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Chapitre I
La Santa-Maria di Pie di Grotta

Le soir même de notre arrivée à Naples, nous courûmes sur le port, Jadin et moi, pour nous informer si par hasard quelque bâtiment, soit à vapeur, soit à voiles, ne partait pas le lendemain pour la Sicile. Comme il n'est pas dans les habitudes ordinaires des voyageurs d'aller à Naples pour y rester quelques heures seulement, disons un mot des circonstances qui nous forçaient de hâter notre départ.
Nous étions partis de Paris dans l'intention de parcourir toute l'Italie, Sicile et Calabre comprises; et mettant religieusement ce projet à exécution, nous avions déjà visité Nice, Gênes, Milan, Florence et Rome, lorsqu'après un séjour de trois semaines dans cette dernière ville, j'eus l'honneur de rencontrer chez monsieur le marquis de T..., chargé des affaires de France, monsieur le comte de Ludorf, ambassadeur de Naples. Comme je devais partir dans quelques jours pour cette ville, le marquis de T... jugea convenable de me présenter à son honorable confrère, afin de me faciliter d'avance les voies diplomatiques qui devaient m'ouvrir la barrière de Terracine. Monsieur de Ludorf me reçut avec ce sourire vide et froid qui n'engage à rien, ce qui n'empêcha point que deux jours après je ne me crusse dans l'obligation de lui porter mes passeports moi-même. Monsieur de Ludorf eut la bonté de me dire de déposer nos passeports dans ses bureaux, et de repasser le surlendemain pour les reprendre. Comme nous n'étions pas autrement pressés, attendu que les mesures sanitaires en vigueur, à propos du choléra, prescrivaient une quarantaine de vingt-huit jours, et que nous avions par conséquent près d'une semaine devant nous, je pris congé de monsieur de Ludorf, me promettant bien de ne plus me laisser présenter à aucun ambassadeur que je n'eusse pris auparavant sur lui les renseignements les plus circonstanciés.
Les deux jours écoulés, je me présentai au bureau des passeports. J'y trouvai un employé qui, avec les meilleures façons du monde, m'apprit que quelques difficultés s'étant élevées au sujet de mon visa, il serait bon que je m'adressasse à l'ambassadeur lui-même pour les faire lever. Force me fut donc, quelque résolution contraire que j'eusse prise, de me présenter de nouveau chez monsieur de Ludorf.
Je trouvai monsieur de Ludorf plus froid et plus compassé encore que d'habitude; mais comme je pensai que ce serait probablement la dernière fois que j'aurais l'honneur de le voir, je patientai. Il me fit signe de m'asseoir; je pris un siège. Il y avait progrès sur la première fois: la première fois il m'avait laissé debout.
-Monsieur, me dit-il avec un certain embarras, et en tirant les uns après les autres les plis de son jabot, je suis désolé de vous dire que vous ne pouvez aller à Naples,
-Comment cela? demandai-je, bien décidé à imposer à notre dialogue le ton qui me plairait: est-ce que les chemins seraient mauvais, par hasard?
-Non, monsieur, les routes sont superbes, au contraire; mais vous avez le malheur d'être porté sur la liste de ceux qui ne peuvent pas entrer dans le royaume napolitain.

-Quelque honorable que soit cette distinction, monsieur l'ambassadeur,
repris-je en assortissant le ton aux paroles, comme elle briserait à la moitié le voyage que je compte faire, ce qui ne serait pas sans quelque désagrément pour moi, vous me permettrez d'insister, je l'espère, pour connaître la cause de cette défense. Si c'était une de ces causes légères comme il s'en rencontre à chaque pas en Italie, j'ai quelques amis de par le monde, qui, je le crois, auraient la puissance de les faire lever.
-Ces causes sont très graves, monsieur, et je doute que vos amis, si haut placés qu'ils soient, aient l'influence de les faire lever.
-Mais enfin, sans indiscrétion, monsieur, pourrait-on les connaître?
-Oh! mon Dieu, oui, répondit négligemment monsieur de Ludorf, et je ne vois aucun inconvénient à vous les dire.
-J'attends, monsieur.
