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Chapitre XX
Saint Janvier et sa cour

Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les différentes pérégrinations qu'elles ont accomplies, et qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples à Bénévent, et les ramenèrent enfin de Bénévent à Naples : cette narration nous entraînerait à l'histoire du moyen âge tout entière, et on a tant abusé de cette intéressante époque qu'elle commence singulièrement à passer de mode.
C'est depuis le commencement du seizième siècle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, dont il ne sort que deux fois l'an pour aller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire. Deux ou trois fois par hasard on dérange bien encore le saint, mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire pour le faire sortir de ses habitudes sédentaires ; et chacune de ces sorties devient un événement dont le souvenir se perpétue et grandit, par tradition orale, dans la mémoire du peuple napolitain.
C'est à l'archevêché et dans la chapelle du Trésor que, tout le reste de l'année, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeois napolitains : c'est le résultat d'un voeu qu'ils firent simultanément en 1527, épouvantés qu'ils étaient par la peste qui désola cette année la très fidèle ville de Naples. La peste cessa, grâce à l'intercession du saint, et la chapelle fut bâtie comme un signe de la reconnaissance publique.
A l'opposé des votants ordinaires qui, lorsque le danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel ils se sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience à remplir vis-à-vis de leur patron l'engagement pris, que dona Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer de son côté pour une somme de trente mille ducats à la confection de la chapelle, ils refusèrent cette somme, déclarant qu'ils ne voulaient partager avec aucun étranger, cet étranger fût-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l'honneur de loger dignement leur saint protecteur.
Or, comme ni l'argent ni le zèle ne manqua, la chapelle fut bientôt bâtie ; il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeois avaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maître Vicenzio di Bossis, notaire public ; cette obligation porte la date du 13 janvier 1527 : ceux qui y ont signé s'engagent à fournir pour les frais du bâtiment la somme de 13 000 ducats ; mais il parait qu'à partir de cette époque il fallait déjà commencer à se défier des devis des architectes : la porte seule coûta 135 000 francs, c'est-à-dire une somme triple de celle qui était allouée pour les frais généraux de la chapelle.
La chapelle terminée, on décida qu'on appellerait, pour l'orner de fresques représentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement cette décision ne fut pas approuvée par les peintres napolitains, qui décidèrent à leur tour que la chapelle ne serait ornée que par des artistes indigènes, et qui jurèrent que tout rival qui répondrait à l'appel fait à son pinceau s'en repentirait cruellement.
Soit qu'ils ignorassent ce serment, soit qu'ils ne crussent pas à son exécution, le Dominiquin, le Guide et le chevalier d'Arpino accoururent ; mais le chevalier d'Arpino fut obligé de fuir avant même d'avoir mis le pinceau à la main ; le Guide, après deux tentatives d'assassinat, auxquelles il n'échappa que par miracle, quitta Naples à son tour : le Dominiquin seul, fait aux persécutions par les persécutions qu'il avait déjà éprouvées, las d'une vie que ses rivaux lui avaient rendue si triste et si douloureuse, n'écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il fit successivement la Femme guérissant une foule de malades avec l'huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier, la Résurrection d'un jeune homme, et la coupole, lorsqu'un jour il se trouva mal sur son échafaud : on le rapporta chez lui, il était empoisonné.
Alors les peintres napolitains se crurent délivrés de toute concurrence ; mais il n'en était point ainsi : un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses élèves pour remplacer le Guide son maître ; huit jours après, les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendit reparler d'eux ; alors Gessi abandonné perdit courage et se retira à son tour ; et l'Espagnolet, Corenzio, Lanfranco et Stanzione se trouvèrent maîtres à eux seuls de ce trésor de gloire et d'avenir, à la possession duquel ils étaient arrivés par des crimes.
Ce fut alors que l'Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque ; Stauzione, la Possédée délivrée par le saint ; et enfin Lanfranco, la coupole, à laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquin aux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.
Ce fut à cette chapelle, où l'art avait eu ses martyrs, que les reliques du saint furent confiées.
Ces reliques se conservent dans une niche placée derrière le maître-autel ; cette niche est séparée par un compartiment de marbre, afin que la tête du saint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait faire arriver le miracle avant l'époque fixée, puisque c'est par le contact de la tête et des fioles que le sang figé se liquéfie. Enfin elle est close par deux portes d'argent massif sculptées aux armes du roi d'Espagne Charles II.
Ces portes sont fermées elles-mêmes par deux clefs dont l'une est gardée par l'archevêque, et l'autre par une compagnie tirée au sort parmi les nobles, et qu'on appelle les députés du Trésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasser l'enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu'avec la permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvénients, elle a bien aussi ses avantages : saint Janvier y gagne à n'être pas dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecin de village : aussi ceux qui le gardent connaissent bien la supériorité de leur position sur leurs confrères les gardiens des autres saints.
