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Chapitre XXXI
Le mariage de l'échafaud

Un jour, c'était en 1501, on afficha sur les murs de Naples le placard suivant :

« Il sera compté la somme de quatre mille ducats à celui qui livrera, mort ou vif, à la justice, le bandit calabrais Rocco del Pizzo. »
                    « Isabelle d'Aragon, régente. »

Trois jours après, un homme se présenta chez le ministre de la police, et déclara qu'il savait un moyen immanquable de s'emparer de celui qu'on cherchait, mais qu'en échange de l'or offert il demandait une grâce que la régente seule pouvait lui accorder : c'était donc avec la régente seule qu'il voulait traiter de cette affaire.
Le ministre répondit à cet homme qu'il ne voulait pas déranger Son Altesse pour une pareille bagatelle, qu'on avait promis quatre mille ducats et non autre chose ; et que si les quatre mille ducats lui convenaient, il n'avait qu'à livrer Rocco del Pizzo, et que les quatre mille ducats lui seraient comptés.
L'inconnu secoua dédaigneusement la tête et se retira.
Le soir même, un vol d'une telle hardiesse fut commis entre Resina et Torre del Greco, que chacun fut d'avis qu'il n'y avait que Rocco del Pizzo qui pouvait avoir fait le coup.
Le lendemain, à la fin du conseil, Isabelle demanda au ministre de la police des explications sur ce nouvel événement. Le ministre n'avait aucune explication à donner ; cette fois, comme toujours, l'auteur de l'attentat avait disparu, et, selon toute probabilité, exerçait déjà sur un tout autre point du royaume.
Le ministre alors se souvint de cet homme qui s'était présenté chez lui la veille, et qui lui avait offert de livrer Rocco del Pizzo : il raconta à la régente tous les détails de son entrevue avec cet homme ; mais il ajouta que, comme la première condition imposée par lui avait été de traiter l'affaire avec Son Altesse, à laquelle, au lieu de la prime accordée, il avait, disait-il, une grâce particulière à demander, il avait cru devoir repousser une pareille ouverture, venant surtout de la part d'un inconnu.
- Vous avez eu tort, dit la régente, faites chercher à l'instant même cet homme, et si vous le trouvez amenez-le moi.
Le ministre s'inclina, et promit de mettre, le jour même, tous ses agents en campagne.
Effectivement, en rentrant chez lui, il donna à l'instant même le signalement de l'inconnu, recommandant qu'on le découvrît quelque part qu'il fût, mais qu'une fois découvert on eût pour lui les plus grands égards, et qu'on le lui amenât sans lui faire aucun mal.
La journée se passa en recherches infructueuses.
La nuit même, un second vol eut lieu près d'Averse. Celui-là était accompagné de circonstances plus audacieuses encore que celui de la veille, et il ne resta plus aucun doute que Rocco del Pizzo, pour des motifs de convenance personnelle, ne se fût rapproché de la capitale.
Le ministre de la police commença à regretter sincèrement d'avoir éloigné l'étranger d'une façon si absolue, et le regret augmenta encore lorsque deux fois dans la journée du lendemain la régente lui fit demander s'il avait découvert quelque chose relativement à l'inconnu qui avait offert de livrer Rocco del Pizzo. Malheureusement ce retour sur le passé fut inutile ; cette journée, comme celle de la veille, s'écoula sans amener aucun renseignement sur le mystérieux révélateur.
Mais la nuit amena une nouvelle catastrophe. Au point du jour, on trouva, sur la route d'Amalfi à la Cava, un homme assassiné. Il était complètement nu et avait un poignard planté au milieu du coeur.
A tort ou à raison, la vindicte publique attribua encore ce nouveau crime à Rocco del Pizzo.
Quant au cadavre, il fut reconnu pour être celui d'un jeune seigneur connu sous le nom de Raymond-le-Bâtard, et qui appartenait, moins cette faute d'orthographe dans sa naissance, à la puissante maison des Caraccioli, ces éternels favoris des reines de Naples, et dont l'un des membres passait pour remplir alors, près de la régente, la charge héréditaire de la famille.
Cette fois le ministre fut désespéré, d'autant plus désespéré qu'une demi- heure après que le rapport de cet événement lui eut été fait, il reçut de la régente l'ordre de passer au palais.
Il s'y rendit aussitôt : la régente l'attendait le sourcil froncé et l'oeil sévère ; près d'elle était Antoniello Caracciolo, le frère du mort, lequel sans doute était venu réclamer justice.
Isabelle demanda d'une voix brève au pauvre ministre s'il avait appris quelque chose de nouveau relativement à l'inconnu ; mais celui-ci avait eu beau faire courir les places, les carrefours et les rues de Naples, il en était toujours au même point d'incertitude. La régente lui déclara que, si le lendemain l'inconnu n'était point retrouvé ou Rocco del Pizzo pris, il était invité à ne plus se présenter devant elle que pour lui remettre sa démission ; le comte Antoniello Caracciolo ayant déclaré que Rocco del Pizzo seul pouvait avoir commis un pareil crime.
Le ministre rentrait donc chez lui, le front sombre et incliné, lorsqu'en relevant la tête il crut voir de l'autre côté de la place, enveloppé d'un manteau et se chauffant au soleil d'automne, un homme qui ressemblait étrangement à son inconnu. Il s'arrêta d'abord comme cloué à sa place, car il tremblait que ses yeux ne l'eussent trompé ; mais plus il le regarda, plus il s'affermit dans son opinion ; il s'avança alors vers lui, et à mesure qu'il s'avança il reconnut plus distinctement son homme.
Celui-ci le laissa approcher sans faire un seul mouvement pour le fuir ou pour aller au-devant de lui. On l'eût pris pour une statue.
Arrivé près de lui, le ministre lui mit la main sur l'épaule, comme s'il eût eu peur qu'il ne lui échappât.
- Ah ! enfin, c'est toi, lui dit-il.
- Oui, c'est moi, répondit l'inconnu, que me voulez-vous ?
- Je veux te conduire à la régente, qui désire te parler.