-D'abord, vous êtes le fils du général Mathieu Dumas, qui a été ministre de la Guerre à Naples pendant l'usurpation de Joseph.
-Je suis désolé, monsieur l'ambassadeur, de décliner ma parenté avec l'illustre général que vous citez; mais vous êtes dans l'erreur, et malgré la ressemblance du nom, il n'y a même entre nous aucun rapport de famille. Mon père est, non pas le général Mathieu, mais le général Alexandre Dumas.
-Du général Alexandre Dumas? reprit monsieur de Ludorf, en ayant l'air de chercher à quel propos il avait déjà entendu prononcer ce nom.
-Oui, repris-je; le même qui, après avoir été fait prisonnier à Tarente au mépris du droit de l'hospitalité, fut empoisonné à Brindisi avec Mauscourt et Dolomieu, au mépris du droit des nations. Cela se passait en même temps que l'on pendait Caracciolo dans le golfe de Naples. Vous voyez, monsieur, que je fais tout ce que je puis pour aider vos souvenirs.

Monsieur de Ludorf se pinça les lèvres.
-Eh bien! monsieur, reprit-il après un moment de silence, il y a une seconde raison: ce sont vos opinions politiques. Vous nous êtes désigné comme républicain, et vous n'avez quitté, nous a-t-on dit, Paris, que pour affaires politiques.
-A cela je répondrai, monsieur, en vous montrant mes lettres de recommandation: elles portent presque toutes le cachet des ministères et la signature de nos ministres. Voyez, en voici une de l'amiral Jacob, en voici une du maréchal Soult, et en voici une de M. Villemain; elles réclament pour moi l'aide et la protection des ambassadeurs français dans les cas pareils à celui où je me trouve.
-Eh bien! dit monsieur de Ludorf, puisque vous aviez prévu le cas où vous vous trouvez, faites-y face, monsieur, par les moyens qui sont en votre pouvoir. Pour moi, je vous déclare que je ne viserai pas votre passeport. Quant à ceux de vos compagnons, comme je ne vois aucun inconvénient à ce qu'ils aillent où ils voudront, les voici. Ils sont en règle, et ils peuvent partir quand il leur plaira; mais, je suis forcé de vous le répéter, ils partiront sans vous.
-Monsieur le comte de Ludorf a-t-il des commissions pour Naples? demandai-je en me levant.
-Pourquoi cela, monsieur?
-Parce que je m'en chargerais avec le plus grand plaisir.
-Mais je vous dis que vous ne pouvez point y aller.
-J'y serai dans trois jours.

Je saluai monsieur de Ludorf, et je sortis le laissant stupéfait de mon assurance.
Il n'y avait pas de temps à perdre si je voulais tenir ce que j'avais promis. Je courus chez un élève de l'école de Rome, vieil ami à moi, que j'avais connu dans l'atelier de monsieur Lethierre qui était, lui, un vieil ami de mon père.
-Mon cher Guichard, il faut que vous me rendiez un service.
-Lequel?
-Il faut que vous alliez demander immédiatement à monsieur Ingres une permission pour voyager en Sicile et en Calabre.
-Mais, mon très cher, je n'y vais pas.
-Non, mais j'y vais, moi; et comme on ne veut pas m'y laisser aller avec mon nom, il faut que j'y aille avec le vôtre.
-Ah! je comprends. Ceci est autre chose.
-Avec votre permission, vous allez demander un passeport à notre chargé d'affaires. Suivez bien le raisonnement. Avec le passeport de notre chargé d'affaires, vous allez prendre le visa de l'ambassadeur de Naples, et, avec le visa de l'ambassadeur de Naples, je pars pour la Sicile.
-A merveille. Et quand vous faut-il cela?
-Tout de suite.
-Le temps d'ôter ma blouse et de monter à l'Académie.
-Moi, je vais faire mes paquets.
-Où vous retrouverai-je?
-Chez Pastrini, place d'Espagne.
-Dans deux heures j'y serai.

En effet, deux heures après, Guichard était à l'hôtel avec un passeport parfaitement en règle. Comme on n'avait pas pris la précaution de le présenter à monsieur de Ludorf, l'affaire avait marché toute seule.
