nouveau couler le temps, mais cette fois avec plus d'impatience, car, si éloignée qu'elle fût, il y avait une lueur d'espérance à l'horizon.
Cependant, pour ne point éveiller les soupçons de Cantarello, il fallait, si ardent qu'il fût, cacher le désir que j'avais de sortir une seconde fois; lui, de son côté, semblait avoir oublié ce qu'il m'avait offert. Quatre mois s'écoulèrent sans que j'en ouvrisse la bouche; mais je retombais dans un marasme tel que, me voyant un jour couchée sans mouvement et pâle comme une morte, il me dit le premier:
-Si dans huit jours vous voulez sortir, tenez-vous prête; je vous emmènerai.

J'eus la force de ne point laisser voir la joie que j'éprouvai à cette proposition, et je me contentai de lui faire signe de la tête que j'obéirais.
Pendant le temps qui s'était écoulé, nous avions mis de côté tout le papier que nous avions pu recueillir, et il y en avait déjà assez pour écrire l'histoire détaillée de tous nos malheurs.
Le jour venu, Cantarello me trouva prête. Comme la première fois, il marcha devant moi jusqu'à la seconde porte, et là, comme à la première sortie, il me banda les yeux; puis tout se passa comme tout s'était déjà passé. A la porte de l'église, j'ôtai mon bandeau.
Nous sortions à peu près à la même heure que la première fois; c'était le même spectacle, et cependant, chose étrange! déjà je le trouvais moins beau.
Nous nous acheminâmes vers le village; nous entrâmes dans la même maison. Les deux femmes y étaient encore, l'une filant, l'autre tricotant. Sur une table étaient un encrier et des plumes. Je m'appuyai contre cette table, et je glissai une plume dans ma poche. Pendant ce temps, Cantarello parlait à voix basse avec la jeune femme. C'était de moi encore qu'il était question, car elle me regardait en parlant. J'entendis qu'elle lui disait:-Il paraît qu'il ne s'habitue pas au séminaire, votre jeune parent, car il est encore plus pâle et plus triste que la première fois que vous nous l'avez amené.-Quant à la vieille femme, elle ne disait pas un mot, elle ne levait pas la tête de son rouet; elle paraissait idiote.
Au bout de dix minutes à peu près, Cantarello, comme la première fois, mit mon bras sous le sien, reprit la même route, et descendit aux bords du petit fleuve. Tout en suivant ce chemin, je dis à Cantarello que je voudrais bien avoir aussi des aiguilles et du coton pour tricoter, et il me promit qu'il m'en apporterait.
Tout en revenant vers la chapelle, je m'aperçus que nous devions être à la fin de l'automne; les moissons étaient faites, ainsi que les vendanges. Je compris alors pourquoi Cantarello avait été quatre mois sans me parler de sortir. Il attendait que les travailleurs eussent quitté les champs.
A la porte de la chapelle, il me banda de nouveau les yeux. Je rentrai conduite par lui, et sans faire la moindre résistance. Je comptai de nouveau les quarante pas, et nous nous arrêtâmes. Je compris pendant cette pause que Cantarello fouillait à sa poche pour en tirer la clef. J'entendis qu'il cherchait contre la muraille l'ouverture de la serrure. Je songeai qu'il devait alors avoir le dos tourné. Je levai vivement mon bandeau, et je l'abaissai aussitôt. Ce ne fut qu'une seconde, mais cette seconde me suffit. Nous étions dans la chapelle à gauche de l'autel. La porte doit se trouver entre les deux pilastres.
C'est là qu'il faudra chercher cette entrée, chercher jusqu'à ce qu'on la trouve, car c'est là précisément et positivement qu'elle est.
Cantarello ne vit rien. Les deux portes s'ouvrirent successivement devant nous, et, la troisième refermée derrière moi, je me retrouvai dans notre cachot.
Luigi et moi, nous observâmes le même silence que la première fois, et ce ne fut que lorsque je jugeai qu'il était impossible que Cantarello fût encore là, que je tirai la plume de ma poche et que je la montrai à Luigi. Il me fit signe de la cacher, et je la glissai sous le matelas.
Puis j'allai m'asseoir près de lui, et, comme la première fois, je lui racontai les moindres détails de ma sortie. C'était une circonstance précieuse que la découverte que j'avais faite de la porte secrète qui donnait dans l'église, et, avec des renseignements aussi exacts que ceux que je pouvais donner maintenant, il était certain qu'on finirait par découvrir la serrure, et qu'une fois la serrure découverte, on parviendrait jusqu'à nous.
