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Chapitre XVI
Le prince de ***

Le prince de ***, les lunettes, la perruque et la tabatière exceptées, naquit avec tous les caractères de la jettatura. Il avait les lèvres minces, les yeux gros et fixes, et le nez en bec de corbin ; sa mère, dont il était le second enfant, n'eût pas même le bonheur de voir le nouveau-né : elle mourut en couches.
On chercha une nourrice pour l'enfant, et l'on trouva une belle et vigoureuse paysanne des environs de Nettuno. Mais à peine le malencontreux poupon lui eut-il touché le sein que son lait tourna.
Force fut de nourrir le principino au lait de chèvre, ce qui lui donna pour tout le reste de sa vie une allure sautillante à laquelle, grâce au ciel, on le reconnaît à trois cents pas de distance, tandis qu'avec ses gros yeux, il ne peut mordre qu'en touchant. Louons le Seigneur, ce qu'il a fait est bien fait.
En apprenant la mort de sa femme et la naissance d'un second fils, le prince de ***, qui était ambassadeur en Toscane, accourut à Naples ; il descendit au palais, pleura convenablement la princesse, embrassa paternellement l'enfant et s'en alla faire sa cour au roi. Le roi tourna le dos, il avait trouvé fort mauvais que le prince quittât son ambassade sans autorisation ; il eut beau faire valoir l'amour paternel, l'amour paternel lui coûta sa place.
Cette catastrophe refroidit un peu le prince de *** pour son fils ; d'ailleurs il avait, comme nous l'avons dit, un fils aîné, auquel appartenaient de droit titres, honneurs, richesses. Il fut donc décidé que le cadet entrerait dans les ordres. Le principino était trop jeune pour avoir une opinion quelconque à l'endroit de son avenir : il se laissa faire.
Le jour où il entra au séminaire, tous les enfants de la classe dans laquelle il fut mis attrapaient la coqueluche. Notez qu'au milieu de tout cela aucun accident personnel n'atteignait le principino ; il grandissait à vue d'oeil et prospérait que c'était un charme.
Il fit ses classes avec le plus grand succès, l'emportant sur tous ses camarades. Une seule fois, on ne sait comment cela se fit, il ne remporta que le second prix ; mais l'élève qui avait remporté le premier, en allant recevoir sa couronne, butta sur la première marche de l'estrade et se cassa la jambe.
Cependant l'enfant devenait jeune homme. Si retiré que fût le séminaire, les bruits du monde arrivaient jusqu'à lui. D'ailleurs, dans ses promenades avec ses compagnons, il voyait passer de belles dames dans des voitures élégantes, et de beaux jeunes gens sur de fringants chevaux ; puis, au bout de la rue de Toledo, il apercevait un édifice qu'on appelait Saint-Charles, et de l'intérieur duquel on lui disait tant de merveilles que les palais et les jardins d'Aladin n'étaient rien en comparaison. Il en résultait que le principino avait grande envie de faire connaissance avec les belles dames, de monter à cheval comme les beaux jeunes gens, et surtout d'entrer à Saint Charles pour voir ce qui s'y passait réellement.
Malheureusement la chose était impossible ; le prince de ***, qui avait toujours sa disgrâce sur le coeur, gardait rancune à son fils cadet. D'un autre côté, le prince Hercule, que l'on faisait voyager afin qu'il n'eût aucun contact avec son frère, devenait de jour en jour un peu plus parfait cavalier, et promettait de soutenir à merveille l'honneur du nom. Raison de plus pour que le pauvre principino restât confiné dans son séminaire.
Cependant les affaires se brouillaient entre le royaume des Deux-Siciles et la France ; on parlait d'une croisade contre les républicains ; le roi Ferdinand, comme nous l'avons dit ailleurs, voulait en donner l'exemple. On leva des troupes de tous côtés, on assembla une armée, et l'on annonça avec grande solennité que l'archevêque de Naples bénirait les drapeaux dans la cathédrale de Sainte-Claire.
Comme c'était une chose fort curieuse, et que si grande que fût l'église il n'y avait pas possibilité que tout Naples y pût tenir, on décida que des députés des différents ordres de l'Etat assisteraient seuls aux cérémonies. En outre, les collèges, les écoles et les séminaires avaient droit d'y envoyer les élèves de chaque classe qui auraient été les premiers dans la composition la plus rapprochée du jour où devait avoir lieu la cérémonie. Le principino fut le premier dans sa triple composition de thème, de version et de théologie ; le principino, qui faisait au reste des progrès miraculeux, était à cette époque en rhétorique, et pouvait avoir de 16 à 17 ans.
Le grand jour arriva. La cérémonie fut pleine de solennité ; tout se passa avec un calme et un grandiose parfaits ; seulement, au moment où les étendards, après la bénédiction, défilaient pour sortir de l'église, un des porte-drapeaux tomba mort d'une apoplexie foudroyante en passant devant le principino. Le principino, qui avait un coeur excellent, se précipita aussitôt sur ce malheureux pour lui porter secours, mais il avait déjà rendu le dernier soupir. Ce que voyant, le principino saisit l'étendard, l'agita d'un air martial qui indiquait quel homme il serait un jour, et le remit à un officier en criant : vive le roi ! cri qui fut répété avec enthousiasme par toute l'assemblée.