Le même soir, je pris la voiture d'Angrisani, et le surlendemain j'étais à Naples. Je me trouvais de trente-six heures en avant sur l'engagement que j'avais pris avec monsieur de Ludorf. Comme on voit, il n'avait pas à se plaindre. Mais ce n'était pas le tout d'être à Naples; d'un moment à l'autre je pouvais y être découvert. J'avais connu à Paris un très illustre personnage qui y passait pour marquis, et qui se trouvait alors à Naples, où il passait pour mouchard. Si je le rencontrais, j'étais perdu. Il était donc urgent de gagner Palerme ou Messine.
Voilà pourquoi, le jour même de notre arrivée, nous accourions, Jadin et moi, sur le port de Naples pour y chercher un bâtiment à vapeur ou à voiles qui pût nous conduire en Sicile.
Dans tous les pays du monde, l'arrivée et le départ des bateaux à vapeur sont réglés: on sait quel jour ils partent et quel jour ils arrivent. A Naples, point. Le capitaine est le seul juge de l'opportunité de son voyage. Quand il a son contingent de passagers, il allume ses fourneaux et fait sonner la cloche. Jusque-là il se repose, lui et son bâtiment.
Malheureusement nous étions au 22 août, et comme personne n'était curieux d'aller se faire rôtir en Sicile par une chaleur de trente degrés, les passagers ne donnaient pas. Le second, qui par hasard était à bord, nous dit que le paquebot ne se mettrait certainement pas en route avant huit jours, et encore qu'il ne pouvait pas même pour cette époque nous garantir le départ.
Nous étions sur le môle à nous désespérer de ce contretemps, tandis que Milord furetait partout pour voir s'il ne trouverait pas quelque chat à manger, lorsqu'un matelot s'approcha de nous, le chapeau à la main, et nous adressa la parole en patois sicilien. Si peu familiarisés que nous fussions avec cet idiome, il ne s'éloignait pas assez de l'italien pour que je ne pusse comprendre qu'il nous offrait de nous conduire où nous voudrions. Nous lui demandâmes alors sur quoi il comptait nous conduire, disposés que nous étions à partir sur quelque chose que ce fût. Aussitôt il marcha devant nous, et, s'arrêtant près de la lanterne, il nous montra, à cinquante pas en mer, et dormant sur son ancre, un charmant petit bâtiment de la force d'un chasse-marée, mais si coquettement peint en vert et en rouge, que nous nous sentîmes pris tout d'abord pour lui d'une sympathie qui se manifesta sans doute sur notre physionomie, car, sans attendre notre réponse, le matelot fit signe à une barque de venir à nous, sauta dedans, et nous tendit la main pour nous aider à y descendre.
Notre speronare, c'est le nom que l'on donne à ces sortes de bâtiments, n'avait rien à perdre à l'examen, et plus nous nous approchions du navire, plus nous voyions se développer ses formes élégantes et ressortir la vivacité de ses couleurs. Il en résulta qu'avant de mettre le pied à bord, nous étions déjà à moitié décidés.
Nous y trouvâmes le capitaine. C'était un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, à la figure ouverte et décidée. Il parlait un peu mieux italien que son matelot. Nous pûmes donc nous entendre, ou à peu près. Un quart d'heure plus tard, nous avions fait marché à huit ducats par jour. Moyennant huit ducats par jour, le bâtiment et l'équipage nous appartenaient corps et âme, planches et toiles. Nous pouvions le garder tant que nous voudrions, le mener où nous voudrions, le quitter où nous voudrions: nous étions libres; seulement tant tenu, tant payé. C'était trop juste.
Je descendis dans la cale; le bâtiment n'était chargé que de son lest. J'exigeai du capitaine qu'il s'engageât positivement à ne prendre ni marchandises ni passagers; il me donna sa parole. Il avait l'air si franc, que je ne lui demandai pas d'autre garantie.