Je laissai un jour se passer à peu près avant d'essayer d'écrire; alors je pris un des gobelets d'étain, je délayai dans de l'eau un peu de ce noir qui était resté à la muraille depuis le jour où on y avait fait du feu, je pris ma plume, je la trempai dans ce mélange, et je m'aperçus avec joie qu'il pouvait parfaitement me tenir lieu d'encre.
Le même jour, je commençai à écrire, sous l'invocation de Dieu et de la Madone, ce manuscrit, qui contient le récit exact de nos malheureuses aventures, et la bien humble et bien pressante prière, à tout chrétien dans les mains duquel il tomberait, de venir le plus tôt possible à notre secours.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
Une croix était dessinée au-dessous de ces mots, puis le manuscrit continuait; seulement, la forme du récit était changée: elle était au présent au lieu d'être au passé. Ce n'étaient plus des souvenirs de dix, de huit, de six, de quatre ou de deux ans; c'étaient des notes journalières, des impressions momentanées, jetées sur le papier à l'heure même où elles venaient d'être ressenties.
Aujourd'hui Cantarello est venu comme d'habitude; outre les provisions ordinaires, il a apporté le coton et les aiguilles à tricoter qu'il m'avait promis; le manuscrit et la plume étaient cachés, les deux gobelets étaient propres et rincés sur la table, il ne s'est aperçu de rien. O mon Dieu! protégez-nous.
Trois semaines sont passées, et Cantarello ne parle pas de me faire sortir. Aurait-il des soupçons? Impossible. Aujourd'hui il est resté plus longtemps que d'habitude, et m'a regardée en face; je me suis sentie rougir, comme s'il avait pu lire mon espérance sur mon front; alors j'ai pris mon enfant dans mes bras, et je l'ai bercé en chantant, tant j'étais troublée.
-Ah! vous chantez, a-t-il dit; vous ne vous trouvez donc pas si mal ici que je le croyais?
-C'est la première fois que cela m'arrive depuis que je suis ici.
-Savez-vous depuis combien de temps vous êtes dans ce souterrain? a demandé Cantarello.
-Non, ai-je répondu; les deux ou trois premières années, j'ai compté les jours; mais j'ai vu que c'était inutile, et j'ai cessé de prendre cette peine.
-Depuis près de huit ans, a dit Cantarello.

J'ai poussé un soupir, Luigi a fait entendre un rugissement de colère. Cantarello s'est retourné, a regardé Luigi avec mépris, et a haussé les épaules; puis, sans parler de me faire sortir, il s'est retiré.
Ainsi il y a huit ans que nous sommes enfermés dans ce caveau. O mon Dieu! mon Dieu! vous l'avez entendu de sa propre bouche; il y a huit ans! Et qu'avons-nous fait pour souffrir ainsi? Rien; vous le savez bien, mon Dieu!
Sainte Madone du Rosaire, priez pour nous!
Oh! écoutez-moi, écoutez, vous dont je ne sais pas le nom; vous, mon seul espoir; vous qui, femme comme moi, mère comme moi, devez avoir pitié de mes souffrances; écoutez, écoutez!
Cantarello sort d'ici. Deux mois et demi s'étaient écoulés sans qu'il parlât de rien; enfin, aujourd'hui, il m'a offert de sortir dans huit jours; j'ai accepté. Dans huit jours il viendra me prendre; dans huit jours mon sort sera entre vos mains; vos yeux, vos paroles, toute votre personne a paru me porter de l'intérêt.-Ma soeur en Jésus-Christ, ne m'abandonnez pas!
Vous trouverez toute cette histoire chez vous après mon départ. Sur mon salut éternel, sur la tombe de ma mère, sur la tête de mon enfant! c'est la vérité pure, c'est ce que je dirai à Dieu quand Dieu m'appellera à lui, et à chacune de mes paroles l'ange qui accompagnera mon âme au pied de son trône dira en pleurant de pitié:
-Seigneur, c'est vrai!

écoutez donc: aussitôt que vous aurez trouvé ce manuscrit, vous irez chez le juge, et vous lui direz qu'à un quart de lieue de chez lui, il y a trois malheureux qui gémissent ensevelis depuis huit ans: un mari, une femme, un enfant. Si Cantarello est votre parent, votre allié ou votre ami, ne dites au juge rien autre chose que cela, et sur la madone! je vous jure qu'une fois hors d'ici, pas un mot d'accusation ne sortira de ma bouche; je vous jure sur cette croix que je trace, et que Dieu me punisse dans mon enfant si je manque à cette sainte promesse!