- Vraiment ; c'est un peu tard.
- Comment, c'est un peu tard ! demanda le ministre tremblant que le révélateur ne voulût rien révéler. Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que, si vous aviez fait, il y a trois jours, ce que vous faites aujourd'hui, vous compteriez dans les annales de Naples deux vols de moins.
- Mais, demanda le ministre, tu n'as pas changé d'avis, j'espère ?
- Je n'en change jamais.
- Tu es toujours dans l'intention de livrer Rocco del Pizzo, si l'on t'accorde ce que tu demandes ?
- Sans doute.
- Et tu en as encore la possibilité ?
- Cela m'est aussi facile que de me remettre moi-même entre vos mains.
- Alors, viens.
- Un instant. Je parlerai à la régente ?
- A elle-même.
- A elle seule ?
- A elle seule.
- Je vous suis.
- Mais à une condition, cependant.
- Laquelle ?
- C'est qu'avant d'entrer chez elle vous remettrez vos armes à l'officier de service.
- N'est-ce point la règle ? demanda l'inconnu.
- Oui, répondit le ministre.
- Eh bien ! alors, cela va tout seul.
- Vous y consentez ?
- Sans doute.
- Alors, venez.
- Je viens.
Et l'inconnu suivit le ministre qui, de dix pas en dix pas, se retournait pour voir si son mystérieux compagnon marchait toujours derrière lui.
Ils arrivèrent ainsi au palais.
Devant le ministre toutes les portes s'ouvrirent, et au bout d'un instant ils se trouvèrent dans l'antichambre de la régente. On annonça le ministre, qui fut introduit aussitôt, tandis que l'inconnu remettait de lui-même à l'officier des gardes le poignard et les pistolets qu'il portait à la ceinture.
Cinq minutes après, le ministre reparut ; il venait chercher l'inconnu pour le conduire près de Son Altesse.
Ils traversèrent ensemble deux ou trois chambres, puis ils trouvèrent un long corridor, et au bout de ce corridor une porte entrouverte. Le ministre poussa cette porte, c'était celle de l'oratoire de la régente. La duchesse Isabelle les y attendait.
Le ministre et l'inconnu entrèrent ; mais quoique ce fût, selon toute probabilité, la première fois que cet homme se trouvât en face d'une si puissante princesse, il ne parut aucunement embarrassé, et, après avoir salué avec une certaine rudesse qui ne manquait pas cependant d'aisance, il se tint debout, immobile et muet, attendant qu'on l'interrogeât.
- C'est donc vous, dit la duchesse, qui vous engagez à livrer Rocco del Pizzo ?
- Oui madame, répondit l'inconnu.
- Et vous êtes sûr de tenir votre promesse ?
- Je m'offre comme otage.
- Ainsi votre tête...
- Paiera pour la sienne, si je manque à ma parole.
- Ce n'est pas tout à fait la même chose, dit la régente.
- Je ne puis pas offrir davantage, répondit l'inconnu.
- Dites ce que vous désirez alors ?
- J'ai demandé à parler à Votre Altesse seule, reprit l'inconnu : c'est ma première condition.
- Laissez-nous, don Luiz, dit la duchesse.
Le ministre s'inclina et sortit.
L'inconnu se trouva tête-à-tête avec la régente, séparé seulement d'elle par le prie-dieu sur lequel était posé un Evangile, et au-dessus duquel s'élevait un crucifix.
La régente jeta un coup d'oeil rapide sur lui. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, d'une taille au-dessus de la moyenne, au teint hâlé, aux cheveux noirs retombant en boucles le long de son cou, et dont les yeux ardents exprimaient à la fois la résolution et la témérité ; comme tous les montagnards, il était admirablement bien fait, et l'on sentait que chacun de ses membres si bien proportionnés était riche de souplesse et d'élasticité.
- Qui êtes-vous et d'où venez-vous ? demanda la régente.
- Que vous fait mon nom, madame ? dit l'inconnu ; que vous importe le pays où je suis né ? Je suis Calabrais, c'est-à-dire esclave de ma parole... Voilà tout ce qu'il vous importe de savoir, n'est-ce pas ?
- Et vous vous engagez à me livrer Rocco del Pizzo ?
- Je m'y engage.
- Et en échange qu'exigez-vous de moi ?
- Justice.
- Rendre la justice est un devoir que j'accomplis, et non pas une récompense que j'accorde.
- Oui, je sais bien que c'est là une de vos prétentions, à vous autres souverains ; vous vous croyez tous des juges aussi intègres que Salomon : malheureusement votre justice a deux poids et deux mesures.
- Comment cela ?
- Oui, oui ; lourde aux petits, légère aux grands, continua l'inconnu. Voilà ce que c'est que votre justice.
- Vous avez tort, monsieur, reprit la régente ; ma justice à moi est égale pour tous, et je vous en donnerai la preuve. Parlez : pour qui demandez-vous justice ?
- Pour ma soeur, lâchement trompée.
- Par qui ?
- Par l'un de vos courtisans.
- Lequel ?
- Oh ! un des plus jeunes, des plus beaux, un des plus nobles !... Ah ! tenez, voilà que Votre Altesse hésite déjà !
- Non ; seulement je désire savoir d'abord ce qu'il a fait...
- Et si ce qu'il a fait mérite la mort, aurais-je sa tête en échange de la tête de Rocco del Pizzo ?
- Mais, demanda la duchesse, qui sera juge de la gravité du crime ?
L'inconnu hésita un instant ; puis, regardant fixement la régente :
- La conscience de Votre Altesse, dit-il.
- Donc, vous vous en rapportez à elle ?
- Entièrement.
- Vous avez raison.
- Ainsi, si Votre Altesse trouve le crime capital, j'aurai sa tête en échange de celle de Rocco del Pizzo ?
- Je vous le jure.
- Sur quoi ?
- Sur cet Evangile et sur ce Christ.
- C'est bien. Ecoutez alors, madame, car c'est toute une histoire.
- J'écoute.