Nous remontâmes sur le pont, et je visitai notre cabine. C'était tout bonnement une espèce de tente circulaire en bois, établie à la poupe, et assez solidement amarrée à la membrure du bâtiment pour n'avoir rien à craindre d'une rafale de vent ou d'un coup de mer. Derrière cette tente était un espace libre pour la manoeuvre du gouvernail. C'était le département du pilote. Cette tente était parfaitement vide. C'était à nous de nous procurer les meubles nécessaires, le capitaine de la Santa-Maria di Pie di Grotta ne logeant point en garni. Au reste, vu le peu d'espace, ces meubles devaient se borner à deux matelas, à deux oreillers et à quatre paires de draps. Le plancher servait de couchette. Quant aux matelots, le capitaine compris, ils dormaient ordinairement pêle-mêle dans l'entrepont.
Nous convînmes d'envoyer les deux matelas, les deux oreillers et les quatre paires de draps dans la soirée, et le moment du départ fut fixé au lendemain huit heures du matin.
Nous avions déjà fait une centaine de pas, en nous félicitant, Jadin et moi, de notre résolution, lorsque le capitaine courut après nous. Il venait nous recommander par-dessus tout de ne pas oublier de nous munir d'un cuisinier. La recommandation me parut assez étrange pour que je voulusse en avoir l'explication. J'appris alors que, dans l'intérieur de la Sicile, pays sauvage et désolé, où les auberges, quand il y en a, ne sont que des lieux de halte, un cuisinier est une chose de première nécessité. Nous promîmes au capitaine de lui en envoyer un en même temps que notre roba.
Mon premier soin, en rentrant, fut de m'informer à monsieur Martin Zir, maître de l'hôtel de la Vittoria, où je pourrais trouver le cordon-bleu demandé. Monsieur Martin Zir me répondit que cela tombait à merveille, et qu'il avait justement mon affaire sous la main. Au premier abord, cette réponse me satisfit si complètement, que je montai à ma chambre sans insister davantage; mais, arrivé là, je pensai qu'il n'y avait pas de mal à prendre quelques renseignements préalables sur les qualités morales de notre futur compagnon de voyage. En conséquence, j'interrogeai un des serviteurs de l'hôtel, qui me répondit que je pouvais être d'autant plus tranquille sous ce rapport, que c'était son propre cuisinier que me donnait monsieur Martin. Malheureusement cette abnégation, loin de me rassurer de la part de mon hôte, ne fit qu'augmenter mes craintes. Si monsieur Martin était content de son cuisinier, comment s'en défaisait-il en faveur du premier étranger venu? S'il n'en était pas content, si peu difficile que je sois, j'en aimais autant un autre. Je descendis donc chez monsieur Martin, et je lui demandai si je pouvais réellement compter sur la probité et la science de son protégé. Monsieur Martin me répondit en me faisant un éloge pompeux des qualités de Giovanni Cama. C'était, à l'entendre, l'honnêteté en personne, et, ce qui était bien de quelque importance aussi pour l'emploi que je comptais lui confier, l'habileté la plus parfaite. Il avait surtout la réputation du meilleur friteur, qu'on me passe le mot, je n'en connais pas d'autre pour traduire fritatore, non seulement de la capitale, mais du royaume. Plus monsieur Martin enchérissait sur ses éloges, plus mon inquiétude augmentait. Enfin, je me hasardai à lui demander comment, possédant un tel trésor, il consentait à s'en séparer.
-Hélas! me répondit en soupirant monsieur Martin, c'est qu'il a, malheureusement pour moi qui reste à Naples, un défaut qui devient sans importance pour vous qui allez en Sicile.
-Et lequel? m'informai-je avec inquiétude.
-Il est appassionato, me répondit monsieur Martin. J'éclatai de rire.

C'est qu'en passant devant la cuisine, monsieur Martin m'avait fait voir Cama à son fourneau, et Cama, dans toute sa personne, depuis le haut de sa grosse tête jusqu'à l'extrémité de ses longs pieds, était bien l'homme du monde auquel me paraissait convenir le moins une pareille épithète; d'ailleurs, un cuisinier passione, cela me paraissait mythologique au premier degré. Cependant, voyant que mon hôte me parlait avec le plus grand sérieux, je continuai mes questions.
-Et passionné de quoi? demandai-je.
-De Roland, me répondit monsieur Martin.
-De Roland? répétai-je, croyant avoir mal entendu.
-De Roland, reprit monsieur Martin avec une consternation profonde.