Vous ne lui direz donc rien autre chose que ceci:-Il y a près d'ici trois créatures humaines plus malheureuses que jamais aucune créature ne l'a été; nous pouvons les sauver: prenez des leviers, des pinces; il y a quatre portes, quatre portes massives à enfoncer avant d'arriver à eux. Venez, je sais où ils sont, venez.-Et s'il hésitait, vous tomberiez à ses genoux comme je tombe aux vôtres, et vous le supplieriez comme je vous supplie.
Alors il viendra, car quel est l'homme, quel est le juge qui refuserait de sauver trois de ses semblables, surtout lorsqu'ils sont innocents? Il viendra, vous marcherez devant lui et vous le conduirez droit à l'église.
Vous ouvrirez la porte, vous conduirez le juge à la chapelle à droite, celle où il y a au-dessus de l'autel un saint Sébastien tout percé de flèches; lorsque vous serez arrivés à l'autel, écoutez bien, il y a deux pilastres à gauche. La porte doit être pratiquée entre ces deux pilastres. Peut-être ne la verrez-vous point d'abord, car elle est admirablement cachée, à ce qu'il m'a paru; peut-être, en frappant contre le mur, le mur ne trahira-t-il aucune issue; car, comprenez bien, c'est le mur même qui forme l'entrée du souterrain; mais l'entrée est là, soyez-en sûre, ne vous laissez pas rebuter. Si elle échappait d'abord à vos recherches, allumez une torche, approchez-la de la muraille, je vous dis que vous finirez par trouver quelque serrure imperceptible, quelque gerçure invisible, ce sera cela. Frappez, frappez: peut-être vous entendrons-nous, nous saurons que vous êtes là, cela nous donnera l'espoir du courage. Vous saurez que nous sommes derrière à vous entendre, à prier pour vous, oui, pour vous, pour le juge, pour tous nos libérateurs quels qu'ils soient; oui, je prierai pour eux tous les jours de ma vie comme je prie en ce moment.
C'est bien clair, n'est-ce pas, tout ce que je vous dis là? Dans l'église des marquis de San-Floridio, la chapelle à droite, celle de Saint Sébastien, entre les deux pilastres. Oh! mon Dieu, mon Dieu! je tremble tellement en vous écrivant, ma libératrice, que je ne sais pas si vous pourrez me lire.
Je voudrais savoir comment vous vous appelez, pour répéter cent fois votre nom dans mes prières. Mais Dieu, qui sait tout, sait que c'est pour vous que je prie, et c'est tout ce qu'il faut.
Oh! mon Dieu! il vient d'arriver ce qui n'était jamais arrivé depuis que nous sommes ici. Cantarello est venu deux jours de suite. Avait-il été suivi? Se doutait-il de quelque chose? Quelqu'un a-t-il quelque soupçon de notre existence et cherche-il à nous découvrir? Oh! quel que soit cet être secourable, cet être humain, secourez-le, Seigneur, venez-lui en aide!
Cantarello était entré au moment où nous nous y attendions le moins. Heureusement le papier était caché. Il est entré et à regardé de tous côtés, a frappé contre tous les murs; puis, bien assuré que chaque chose était dans le même état:
-Je suis revenu, a-t-il dit en se retournant vers moi, parce que j'avais oublié de vous dire, je crois, que, si vous vouliez, je vous ferais sortir à ma première visite.
-Je vous remercie, lui répondis-je, vous me l'aviez dit.
-Ah! je vous l'avais dit, reprit Cantarello d'un air distrait, très bien; alors, j'ai pris en revenant une peine inutile.

Puis il regarda encore autour de lui, sonda la muraille en deux ou trois endroits, et sortit. Nous l'entendîmes s'éloigner et fermer l'autre porte. Dix minutes environ après son départ, une espèce de détonation se fit entendre comme celle d'un coup de pistolet ou d'un coup de fusil. Est-ce un signal qu'on nous donne, et, comme nous l'espérons, quelqu'un veillerait-il pour nous?
Depuis quatre ou cinq jours, rien de nouveau ne s'est passé; autant qu'il m'est permis de me fier à mon calcul, c'est demain que Cantarello va venir me prendre. Je n'ajouterai probablement rien à ce récit d'ici à demain, rien qu'une nouvelle supplication que je vous adresse pour que vous ne nous abandonniez pas à notre désespoir.