- Notre famille habite une petite maison isolée, à une demi-lieue du village de Rosarno, situé entre Cosenza et Sainte-Euphémie ; elle se compose de deux vieillards : mon père et ma mère ; de deux jeunes gens : ma soeur et moi. Ma soeur s'appelle Costanza. Tout autour de nous s'étendent les domaines d'un puissant seigneur, sur les terres duquel le hasard nous fit naître, et dont, par conséquent, nous sommes les vassaux.
- Comment s'appelle ce seigneur ? interrompit la régente.
- Je vous dirai son crime d'abord, son nom après.
- C'est bien ; continuez.
- C'était un magnifique seigneur que notre jeune maître, beau, noble, riche, généreux, et cependant avec tout cela haï et redouté ; car, en le voyant paraître, il n'y avait pas un mari qui ne tremblât pour sa femme, pas un père que ne tremblât pour sa fille, pas un frère qui ne tremblât pour sa soeur. Mais il faut dire aussi que tout ce qu'il faisait de mal lui venait d'un mauvais génie qui lui soufflait l'enfer aux oreilles. Ce mauvais génie était son frère naturel ; on le nommait Raymond-le-Bâtard.
- Raymond-le-Bâtard ! s'écria la régente, celui qui a été assassiné cette nuit ?
- Celui-là même.
- Connaissez-vous son assassin ?
- C'est moi.
- Ce n'est donc pas Rocco del Pizzo ? s'écria la duchesse.
- C'est moi, répéta l'inconnu avec le plus grand calme.
- Donc vous avez commencé par vous faire justice vous-même.
- Je suis venu la demander il y a trois jours, et on me l'a refusée.
- Alors, que venez-vous réclamer aujourd'hui ?
- La meilleure partie de ma vengeance, madame ; Raymond-le-Bâtard n'était que l'instigateur du crime, son frère est le criminel.
- Son frère ! s'écria la duchesse, son frère ! mais son frère c'est Antoniello Caracciolo.
- Lui-même, madame, répondit l'inconnu, en fixant son regard perçant sur la régente.
Isabelle pâlit et s'appuya sur le prie-dieu, comme si les jambes lui manquaient ; mais bientôt elle reprit courage.
- Continuez, monsieur, continuez.
- Et le nom du coupable ne changera rien à l'arrêt du juge ? demanda l'inconnu.
- Rien, répondit la régente, absolument rien, je vous le jure.
- Toujours sur cet Evangile et sur ce Christ ?
- Toujours : continuez, j'écoute.
Et elle reprit la même attitude et le même visage qu'elle avait un moment avant que la terrible révélation ne lui eût été faite, et l'inconnu à son tour reprit, de la même voix qu'il l'avait commencé, le récit interrompu.
- Je vous disais donc, madame, que le comte Antoniello Caracciolo était un beau, noble, riche et généreux seigneur ; mais qu'il avait un frère qui était pour lui ce que le serpent fut pour nos premiers pères, le génie du mal. Un jour il arriva, il y a de cela six mois a peu près, madame, il arriva, dis-je, que le comte Antoniello chassait dans la portion de ses forêts qui avoisine notre maison. Il s'était perdu à la poursuite d'un daim, il avait chaud, il avait soif, il aperçut une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur son épaule un vase rempli d'eau ; il sauta à bas de son cheval, passa la bride de l'animal à son bras, et vint demander à boire à la jeune fille. Cette jeune fille, c'était Costanza, c'était ma soeur.
Un frisson passa par le corps de la régente, mais l'inconnu continua sans paraître s'apercevoir de l'effet produit par ses dernières paroles :
- Je vous ai dit, madame, ce qu'était le comte Antoniello, permettez que je vous dise aussi ce qu'était ma soeur.
C'était une jeune fille de seize ans, belle comme un ange, chaste comme une madone. On voyait, à travers ses yeux, jusqu'au fond de son âme, comme à travers une eau limpide on voit jusqu'au fond d'un lac ; et son père et sa mère, qui y regardaient tous les jours, n'avaient jamais pu y lire l'ombre d'une mauvaise pensée.
Costanza n'aimait personne, et disait toujours qu'elle n'aimerait jamais que Dieu ; et, en effet, sa nature fine et délicate était trop supérieure à la matière qui l'entourait, pour que cette fange humaine souillât jamais sa blanche robe de vierge.
Mais, je vous l'ai dit, madame, et peut-être le savez-vous vous-même, le comte Antoniello est un beau, noble, riche et généreux seigneur. Costanza voyait pour la première fois un homme de cette classe ; le comte Antoniello voyait, pour la première fois, sans doute aussi, une femme de cette espèce. Ces deux natures supérieures, l'une par le corps, l'autre par l'âme, se sentirent attirées l'une par l'autre, et lorsqu'ils se furent quittés avec une longue conversation, Costanza commença à penser au beau jeune homme, et le comte Antoniello ne fit plus que rêver à la belle jeune fille.
Les lèvres de la régente se crispèrent ; mais il n'en sortit pas une seule syllabe.
- Il faut tout vous dire, madame ; Costanza ignorait que ce beau jeune homme fût le comte Caracciolo ; elle croyait que c'était quelque page ou quelque écuyer de sa suite, qu'elle pouvait, chaste et riche, car elle est riche pour une paysanne, ma soeur, qu'elle pouvait, dis-je, regarder en face et aimer.
Ils se virent ainsi trois ou quatre jours de suite, toujours sur le chemin de la fontaine et au même endroit où ils s'étaient vus pour la première fois ; mais, une après-midi, ils s'oublièrent, de sorte que mon père, ne voyant pas revenir sa fille, fut inquiet, et, jetant son fusil sur son épaule, il alla au devant d'elle.
Au détour d'un chemin, il l'aperçut assise près d'un jeune homme.
A la vue de notre père, Costanza bondit comme un daim effrayé, et le jeune homme, de son côté, s'enfonça dans la forêt. Le premier mouvement de mon père fut d'abaisser son arquebuse et de le mettre en joue, mais Costanza se jeta entre le canon de l'arme et Caracciolo. Notre père releva son arquebuse, mais il avait reconnu le jeune comte.