-Ah ça! dis-je, commençant à croire que mon hôte se moquait de moi, il me semble, mon cher monsieur Martin, que nous parlons sans nous entendre. Cama est passionné de Roland: qu'est-ce que cela veut dire?
-Avez-vous jamais été au Môle? me demanda monsieur Martin.
-A l'instant où je suis rentré, je venais de la lanterne même.
-Oh! mais ce n'est pas l'heure.
-Comment, ce n'est pas l'heure?
-Non. Pour que vous comprissiez ce que je veux dire, il faudrait que vous y eussiez été le soir quand les improvisateurs chantent. Y avez-vous jamais été le soir?
-Comment voulez-vous que j'y aie été le soir? Je suis arrivé ici depuis ce matin seulement, et il est deux heures de l'après-midi.
-C'est juste. Eh bien! Vous avez quelquefois, parmi les proverbes traditionnels sur Naples, entendu dire que, lorsque le lazzarone a gagné deux sous, sa journée est faite?
-Oui.
-Mais savez-vous comment il divise ses deux sous?
-Non. Y a-t-il indiscrétion à vous le demander?
-Pas le moins du monde.
-Contez-moi cela, alors.
-Eh bien! Il y a un sou pour le macaroni, deux liards pour le cocomero, un liard pour le sambuco, et un liard pour l'improvisateur. L'improvisateur est, après la pâte qu'il mange, l'eau qu'il boit et l'air qu'il respire, la chose la plus nécessaire au lazzarone. Or, que chante presque toujours l'improvisateur? Il chante le poème du divin Arioste, l'Orlando Furioso. Il en résulte que, pour ce peuple primitif aux passions exaltées et à la tête ardente, la fiction devient réalité; les combats des paladins, les félonies des géants, les malheurs des châtelaines, ne sont plus de la poésie, mais de l'histoire; il en faut bien une au pauvre peuple qui ne sait pas la sienne. Aussi s'éprend-il de celle-là. Chacun choisit son héros et se passionne pour lui: ceux-ci pour Renaud, ce sont les jeunes têtes; ceux-là pour Roland, ce sont les coeurs amoureux; quelques-uns pour Charlemagne, ce sont les gens raisonnables. Il n'y a pas jusqu'à l'enchanteur Merlin qui n'ait ses prosélytes. Eh bien! Comprenez-vous maintenant? Cet animal de Cama est passionné de Roland.
-Parole d'honneur?
-C'est comme je vous le dis.
-Eh bien! Qu'est-ce que cela fait?
-Ce que cela fait?
-Oui.
-Cela fait que, lorsque vient l'heure de l'improvisation, il n'y a pas moyen de le retenir à la cuisine, ce qui est assez gênant, vous en conviendrez, dans une maison comme la nôtre, où il descend des voyageurs à toute heure du jour ou de la nuit. Enfin, cela ne serait rien encore; mais attendez donc, c'est qu'il y a ici un valet de chambre qui est renaudiste, et que si, sans y penser, j'ai le malheur de l'envoyer à la cuisine au moment du dîner, alors tout est perdu. La discussion s'engage sur l'un ou sur l'autre de ces deux braves paladins, les gros mots arrivent, chacun exalte son héros et rabaisse celui de son adversaire; il n'est plus question que de coups d'épée, de géants occis, de châtelaines délivrées. De la cuisine, plus un mot; de sorte que le pot-au-feu se consume, les broches s'arrêtent, le rôti brûle, les sauces tournent, le dîner est mauvais, les voyageurs se plaignent, l'hôtel se vide, et tout cela parce qu'un gredin de cuisinier s'est mis en tête d'être fanatique de Roland! Comprenez-vous maintenant?
-Tiens, c'est drôle.
-Mais non, c'est que ce n'est pas drôle du tout, surtout pour moi; mais, quant à vous, cela doit vous être parfaitement égal. Une fois en Sicile, il n'aura plus là son damné improvisateur et son enragé valet de chambre qui lui font tourner la tête. Il rôtira, il fricassera à merveille, et de plus, il fera tout pour vous, si vous lui dites seulement une fois tous les huit jours qu'Angélique est une drôlesse et Médor un polisson.