O âme charitable, ayez pitié de nous!
O mon Dieu! mon Dieu! que s'est-il passé? Ou je me trompe (et il est impossible que je me trompe de deux jours), ou le jour est passé où Cantarello devait venir, et Cantarello n'est pas venu. J'en juge d'ailleurs par nos provisions, qu'il renouvelait tous les huit jours; elles sont épuisées, et il ne vient pas. Mon Dieu! étions-nous donc réservés à quelque chose de pire qu'à ce que nous avions souffert jusqu'à présent? Mon Dieu! je n'ose pas même dire à vous ce dont j'ai peur, tant je crains que l'écho de cet abîme ne me réponde: Oui!
Oh! mon Dieu, serions-nous destinés à mourir de faim?
Le temps se passe, le temps se passe, et il ne vient pas, et aucun bruit ne se fait entendre. Mon Dieu! Nous consentons à rester ici éternellement, à ne jamais revoir la lumière du ciel. Mais il avait promis de faire sortir mon enfant, mon pauvre enfant!
Où est-il, cet homme que je ne voyais jamais qu'avec effroi, et que maintenant j'attends comme un dieu sauveur? Est-il malade? Seigneur, rendez-lui la santé. Est-il mort sans avoir eu le temps de confier à personne l'horrible secret de notre tombe? Oh! mon enfant! mon pauvre enfant!
Heureusement il a mon lait, et souffre moins que nous; mais, sans nourriture, mon lait va se tarir; il ne nous reste plus qu'un seul morceau de pain, un seul. Luigi dit qu'il n'a pas faim, et me le donne. Oh! mon Dieu! soyez témoin que je le prends pour mon enfant, pour mon enfant à qui je donnerai mon sang quand je n'aurai plus de lait.
Oh! quelque chose de pire! quelque chose de plus affreux encore! l'huile est épuisée, notre lampe va s'éteindre; l'obscurité du tombeau précédera la mort; notre lampe, c'était la lumière, c'était la vie; l'obscurité, ce sera la mort, plus la douleur.
Oh! maintenant, puisqu'il n'y a plus d'espoir pour nos corps, qui que vous soyez qui descendrez dans cet effroyable abîme, priez... Dieu! la lampe s'éteint... Priez pour nos âmes!
Le manuscrit se terminait là; les quatre derniers mots étaient écrits dans une autre direction que les lignes précédentes, ils avaient dû être tracés dans l'obscurité. Ce qui s'était passé depuis, nul ne le savait que Dieu, seulement l'agonie devait avoir été horrible.
Le morceau de pain abandonné par Luigi avait dû prolonger la vie de Teresa de près de deux jours, car le médecin reconnut qu'il y avait eu trente-cinq ou quarante heures d'intervalle à peu près entre la mort du mari et la mort de la femme. Cette prolongation de la vie de la mère avait prolongé la vie de l'enfant; de là venait que de ces trois malheureuses créatures la plus faible seule avait survécu.
La lecture du manuscrit s'était faite dans le caveau même témoin de l'agonie de Teresa et de Luigi: il ne laissait aucun doute sur ni aucune obscurité sur tous les événements qui s'étaient passés; et, lorsque don Ferdinand y eut ajouté sa déposition, toutes choses devinrent claires et intelligibles aux yeux de tous.
A son retour dans le village, don Ferdinand trouva l'enfant déjà mieux; il envoya aussitôt un messager à Feminamorta pour s'informer de ce qu'était devenu le premier enfant de Luigi et de Teresa, et il apprit qu'il était toujours chez les braves gens à qui il avait été confié; sa pension, au reste, avait été exactement payée par une main inconnue, sans doute par Cantarello; Don Ferdinand déclara qu'à l'avenir c'était sa famille qui se chargeait du sort de ces deux malheureux orphelins, ainsi que des frais funéraires de Luigi et de Teresa, pour lesquels il fonda un obit perpétuel.
Puis, lorsqu'il eut pensé à la vie des uns et à la mort des autres, don Ferdinand songea qu'il lui était bien permis de s'occuper un peu de son bonheur à lui; il revint à Syracuse avec le juge, le médecin et Peppino, et, tandis que ces trois derniers racontaient au marquis de San-Floridio tout ce qui s'était passé dans la chapelle de Belvédère, don Ferdinand prenait sa mère à part, et lui racontait tout ce qui s'était passé dans le couvent des Ursulines de Catane. La bonne marquise leva les mains au ciel, et déclara en pleurant que c'était la main de Dieu qui avait conduit tout cela, et que ce serait fâcher le Seigneur que d'aller contre ses volontés. Comme il est facile de le penser, don Ferdinand se garda bien de la contredire.