- Et c'était bien Antoniello Caracciolo ? murmura la régente.
- C'était lui-même, dit l'inconnu.
Le même soir, notre père ordonna à sa femme et à sa fille de se tenir prêtes à partir dans la nuit : toutes deux devaient quitter notre maison et chercher un asile chez une tante que nous avions à Monteleone. Au moment de partir, mon père prit Costanza à part, et lui dit :
- Si tu le revois, je le tuerai.
Costanza tomba aux genoux de mon père, promettant de ne pas le revoir ; puis, les mains jointes et les yeux pleins de larmes, elle lui demanda son pardon. Costanza partit avec sa mère, et, lorsque le jour parut, toutes deux étaient déjà hors des terres du comte Antoniello.
La régente respira.
Le lendemain, mon père alla trouver le comte. Je ne sais ce qui se passa entre eux ; mais ce que je sais, c'est que le comte lui jura sur son honneur qu'il n'avait rien à craindre dans l'avenir pour la vertu de Costanza.
Le lendemain de cette entrevue, le comte, de son côté, partit pour Naples.
- Oui, oui, je me rappelle son retour, murmura la régente. Après ? après ?
- Eh bien ! après, madame, après ?... Il continua de se souvenir de celle qu'il aurait du oublier. Les plaisirs de la cour, les faveurs des dames de haut parage, les espérances de l'ambition, ne purent chasser de son souvenir l'image de la pauvre Calabraise : cette image était sans cesse présente à ses yeux pendant ses jours, pendant ses nuits ; elle tourmentait ses veilles, elle brûlait son sommeil. Ses lettres à son frère devenaient tristes, amères, désespérées. Son frère, inquiet, partit et arriva à la cour. Il le croyait amoureux de quelque reine, à la main de laquelle il n'osait aspirer. Il éclata de rire lorsqu'il apprit que l'objet de cet amour était une misérable Calabraise.
- Tu es fou, Antoniello, lui dit-il. Cette fille est ta vassale, ta sujette, cette fille est ton bien.
- Mais, dit Antoniello, j'ai juré à son père...
- Quoi ? qu'as-tu juré, imbécile ?
- J'ai juré de ne pas chercher à revoir sa fille.
- Très bien ! il faut tenir ta promesse. Un gentilhomme n'a qu'une parole.
- Tu vois donc que tout est perdu pour moi.
- Tu as juré de ne pas chercher à la revoir ?
- Oui.
- Mais si c'est elle qui vient te trouver ?
- Elle !
- Oui, elle !
- Où cela ?
- Où tu voudras. Ici, par exemple ?
- Oh ! non, pas ici.
- Eh bien ! dans ton château de Rosarno.
- Mais je suis enchaîné ici ; je ne puis quitter Naples.
- Pour huit jours ?
- Oh ! pour huit jours ? oui, c'est possible, je trouverai quelque prétexte pour lui échapper pendant huit jours. Je ne sais pas de qui il parlait, madame, ni quelle chose le tenait en esclavage ; mais voilà ce qu'il dit.
- Je le sais, moi, dit la régente en devenant affreusement pâle. Continuez, monsieur, continuez.
- Ainsi, reprit Raymond, quand tu recevras ma lettre tu partiras ?
- A l'instant même.
- C'est bien.
Les deux frères se serrèrent la main en se quittant ; le comte Antoniello resta à Naples, et Raymond-le-Bâtard partit pour la Calabre.
Un mois après, le comte Antoniello reçut une lettre de son frère, et, il faut lui rendre justice, c'est un homme fidèle à sa promesse que le comte ! Ce jour même il partit.
Voilà ce qui était arrivé. Ne vous impatientez pas, madame, j'arrive au dénouement.
- Je ne m'impatiente pas, j'écoute, répondit la régente ; seulement je frissonne en vous écoutant.
- Un homme avait été assassiné près de la fontaine. Mon père, en ce moment, revenait de la chasse : il trouva ce malheureux expirant ; il se précipita à son secours, et, comme il essayait, mais inutilement, de le rappeler à la vie, deux domestiques de Raymond-le-Bâtard sortirent de la forêt et arrêtèrent mon père comme l'assassin.
Par un malheur étrange, l'arquebuse de mon père était déchargée, et, par une coïncidence fatale, mais dont Raymond pourrait donner le secret s'il n'était pas mort, la balle qu'on retira de la poitrine du cadavre était du même calibre que celles que l'on retrouva sur mon père.
Le procès fut court ; les deux domestiques déposèrent dans un sens qui ne permettait pas aux juges d'hésiter. Mon père fut condamné à mort.
Ma mère et ma soeur apprirent tout ensemble la catastrophe, le procès et le jugement ; elles quittèrent Monteleone et arrivèrent à Rosarno, ce jour même où le comte Antoniello, prévenu par la lettre de son frère, arrivait, de son côté, de Naples.
Le comte Caracciolo, comme seigneur de Rosarao, avait droit de haute et basse justice. Il pouvait donc, d'un signe, donner à mon père la vie ou la mort.
Ma mère ignorait que le comte fût arrivé ; elle rencontra Raymond-le- Bâtard, qui lui annonça cette heureuse nouvelle, et lui donna le conseil de venir solliciter avec sa fille la grâce de notre père et de son mari ; il n'y avait pas de temps à perdre, l'exécution de mon père était fixée au lendemain.
Elle saisit avec avidité la voie qui lui était ouverte par ce conseil, qu'elle regardait comme un conseil ami ; elle vint prendre sa fille, elle l'entraîna avec elle sans même lui dire où elle la conduisait, et, le jour même de l'arrivée du noble seigneur, les deux femmes éplorées vinrent frapper à la porte de son château.
Elle ignorait, la pauvre mère, l'amour du comte pour Costanza.
La porte s'ouvrit, comme on le pense bien, car toutes choses avaient été préparées par l'infâme Raymond pour que rien ne vint s'opposer à l'accomplissement de son projet ; mais une fois entrées, la mère et la fille rencontrèrent des valets qui leur barrèrent le passage et qui leur dirent qu'une seule des deux pouvait entrer.