-Je le lui dirai.
-Vous le prenez donc?
-Sans doute, puisque vous m'en répondez.

On fit monter Cama. Cama fit quelques objections sur le peu de temps qu'il avait pour se préparer à un pareil voyage, et sur les dangers qu'il pouvait y courir; mais, dans la conversation, je trouvai moyen de placer un mot gracieux pour Roland. Aussitôt Cama écarquilla ses gros yeux, fendit sa bouche jusqu'aux oreilles, se mit à rire stupidement, et, séduit par notre communauté d'opinion sur le neveu de Charlemagne, se mit entièrement à ma disposition.
Il en résulta que, comme je l'avais promis au capitaine, j'envoyai Cama le même soir coucher à bord, avec les malles, les matelas et les oreillers, que nous allâmes rejoindre le lendemain à l'heure convenue.
Nous trouvâmes tous nos matelots sur le pont et nous attendant. Sans doute ils avaient aussi grande impatience de nous connaître que nous de les voir. Ce n'était pas une question moindre pour eux que pour nous, que celle de savoir si nos caractères sympathiseraient avec les leurs; il y allait pour nous de presque tout le plaisir que nous nous promettions du voyage; il y allait pour eux de leur bien-être et de leur tranquillité pendant deux ou trois mois.
L'équipage se composait de neuf hommes, d'un mousse et d'un enfant, tous nés ou du moins domiciliés au village della Pace, près de Messine. C'étaient de braves Siciliens dans toute la force du terme, à la taille courte, aux membres robustes, au teint basané, aux yeux arabes, détestant les Calabrais, leurs voisins, et exécrant les Napolitains, leurs maîtres; parlant ce doux idiome de Méli qui semble un chant, et comprenant à peine la langue florentine si fière de la suprématie que lui accorde son académie de la Crusca; toujours complaisants, jamais serviles, nous appelant excellence et nous baisant la main, parce que cette formule et cette action, qui chez nous ont un caractère de bassesse, ne sont chez eux que l'expression de la politesse et du dévouement. A la fin du voyage, ils arrivèrent à nous aimer comme des frères tout en continuant à nous respecter comme des supérieurs, distinction subtile où l'affection et le devoir avaient gardé leur place; et ils nous rendaient juste ce que nous avions le droit d'attendre en échange de notre argent et de nos bons procédés.
Leurs noms étaient: Giuseppe Arena, capitaine; Nunzio, premier pilote;
Vicenzo, second pilote; Pietro, frère de Nunzio; Giovanni, Filippo, Antonio, Sieni, Gaëtano. Le mousse et le fils du capitaine, gamin âgé de six ou sept ans, complétaient l'équipage.
Maintenant, que nos lecteurs nous permettent, après avoir embrassé avec nous du regard l'équipage en masse, de jeter un coup d'oeil particulier sur ceux de ces braves qui se distinguent par un caractère ou une spécialité quelconques: nous avons à faire avec eux un assez long voyage; et pour qu'ils prennent intérêt à notre récit, il faut qu'ils connaissent nos compagnons de route. Nous allons donc les faire apparaître tout à coup à leurs yeux tels qu'ils se découvriront à nous successivement.
Le capitaine Giuseppe Arena était, comme nous l'avons dit, un bel homme de vingt-huit ou trente ans, à la figure franche et ouverte dans les circonstances habituelles, à la figure calme et impassible dans les moments de danger. Il n'avait que très peu de connaissances en navigation; mais comme il possédait quelque fortune, il avait acheté son bâtiment, et cet achat lui avait naturellement valu le titre de capitaine. Quant au droit ou au pouvoir que ce titre lui donnait sur ses hommes, nous ne le vîmes pas une seule fois en faire usage. A part une légère nuance de respect qu'on lui accordait sans qu'il l'exigeât, et qu'il fallait les yeux de l'habitude pour bien distinguer, l'équipage vivait avec lui sur un pied d'égalité tout à fait patriarcale.