Aussitôt qu'elle sut le marquis seul, la marquise lui fit demander un rendez-vous; le moment était bon, le marquis se promenait en long et en large dans sa chambre, répétant que son fils s'était conduit à la fois avec la valeur d'Achille et la prudence d'Ulysse. La marquise lui exposa combien il serait fâcheux qu'une race qui promettait de reprendre, grâce à ce jeune héros, un nouvel éclat, s'arrêtât à lui et s'éteignît avec lui. Le marquis demanda à s'a femme l'explication de ces paroles, et la marquise déclara en pleurant que don Ferdinand, chez qui les événements survenus depuis un mois avaient provoqué un élan de pitié inattendu, était décidé à se faire moine. Le marquis de San-Floridio éprouva une telle douleur en apprenant cette détermination, que l'a marquise se hâta d'ajouter qu'il y aurait un moyen de parer le coup: c'était de lui accorder pour femme la jeune comtesse de Terra-Nova, qui était sur le point de prononcer ses voeux au couvent de Ursulines de Catane, et de laquelle don Ferdinand était amoureux comme un fou. Le marquis déclara à l'instant que la chose lui paraissait à la fois non seulement on ne peut plus facile, mais encore on ne peut plus sortable, te comte de Terra-Nova étant non seulement un de ses meilleurs amis, mais encore un des plus grands noms de la Sicile. On fit, en conséquence, venir don Ferdinand, qui, ainsi que l'avait prévu sa mère, consentit, moyennant cette condition, à ne pas se faire bénédictin. Le marquis lâcha, en se grattant l'oreille, quelques mots de doute sur la dot de Carmela, laquelle dot, si ses souvenirs ne le trompaient pas, devait être assez médiocre, la famille de Terra-Nova ayant été à peu près ruinée pendant les troubles successifs de la Sicile. Mais sur ce point don Ferdinand interrompit son père, en lui disant que Carmela avait un parent inconnu qui lui faisait don de soixante mille ducats. Dans un pays où le droit d'aînesse existait, c'était un fort joli douaire pour une fille, et pour une fille qui avait un frère aîné surtout; aussi le marquis ne fit-il aucune objection, et, comme il était un de ces hommes qui n'aiment pas que les affaires traînent en longueur, il ordonna de mettre les chevaux à la litière, et se rendit le jour même chez le comte de Terra-Nova.
Le comte aimait fort sa fille; il ne l'avait mise au couvent que pour ne point être forcé de rogner en sa faveur le patrimoine de son fils, qui, étant destiné à soutenir le nom et l'honneur de la famille, avait besoin, pour arriver à ce but, de tout ce que la famille possédait. Il déclara donc que, de sa part, il ne voyait aucun empêchement à ce mariage, si ce n'était que Carmela ne pouvait avoir de dot; mais à ceci le comte répondit en souriant que la chose le regardait. Séance tenante, parole fut donc échangée entre ces deux hommes qui ne savaient pas ce que c'était de manquer à leur parole.
Le marquis revint à Syracuse. Don Ferdinand l'attendait avec une impatience dont on peut se faire une idée, et tout en l'attendant, et pour ne point perdre de temps il avait fait seller son meilleur cheval. En apprenant que tout était arrangé selon ses désirs, il embrassa le marquis, il embrassa la marquise, descendit les escaliers comme un fou, sauta sur son cheval, et s'élança au galop sur la route de Catane. Son père et sa mère le virent de leur fenêtre disparaître dans un tourbillon de poussière.
-Le malheureux enfant! s'écria la marquise, il va se rompre le cou.
-Il n'y a point de danger, répondit le marquis; mon fils monte à cheval comme Bellérophon.

Quatre heures après, don Ferdinand était à Catane. Il va sans dire que la supérieure pensa s'évanouir de surprise et Carmela de joie.
Trois semaines après, les jeunes gens étaient unis à la cathédrale de Syracuse, don Ferdinand n'ayant point voulu que la cérémonie se fît à la chapelle des marquis de San-Floridio, de peur que le sang qu'il avait vu coagulé sur les dalles ne lui portât malheur.
On enleva le carreau marqué d'une croix, qui était au pied du lit de Cantarello, et l'on y trouva les soixante mille ducats.
C'était la dot que don Ferdinand avait reconnue à sa femme.

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