Ma mère entra, Costanza attendit.
Elle trouva le comte Antoniello qui la reçut avec un visage sévère ; elle se jeta à ses pieds, elle pria, elle supplia ; Antoniello fut inflexible : un crime avait été commis, disait-il, son mari était coupable de ce crime, il fallait que ce meurtre fût vengé ; il fallait que la justice eût son cours : le sang demandait du sang.
Ma pauvre mère sortit de la chambre du comte brisée par la douleur, anéantie par le désespoir, et criant merci à Dieu.
- Mais où donc étiez-vous pendant ce temps ? demanda la régente à l'inconnu.
- A l'autre bout de la Calabre, madame, à Tarente, à Brindisi, que sais-je. J'étais trop loin pour rien savoir de ce qui se passait. Voilà tout.
Ma mère sortit donc désespérée et voulut entraîner sa fille, mais Costanza l'arrêta :
- A mon tour, ma mère, dit-elle, à mon tour d'essayer de fléchir notre maître. Peut-être serai-je plus heureuse que vous.
Ma mère secoua la tête et tomba sur une chaise, elle n'espérait rien.
Ma soeur entra à son tour.
- Elle savait que cet homme l'aimait, s'écria la régente, et elle entrait chez cet homme !...
- Mon père allait mourir, madame, comprenez-vous ?
Isabelle d'Aragon grinça des dents, puis, au bout d'un instant :
- Continuez, continuez... dit-elle.
Dix minutes s'écoulèrent dans une mortelle anxiété, enfin un serviteur sortit un papier à la main.
- Monseigneur le comte fait grâce pleine et entière au coupable, dit-il, voici le parchemin revêtu de son sceau.
Ma mère jeta un cri de joie si profond, qu'il ressemblait à un cri de désespoir.
- Oh ! merci, merci, dit-elle, et, baisant la signature du comte, elle se précipita vers la porte. Puis s'arrêtant tout à coup :
- Et ma fille ? dit-elle.
- Courez à la prison, dit le serviteur, vous trouverez votre fille, en rentrant chez vous.
Ma mère s'élança, égarée de joie, ivre de bonheur ; elle traversa les rues de Rosarno en criant : « Sa grâce ! sa grâce ! j'ai sa grâce !... » Elle arriva à la porte de la prison, où déjà elle s'était présentée deux fois sans pouvoir entrer. On voulut la repousser une troisième fois, mais elle montra le papier, et la porte s'ouvrit.
On la conduisit au cachot de mon père.
Mon père n'attendait plus que le bourreau ; c'était la vie qui entrait à la place de la mort.
Il y eut au fond de cet asile de douleur un instant d'indicible joie.
Puis il demanda des détails : comment ma mère et ma soeur avaient appris l'accusation qui pesait sur lui, comment elles étaient parvenues au comte ; comment, enfin toutes choses s'étaient passées.
Ma mère commença le récit, mon père l'écouta, l'interrompant à chaque instant par ses exclamations : peu à peu, il ne dit plus que quelques paroles et d'une voix tremblante. Bientôt il se tut tout à fait, puis sa tête tomba dans ses deux mains, puis la sueur de l'angoisse lui monta au visage, puis la rougeur de la honte lui brûla le front ; enfin, quand ma mère lui eut dit que, repoussée par le comte, elle avait permis à ma soeur de prendre sa place, il bondit en poussant un rugissement comme un lion blessé, et s'élança contre la porte, la porte était fermée.
Il prit la pierre qui lui servait d'oreiller, et la lança de toutes ses forces contre la barrière de fer qu'il croyait avoir le droit de se faire ouvrir.
Le geôlier accourut et lui demanda ce qu'il voulait.
- Je veux sortir ! s'écria mon père, sortir à l'instant même !
- Impossible ! dit le geôlier.
- J'ai ma grâce ! cria mon père. Je l'ai, je la tiens, la voilà !
- Oui, mais elle porte que vous ne sortirez de prison que demain matin.
- Demain matin ! fit le captif avec une exclamation terrible.
- Lisez plutôt, si vous en doutez, ajouta le geôlier.
- Mon père s'approcha de la lampe, lut et relut le parchemin. Le geôlier avait raison ; soit hasard, soit erreur, soit calcul, le jour de sa sortie était fixé au lendemain matin seulement.
Le prisonnier ne poussa pas un cri, pas un gémissement, pas un sanglot. Il revint s'asseoir muet et morne sur son lit.
Ma mère vint s'agenouiller devant lui.
- Qu'as-tu donc ? demanda-t-elle.
- Rien, répondit-il.
- Mais que crains-tu ?
- Oh ! peu de chose.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! que crois-tu, que crains-tu, que penses-tu ?
- Je pense que Costanza est indigne de son père, voilà tout.
Ce fut ma mère qui se leva à son tour, pâle et frissonnante.
- Mais c'est impossible.
- Impossible ! et pourquoi ?
- On m'a dit qu'elle allait sortir derrière moi. On m'a dit qu'elle allait nous attendre à la maison.
- Eh bien ! va voir à la maison si elle y est, et, si elle y est, reviens avec elle.
- Je reviens, dit ma mère.
Et elle frappa à son tour et demanda à sortir. Le geôlier lui ouvrit.
Elle courut à la maison. La maison était déserte, Costanza n'était point reparue.
Elle courut au palais et redemanda sa fille. On lui répondit qu'on ne savait pas ce qu'elle voulait dire.
Elle revint à la maison. Costanza n'était pas rentrée.
Elle attendit jusqu'au soir. Costanza ne reparut point.
Alors elle pensa à son mari et s'achemina de nouveau vers la prison ; mais, cette fois, d'un pas lent et aussi morne que si elle eût suivi au cimetière le cadavre de sa fille.
Comme la première fois, les portes s'ouvrirent devant elle.
Elle retrouva son mari assis à la même place ; quoiqu'il eût reconnu son pas, il ne leva même pas la tête. Elle alla se coucher à ses pieds et posa sans rien dire son front sur ses genoux.
- Comprenez-vous, madame, quelle nuit infernale fut cette nuit pour ces deux damnés !