Nunzio le pilote était après le capitaine le personnage le plus important du bord: c'était un homme de cinquante ans, court et robuste, au teint de bistre, aux cheveux grisonnants, au visage rude, et qui naviguait depuis son enfance. Il était vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise de bure; dans les temps froids ou pluvieux, il ajoutait à ce strict nécessaire une espèce de manteau à capuchon qui tenait à la fois du paletot de l'occident et du burnous méridional. Ce manteau, qui était de couleur brune, brodé de fil rouge et bleu aux poches et aux ouvertures des manches, tombait raide et droit, et donnait à sa physionomie un admirable caractère. Au reste, Nunzio était l'homme essentiel ou plutôt indispensable: c'était l'oeil qui veillait sur les rochers, l'oreille qui écoutait le vent, la main qui guidait le navire. Dans les gros temps, le capitaine redevenait simple matelot et lui remettait tout le pouvoir. Alors du gouvernail, que d'ailleurs quelque temps qu'il fît il ne quittait jamais que pour la prière du soir, il donnait ses ordres avec une fermeté et une précision telles, que l'équipage obéissait comme un seul homme. Son autorité avait la durée de la tempête. Lorsqu'il avait sauvé le navire et la vie de ceux qui le montaient, il se rasseyait simple et calme à l'arrière du bâtiment, et redevenait Nunzio le pilote; mais, quoiqu'il eût abandonné son autorité, il conservait son influence: car Nunzio, religieux comme un vrai marin, était considéré à l'égal d'un prophète. Ses prédictions, à l'endroit du temps qu'il prévoyait d'avance à des signes imperceptibles à tous les autres yeux, n'avaient jamais été démenties par les événements, de sorte que l'affection que lui portait l'équipage était mêlée d'un certain respect religieux qui nous étonna d'abord, mais que nous finîmes bientôt par partager, tant est grande sur l'homme, quelle que soit sa condition, l'influence d'une supériorité quelconque.
Vicenzo, que nous plaçons le troisième plutôt pour suivre la hiérarchie des rangs qu'à cause de son importance réelle, avait titre de second pilote; c'était lui qui remplaçait Nunzio dans les rares et courts moments où celui-ci abandonnait le gouvernail. Pendant les nuits calmes, ils veillaient chacun à son tour. Presque toujours au reste, même dans les moments où son aide était inutile à la direction du navire, Vicenzo était assis près de notre vieux prophète, échangeant avec lui des paroles rares, et le plus souvent à voix basse. Cette habitude l'avait isolé du reste de l'équipage et rendu silencieux: aussi paraissait-il rarement parmi nous et ne répondait-il que lorsque nous l'interrogions; il accomplissait alors cet acte comme un devoir, avec toutes les formules de politesse usitées parmi les matelots. Au reste, brave et excellent homme, et après Nunzio, qui était un prodige sous ce rapport, résistant d'une manière merveilleuse à l'insomnie et à la fatigue.
Après ces trois autorités venait Pietro: Pietro était un joyeux compagnon qui remplissait parmi l'équipage l'emploi d'un loustic de régiment: toujours gai, sans cesse chantant, dansant et grimaçant; parleur éternel, danseur enragé, nageur fanatique, adroit comme un singe dont il avait les mouvements, entremêlant toutes les manoeuvres d'entrechats grotesques et de petits cris bouffons qu'il jetait à la manière d'Auriol; toujours prêt à tout, se mêlant à tout, comprenant tout; plein de bon vouloir et de familiarité; le plus privé avec nous de tous ses compagnons. Pietro s'était lié tout d'abord avec notre bouledogue. Celui-ci, d'un caractère moins facile et moins sociable, fut longtemps à ne répondre à ses avances que par un grognement sourd, qui finit par se changer à la longue en un murmure amical, et finalement en une amitié durable et solide, quoique Pietro, gêné dans sa prononciation par l'accent italien, n'ait jamais pu l'appeler que Melor au lieu de Milord; changement qui parut blesser d'abord son amour-propre, mais auquel il finit cependant par s'habituer au point de répondre à Pietro comme si ce dernier prononçait son véritable nom.