Un jour que le Vésuve faisait des siennes, et que la lave, après avoir dévoré Torre del Greco, s'acheminait tout doucement vers Naples, il y eut émeute : les lazzaroni, qui cependant avaient le moins à perdre dans tout cela, se portèrent à l'archevêché, et commencèrent à crier pour qu'on sortit le buste de saint Janvier et qu'on le portât à l'encontre de l'inondation de flammes. Mais ce n'était pas chose facile que de leur accorder ce qu'ils demandaient : saint Janvier était sous double clef, et une de ces deux clés était entre les mains de l'archevêque, pour le moment en course dans la Basilicate, tandis que l'autre était entre les mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu'ils avaient de plus précieux, couraient l'un d'un côté, l'autre de l'autre.
Heureusement le chanoine de garde était un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint Janvier occupait au ciel et sur la terre : il monta sur le balcon de l'archevêché qui dominait toute la place encombrée de monde ; il fit signe de la main qu'il voulait parler, et, balançant la tête de haut en bas, en homme étonné de l'audace de ceux à qui il avait affaire :
- Vous me paraissez encore de plaisants drôles, dit-il, de venir ici crier saint Janvier comme vous viendriez crier saint Crépin ou saint Fiacre. Apprenez que saint Janvier est un monsieur qui ne se dérange pas ainsi pour le premier venu.
- Tiens, dit une voix dans la foule, Jésus-Christ se dérange bien pour le premier venu ; quand je demande le bon Dieu, est-ce qu'on me le refuse ?
- Voilà justement où je vous attendais, reprit le chanoine : de qui est fils Jésus-Christ, s'il vous plaît ? D'un charpentier et d'une pauvre fille comme vous et moi pourrions être : tandis que saint Janvier, c'est bien autre chose. Saint Janvier est fils d'un sénateur et d'une patricienne ; c'est donc, vous le voyez, un bien autre personnage que Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu si vous voulez ; mais quant à saint Janvier, c'est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous réunir dix fois plus nombreux que vous n'êtes, et crier quatre fois davantage, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas se déranger.
- C'est juste, dit la foule : allons chercher le bon Dieu. Et l'on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate que saint Janvier, sortit de l'église de Sainte-Claire, et s'en vint suivi de son cortège populaire au lieu qui réclamait sa miséricordieuse présence.
En effet, comme le disait le bon chanoine, saint Janvier est un aristocrate : il a un cortège de saints inférieurs qui reconnaissent sa suprématie, à peu près comme les clients romains reconnaissaient celle de leurs maîtres : ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l'attendent quand il rentre : ce sont les patrons secondaires de la ville de Naples.
Voici comment se recrute cette armée de saints courtisans.
Toute confrérie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier même qui tient à faire déclarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier bien entendu, n'a qu'à faire fondre une statue d'argent massif du prix de 6 à 8 000 ducats, et l'offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une fois admise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle : à partir de ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de sa présentation en règle. Comme les saints, qui au ciel glorifient éternellement Dieu autour duquel ils forment un choeur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange de cette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la même réclusion que saint Janvier ; ceux même qui en ont fait don à la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu'en déposant entre les mains d'un notaire du saint le double de la valeur de la statue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l'intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré, son identité constatée, le propriétaire muni de son reçu, va retirer la somme. De cette façon on est sûr que les saints ne s'égareront pas, et que, s'ils s'égarent, ils ne seront pas du moins perdus, puisque avec l'argent déposé on en pourra faire fondre deux au lieu d'un.
Cette mesure, qui paraît arbitraire au premier abord, n'a été prise, il faut le dire, qu'après que le chapitre de saint Janvier eût été dupe de sa trop grande confiance : la statue de san Gatano, sortie sans dépôt, non seulement ne rentra pas au jour dit, mais encore ne rentra jamais. On eut beau essayer de charger le saint lui-même, et prétendre qu'ayant toujours été assez médiocrement affectionné à saint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s'était présentée pour faire une fugue ; les témoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c'était un cocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mit à la poursuite du voleur ; mais comme il avait eu deux jours devant lui, il avait, selon toute probabilité, passé la frontière ; et, si minutieuses que fussent les recherches, elles n'amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indélébile s'étendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui jusque-là, à Naples, comme en France, avaient disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et qui, à partir de ce moment, n'osèrent plus se faire peindre revenant au domicile de la pratique une bourse à la main. Il y a plus, si vous avez discussion avec le cocher de fiacre, et que vous croyez que la discussion vaille la peine d'appliquer à votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la Pâque- Dieu, comme jurait Louis XI, ni par Ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV : jurez tout bonnement par san Gatano, et vous verrez votre ennemi atterré tomber à vos pieds pour vous demander excuse, s'il ne se relève pas, au contraire, pour vous donner un coup de couteau.
Comme on le comprend bien, les portes du Trésor sont toujours ouvertes pour recevoir les statues des saints qui désirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela sans aucune investigation de date, sans que le récipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426 ; la seule règle exigée, la seule condition sine qua non, c'est que la statue soit d'argent pur et qu'elle pèse le poids.
Cependant la statue serait d'or et pèserait le double, qu'on ne la refuserait pas pour cela ; les seuls jésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen de maintenir ou d'augmenter leur popularité, ont déposé cinq statues au Trésor dans l'espace de moins de trois ans.
Ces détails étaient nécessaires pour nous amener au miracle de saint Janvier, qui depuis plus de mille ans fait tous les six mois tant de bruit, non seulement dans la ville de Naples, mais encore par tout le monde.

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