Le lendemain, au point du jour, on vint ouvrir la prison et annoncer au condamné qu'il était libre. – Je vous l'ai déjà dit, ajouta l'inconnu en riant d'un rire terrible, oh ! le comte Caracciolo est un noble seigneur, et qui tient religieusement sa parole !...
Les deux vieillards sortirent s'appuyant l'un sur l'autre. Une seule nuit les avait tous les deux rapprochés de la tombe de dix ans.
En tournant le coin de la route d'où l'on aperçoit la maison, ils virent Costanza, qui les attendait agenouillée sur le seuil.
Ils ne firent pas un pas plus vite pour aller au devant de leur fille ; leur fille ne se releva pas pour aller au devant d'eux.
Quand ils furent près d'elle, Costanza joignit les mains et ne dit que ce seul mot :
- Grâce !
Par un mouvement instinctif, ma mère étendit le bras entre son mari et sa fille.
Mais celui-ci l'arrêta doucement.
- Grâce, dit-il en tendant la main à Costanza, grâce, et pourquoi grâce, mon enfant ? n'es-tu pas un ange ? n'es-tu pas une sainte ? n'es-tu pas plus que tout cela, n'es-tu pas une martyre ?
Et il l'embrassa.
Puis, comme la mère, entraînant sa fille au fond de la chaumière, le laissa seul dans la pièce d'entrée, il détacha son arquebuse, la jeta sur son épaule, et s'achemina vers le château.
Il demanda à remercier le comte.
Le comte était parti depuis une heure pour Naples.
Il demanda à remercier Raymond.
Raymond était parti avec son frère.
Il revint alors vers la chaumière, accrocha son arquebuse à la cheminée. Puis Costanza et sa mère entendirent comme le bruit d'un corps pesant qui tombait ; elles sortirent toutes deux et trouvèrent le vieillard étendu sans connaissance au milieu de la chambre.
Elles le posèrent sur le lit ; ma soeur resta près de lui, tandis que ma mère courait chercher un médecin.
Le médecin secoua la tête ; cependant il saigna mon père. Vers le soir, le vieillard rouvrit les yeux.
Comme il rouvrait les yeux, je mettais le pied sur le seuil de la porte.
Il ne vit ni ma mère ni ma soeur, il ne vit que moi.
- Mon fils, mon fils ! s'écria-t-il, oh ! c'est la vengeance divine qui te ramène.
Je me jetai dans ses bras.
- Allez, dit-il à ma mère et à ma soeur, et laissez-nous seuls.
Ma mère obéit, mais ma soeur voulut rester.
Alors le vieillard se souleva sur son lit, et, montrant à Costanza sa mère qui s'éloignait :
- Suivez votre mère, dit-il avec un de ces gestes suprêmes qui veulent être obéis, suivez votre mère, si vous voulez que ma bénédiction vous suive.
Costanza baisa la main du moribond, se jeta à mon cou en pleurant et suivit ma mère.
Je déposai mon arquebuse, mes pistolets et mon poignard sur une table, et j'allai m'agenouiller près du lit du vieillard.
- C'est la vengeance divine qui te ramène, répéta-t-il une seconde fois. Ecoute-moi, mon fils, et ne m'interromps pas ; car, je le sens, je n'ai plus que quelques instants à vivre, écoute-moi.
Je lui fis signe qu'il pouvait parler.
Alors il me raconta tout.
Et, à mesure qu'il parlait, sa voix s'animait, le sang refluait à son visage, la colère remontait dans ses yeux, on eût dit qu'il était plein de force, de vie et de santé. Seulement, au dernier mot, lorsqu'il en fut au moment où, rentrant chez lui et remettant son arquebuse à sa cheminée, il avait cru qu'il lui faudrait renoncer à sa vengeance, il jeta un cri étouffé et retomba la tête sur son chevet.
Cette fois il était mort.
Je fus longtemps sans le croire, longtemps je lui secouai le bras, longtemps je l'appelai ; enfin je sentis ses mains se refroidir dans les miennes, enfin je vis ses yeux se ternir.
Je fermai ses yeux, je croisai ses mains sur sa poitrine, je l'embrassai une dernière fois et je jetai par dessus sa tête son drap devenu un linceul.
Puis j'allai ouvrir la porte du fond, et faisant signe à ma mère et à ma soeur de s'approcher :
- Venez, leur dis-je, venez prier près de votre mari et de votre père mort.
Les deux femmes se jetèrent sur le lit en s'arrachant les cheveux et en éclatant en sanglots.
Pendant ce temps, je passais mes pistolets et mon poignard dans ma ceinture, et, jetant mon arquebuse sur mon épaule, je m'avançai vers la porte.
- Où vas-tu, frère ? s'écria Costanza.
- Où Dieu me mène, répondis-je.
Et, avant qu'elle eût eu le temps de s'opposer à ma sortie, je franchis le seuil et je disparus dans l'obscurité.
Je vins droit à Naples.
On m'avait dit non seulement que vous étiez belle entre les femmes, mais encore juste entre les reines.
Je vins à Naples avec l'intention de vous demander justice.
- Comment ne vous l'êtes-vous pas faite vous-même ? demanda Isabelle.
- Un coup de poignard n'était point assez pour un pareil crime, madame, c'était l'échafaud que je voulais. Antoniello Caracciolo a déshonoré ma famille, je veux le déshonneur d'Antoniello Caracciolo.
- C'est juste, murmura la régente.
- Mais, pour plus de sûreté encore, comme le long du chemin j'appris que la tête de Rocco del Pizzo était mise à prix, et comme, en arrivant à Naples, je lus, au coin du Mercato-Nuovo, le placard qui offrait quatre mille ducats à celui qui le livrerait mort ou vif ; pour plus de sûreté, dis-je, je me présentai chez le ministre de la justice, offrant de livrer vivant cet homme que vous cherchez partout et que vous ne pouvez trouver nulle part. Mais le ministre de la police ne voulut point m'accorder ce que je lui demandais, c'est-à-dire une audience de Votre Altesse. Alors je résolus d'arriver à mon but par un autre moyen ; je volai sur la route de Resina à Torre del Greco.