Giovanni, garçon gros et gras, homme du Midi avec le teint blanc et le visage joufflu d'un homme du Nord, s'était constitué notre cuisinier du moment où notre ami Cama s'était senti pris du mal de mer, ce qui lui était arrivé dix minutes après que le speronare s'était mis en mouvement; il joignait au reste à la science culinaire un talent qui s'y rattachait directement, ou plutôt dont elle n'était que la conséquence: c'était celui de harponneur. Dans les beaux temps, Giovanni attachait à la poupe du bâtiment une ficelle de quatre ou cinq pieds de longueur, à l'extrémité de laquelle pendait un os de poulet ou une croûte de pain. Cette ficelle ne flottait pas dix minutes dans le sillage qu'elle ne fût escortée de sept ou huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni prenait son harpon, toujours couché à bâbord ou à tribord près des avirons, et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis le fer s'enfonçait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau:
Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras; puis, à l'extrémité opposée, nous voyions reparaître dix fois sur douze le malheureux poisson percé de part en part; alors la tâche du pêcheur était faite, et l'office du cuisinier commençait. Comme sans être réellement malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion s'établissait donc aussitôt sur le mode de cuisson et d'assaisonnement le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile et muet, que la décision fût prise. Giovanni seul, devinant à l'expression de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion, qui, nous annonçant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement sur les nôtres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait amoureusement. Le poisson cuisait, et bientôt Giovanni nous le servait sur la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit sur notre petit bâtiment que la place manquait pour une table réelle. Sa mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril, jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.
Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le vîmes rire que deux fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous eûmes une seule fois l'occasion d'en connaître le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise disposition d'esprit se manifestait par un sifflotement triste ou gai, dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la pièce s'enfonçait, s'élançait après elle au moment où elle était prête de disparaître, s'enfonçait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis, quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le voyions reparaître, remontant parfaitement calme et sans effort apparent, comme s'il habitait son élément natal et qu'il vînt de faire la chose la plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que la pièce de monnaie était pour lui.
Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio commençait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avançait gravement hors de l'écoutille la moitié de son corps et accompagnait le virtuose en sifflant. Alors Pietro commençait à battre la mesure en balançant sa tête à droite ou à gauche, et en faisant claquer ses pouces comme des castagnettes. Mais à la cinquième ou sixième mesure l'air magique opérait; une agitation visible s'emparait de Pietro, tout son corps se mettait en mouvement comme avaient fait d'abord ses mains; il se soulevait sur un genou, puis sur les deux, puis se redressait tout à fait. Alors, et pendant quelques instants encore, il se balançait de droite à gauche, mais sans quitter la terre; ensuite, comme si le plancher du bâtiment se fût échauffé graduellement, il levait un pied, puis l'autre; et enfin, jetant un de ces petits cris que nous avons indiqués comme l'expression de sa joie, il commençait la fameuse danse nationale par un mouvement lent et uniforme d'abord, mais qui, s'accélérant toujours, pressé par la musique, se terminait par une espèce de gigue effrénée. La tarentelle ne prenait fin que lorsque le danseur épuisé tombait sans force, après un dernier entrechat dans lequel se résumait toute la scène chorégraphique.
Enfin venaient Sieni, dont je n'ai gardé aucun souvenir, et Gaëtano, que nous vîmes à peine, retenu qu'il fut à terre, pendant tout notre voyage, par une ophtalmie qui se déclara le lendemain de notre arrivée dans le détroit de Messine. Je ne parle pas du mousse; il était tout naturellement ce qu'est partout cette estimable classe de la société, le souffre-douleur de tout l'équipage. La seule différence qu'il y eût entre lui et les autres individus de son espèce, c'est que, vu le bon naturel de ses compagnons, il était de moitié moins battu que s'il se fût trouvé sur un bâtiment génois ou breton.
Et maintenant nos lecteurs connaissent l'équipage de la Santa Maria di Pie di Gratta aussi bien que nous-même.
Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et, amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table, et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.
Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:
«Monsieur le comte,
Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses bons procédés envers moi.
Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une preuve.
[Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes ont l'honneur de passer sous ses yeux.]
ALEX. DUMAS
Naples, ce 23 août 1835.»
Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés, et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes jambes dans la direction de la poste.
Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos trousses.
Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près; mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait, de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi, d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre appassionato.
On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale, auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la Cuisinière bourgeoise, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de l'autre.
Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée. Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que, malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.

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