- Alors c'était donc vous et non pas Rocco del Pizzo ?...
- Alors je volai sur la route d'Aversa...
- C'était donc encore vous et non pas celui que l'on croyait ?...
- Alors j'assassinai sur la route d'Amalfi. La mort de Raymond, c'était le commencement de ma vengeance, car j'étais résolu de recourir à la vengeance puisqu'on me refusait justice.
- C'est bien, dit la régente. Dieu a voulu que je vous retrouve, tout est donc pour le mieux.
- Tout est pour le mieux, dit l'inconnu.
- Et vous vous engagez toujours à livrer Rocco del Pizzo ?
- Toujours.
- Vous savez où il est ?
- Je le sais.
- Vous répondez de mettre la main dessus ?
- J'en réponds.
- Et vous me le livrerez vivant ?
- En échange de Caracciolo mort ; vous le savez, c'est ma condition, madame.
- C'est chose dite, soyez tranquille. Mais qui me répondra de vous d'ici là ?
- C'est bien simple : envoyez-moi en prison ; seulement vous me ferez conduire, par deux gardes, à quelque fenêtre d'où je puisse assister au supplice de Caracciolo. Puis, Caracciolo mort, je vous livrerai Rocco del Pizzo.
- Mais si vous ne me le livrez pas ?
- Ma tête répondra pour la sienne ; je l'ai déjà dit et je vous le répète.
- C'est juste, dit la régente, je l'avais oublié.
Elle frappa dans ses mains, le capitaine des gardes entra.
- Faites écrouer cet homme à la Vicairie, dit-elle.
Le capitaine remit l'inconnu aux mains de deux gardes et rentra.
- Maintenant, continua la régente, faites arrêter le comte Antoniello Caracciolo et conduisez-le au château de l'Oeuf.
Le capitaine se présenta au palais de Caracciolo ; mais, soupçonnant sans doute quelque chose du danger qui le menaçait, Caracciolo avait disparu.
La régente, en apprenant cette nouvelle qui lui confirmait la culpabilité de son favori, ordonna aussitôt aux nobles du siège de Capouan, où les Caraccioli étaient inscrits, de lui livrer le coupable, leur donnant trois jours seulement pour obtempérer à cet ordre.
Les trois jours s'écoulèrent et comme à la fin de la troisième journée, le comte n'avait pas reparu, Naples, en se réveillant, trouva, le lendemain, cinquante ouvriers occupés à démolir le palais d'Antoniello Caracciolo, situé en face de la cathédrale.
Quand le palais fut complètement rasé, on amena une charrue, on creusa des sillons à la place où il s'était élevé, et l'on sema du sel dans les sillons.
Puis on commença de démolir le palais situé à la droite du sien : c'était le palais du prince Caracciolo son père.
Puis on commença de démolir le palais de gauche : c'était le palais du duc Caracciolo, son frère aîné.
Le palais démoli, il en fut fait autant sur son emplacement qu'il en avait été fait sur l'emplacement des deux autres.
La régente ordonna qu'il en serait ainsi des palais de tous les Caraccioli, jusqu'à ce que les Caraccioli eussent livré le coupable.
Dans la nuit qui suivit cette ordonnance, Antoniello Caracciolo se constitua de lui-même prisonnier.
Le lendemain, son père et ses deux frères se présentèrent au palais, mais la régente fit dire qu'elle n'était pas visible.
Le surlendemain, le prisonnier écrivit à la duchesse pour solliciter d'elle les faveurs d'une entrevue ; mais la duchesse lui fit répondre qu'elle ne pouvait le recevoir.
Les uns et les autres renouvelèrent pendant huit jours leurs tentatives ; mais ni les uns ni les autres n'obtinrent le résultat qu'ils poursuivaient.
Le matin du neuvième jour, les habitants du Mercato-Nuovo, avec un étonnement mêlé d'effroi, virent sur la place un échafaud qui n'y était pas la veille. La funèbre machine avait poussé dans l'ombre, sans que nul la vit croître, sans que personne l'entendit grandir.
Il y avait à l'une des extrémités de cet échafaud un autel et à l'autre un billot ; entre le billot et l'autel étaient, d'un côté, un prêtre, et de l'autre le bourreau.
Nul ne savait pour qui étaient cet échafaud, ce bourreau, ce prêtre, ce billot et cet autel.
Bientôt on vit arriver, par le quai qui va du Môle au Mercato-Nuovo, un homme conduit par deux gardes. On crut d'abord que cet homme était le héros du drame qui allait être joué ; mais il entra, suivi de ses deux gardes, dans une des maisons de la place. Un instant après, il reparut, toujours entre ses deux gardes, à la fenêtre de cette maison qui donnait en face de l'échafaud. On s'était trompé sur l'importance de cet homme, qui, selon toute probabilité, devait être simple spectateur de l'événement.
Un instant après, des cris se firent entendre à la fois sur le quai qui mène du pont de la Maddalena au Mercato-Nuovo et dans la rue du Soupir. Deux cortèges s'avançaient, celui de la rue du Soupir conduisant un beau jeune homme, celui du quai conduisant une belle jeune fille.
Le beau jeune homme, c'était Antoniello Caracciolo.
La belle jeune fille, c'était Costanza.
Tous deux apparurent sur la place en même temps, tous deux s'approchèrent de l'échafaud du même pas, tous deux y montèrent ensemble ; seulement, Costanza y monta du côté du prêtre, et Antoniello du côté du bourreau.
Arrivés sur la plate-forme, Antoniello fit un mouvement pour s'élancer vers Costanza, mais le bourreau l'arrêta ; de son côté, Costanza fit un pas pour s'avancer vers Antoniello, mais le prêtre la retint.
Alors le greffier déploya un parchemin et le lut à haute voix. C'est le contrat de mariage du comte Antoniello Caracciolo avec Costanza Maselli, contrat par lequel le noble fiancé donnait à sa future épousée, non seulement tous ses titres, mais encore tous ses biens.
Quoique la place fût encombrée par la foule, quoique cette foule refluât dans les rues environnantes, quoique chaque fenêtre de la place parût bâtie de têtes, quoique les toits des maisons semblassent chargés d'une moisson vivante, il se fît, au moment où le greffier déploya le parchemin, un tel silence dans cette multitude que pas un mot du contrat de mariage ne fut perdu.
Aussi toute cette foule, la lecture achevée, éclata-t-elle en applaudissements. On commençait à comprendre que, malgré la différence des conditions, la régente avait ordonné que le comte rendrait à la paysanne l'honneur qu'il lui avait ôté.
Quant aux deux fiancés, qui jusque-là n'avaient probablement pas su eux- mêmes de quoi il était question, ils parurent reprendre courage ; et lorsque le prêtre, qui était monté à l'autel, leur fit signe de s'approcher, ils allèrent d'un pas assez ferme s'agenouiller devant lui.
Aussitôt la messe commença, accompagnée de tous les rites du mariage. Le prêtre demanda à chacun des deux jeunes gens s'il prenait l'autre pour époux, et chacun d'eux, d'une voix intelligible, prononça le oui solennel. Puis l'homme de Dieu remit à Antoniello l'anneau nuptial, et Antoniello le passa au doigt de Costanza.
Alors tous deux s'agenouillèrent de nouveau et le prêtre les bénit.
Tous les assistants pleuraient de joie et d'émotion à cet étrange spectacle, et bénissaient à leur tour les deux jeunes époux, quand tout à coup le même ministre qui avait prononcé les saintes paroles du mariage entonna d'une voix sourde les prières des agonisants. A ce changement, toute cette multitude frissonna et laissa échapper un murmure de terreur, car elle comprenait qu'on n'en était encore qu'à la moitié de la cérémonie, et qu'une catastrophe terrible allait en faire le dénouement.
En effet, comme Antoniello, ignorant, ainsi que tous les autres, du destin qui l'attendait, jetait autour de lui un regard épouvanté, les deux aides de l'extérieur s'emparèrent de lui, et, avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement pour se défendre, ils lui lièrent les mains, et, tandis que le bourreau tirait son épée hors du fourreau, ils conduisirent le condamné devant le billot qui, ainsi que nous l'avons dit, s'élevait à l'autre extrémité de l'échafaud en face de l'autel, et le forcèrent de s'agenouiller devant lui.
Costanza voulut s'élancer vers Antoniello, mais le prêtre arrêta la jeune femme en étendant un crucifix entre elle et son époux.
Antoniello vit alors que tout était fini pour lui, et comprit qu'il était irrévocablement condamné ; il ne songea donc plus qu'à bien mourir. Il releva le front, dit à haute voix une prière ; puis se retournant vers Costanza à moitié évanouie :
- Au revoir dans le ciel, lui cria-t-il, et il posa son cou sur le billot.
Au même instant l'épée de l'exécuteur flamboya comme l'éclair, et la foule, jetant un cri terrible, fit un mouvement en arrière ; la tête de Caracciolo, détachée du corps d'un seul coup, avait bondi du billot sur le pavé, et roulait entre les jambes de ceux qui étaient les plus rapprochés de l'échafaud.
Deux confréries religieuses s'approchèrent alors de l'échafaud : une d'hommes, une de femmes. La première emporta le cadavre de Caracciolo décapité, la seconde emporta le corps de Costanza évanouie.
La foule s'écoula sur leurs traces, et au bout d'un instant la place se trouva vide ; il n'y resta plus, solitaire, sanglante et debout, que la terrible machine, demeurée là pour attester sans doute à la population de Naples que tout ce qu'elle venait de voir était une réalité et non un rêve.
Quand la place fut vide, l'homme qui avait assisté à l'exécution entre ses deux gardes descendit avec eux, et reprit le chemin du quai. Mais, au lieu de le ramener à la Vicairie, les soldats le conduisirent au palais royal.
Là, il fut introduit dans les mêmes appartements que la première fois, et, conduit au même oratoire, il y retrouva la régente à la même place, debout près du prie-dieu, et la main étendue sur les Evangiles. Les soldats entrèrent avec lui et demeurèrent de chaque côté de la porte.
- Eh bien ! dit Isabelle d'Aragon, ai-je accompli mon serment ?
- Religieusement, madame, répondit l'inconnu.
- Maintenant, à vous de tenir le vôtre.
- Je suis prêt.
- Où est l'homme dont la tête est à prix ?
- Devant Votre Altesse.
- Ainsi, Rocco del Pizzo ?...
- C'est moi, madame.
- Je le savais, dit Isabelle.
- Alors, reprit le bandit, qu'ordonne de moi Votre Altesse ?
- Que vous serviez de père à l'orpheline et de protecteur à la veuve.
- Comment, madame ?... s'écria Rocco del Pizzo.
- Je ne sais faire ni justice, ni grâce à moitié, reprit la régente.
Puis se retournant vers les soldats :
- Cet homme est libre d'aller où il voudra, dit-elle ; laissez-le donc sortir.

Et elle rentra dans ses appartements d'un pas calme et assuré, d'un pas de reine.
Costanza retourna en Calabre avec son frère, car elle avait encore, comme on s'en souvient, sa pauvre mère à Rosarno.
Rocco del Pizzo la suivit.
Mais lorsque sa mère mourut, ce qui arriva la nuit suivante, elle revint à Naples, entra dans le couvent qui l'avait déjà recueillie, y paya sa dot, et légua les restes de l'immense fortune qu'elle tenait de son mari à la pauvre communauté qui se trouva enrichie d'un seul coup.
Rocco del Pizzo suivit sa soeur à Naples.
Mais le jour où elle prononça ses voeux, lorsqu'il comprit qu'elle n'avait plus besoin de lui et que le Seigneur l'avait remplacé près d'elle, il disparut, et personne ne le revit depuis, ni ne sut positivement ce qu'il était devenu.
On croit qu'il s'attacha à la fortune de César Borgia, et qu'il fut tué près de ce grand homme, en même temps que lui.

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