Trois mois après, l'armée napolitaine était battue, le drapeau était tombé au pouvoir des Français avec une douzaine d'autres, et le roi Ferdinand s'embarquait pour la Sicile.
Le principino avait fait ses classes ; il s'agissait de faire choix d'un couvent. Le jeune homme choisit les camaldules. En conséquence, il sortit du séminaire où il avait passé son adolescence, et il entra comme novice dans le monastère où devait s'écouler sa virilité et s'éteindre sa vieillesse.
Le lendemain de son entrée aux camaldules parut l'ordonnance du nouveau gouvernement qui supprimait les communautés religieuses.
Le jeune homme fut alors forcé de suivre la carrière de la prélature, car, les couvents supprimés, il n'en demeurait pas moins le cadet et n'en était pas plus riche pour cela. Pendant trois mois, il se promena donc dans les rues de Naples avec un chapeau à trois cornes, un habit noir et des bas violets ; puis il se décida à recevoir les ordres mineurs.
Le matin du jour fixé pour la cérémonie, la république parthénopéenne, qui venait d'être établie, décida qu'il n'y avait pas d'égalité devant la loi tant qu'il n'y avait pas égalité entre les héritages, et que par conséquent le droit d'aînesse était aboli.
Ce nouveau décret enlevait cent mille livres de rente au prince Hercule, frère aîné de notre héros, lequel se trouvait possesseur d'un capital de deux millions.
Comme le principino n'avait pas une grande vocation pour l'église, il fit des bas rouges comme il avait fait de la robe blanche, envoya le tricorne rejoindre le capuchon, fit venir le meilleur tailleur de Naples, acheta la plus belle voiture et les plus beaux chevaux qu'il put trouver, et envoya retenir pour le soir même une loge à Saint-Charles.
Saint-Charles était véritablement bien digne du désir qu'avait toujours eu le principino d'y entrer : c'était un des monuments dont Charles VII, pendant sa royauté temporaire, avait doté Naples. Un jour il avait fait venir l'architecte Angelo Carasale, et mettant tous ses trésors à sa disposition, il lui avait dit de n'épargner ni frais ni dépense, mais de lui faire la plus belle salle qui existât au monde. L'architecte s'y était engagé les architectes s'engagent toujours ; puis profitant de la licence accordée, il avait choisi un emplacement voisin du palais, abattu nombre de maisons et déblayé un terrain immense sur lequel s'éleva avec une merveilleuse rapidité la féerique construction. En effet, le théâtre, commencé au mois de mars 1737, fut prêt le 1er novembre et s'ouvrit le 4 du même mois, jour de la saint Charles.
Si nous n'avions pas renoncé aux descriptions, par la conviction que nous avons qu'aucune description ne décrit, nous essaierions de relever le nombre de glaces, de calculer le nombre de bougies, d'énumérer le nombre d'arbres en fleurs qui faisaient, pendant cette grande soirée, du théâtre Saint-Charles la huitième merveille du monde. Une grande loge avait été préparée pour le roi et la famille royale : et au moment où les augustes spectateurs y entrèrent, l'impression fut si grande sur eux-mêmes qu'ils donnèrent le signal des applaudissements : aussitôt la salle toute entière éclata en bravos et en cris d'admiration.
Ce ne fut pas tout. Le roi fit venir l'architecte dans sa loge et, lui posant la main sur l'épaule à la vue de tous, il le félicita sur son admirable réussite.
- Une seule chose manque à votre salle, dit le roi.
- Laquelle ? demanda l'architecte.
- Un passage qui conduise du palais au théâtre.
L'architecte baissa la tête en signe d'assentiment.
Le spectacle fini, le roi sortit de sa loge et trouva Carasale qui l'attendait.
- Qu'avez-vous donc fait pendant toute cette représentation ? lui demanda le roi.
- J'ai exécuté les ordres de Votre Majesté, répondit Carasale.
- Lesquels ?
- Que Votre Majesté daigne me suivre, et elle verra.
- Suivons-le, dit le roi en se retournant vers la famille royale ; quoi qu'il ait fait, rien ne m'étonnera ; nous sommes dans la journée aux miracles.
Le roi suivit donc l'architecte ; mais, quoi qu'il eût dit, son étonnement fut grand lorsqu'il vit s'ouvrir devant lui les portes d'une galerie intérieure toute tapissée d'étoffes de soie et de glaces ; cette galerie, qui avait deux ponts jetés à une hauteur de trente pieds et un escalier de cinquante-cinq marches, avait été improvisée pendant les trois heures qu'avait duré la représentation.
Voilà donc ce qu'était Saint-Charles depuis soixante ans ; depuis soixante ans Saint-Charles faisait l'admiration et l'envie de toute la terre. Il n'était donc pas étonnant que le principino eût une si grande envie de voir Saint Charles.
Le soir même où le principino avait vu Saint-Charles, et comme le dernier spectateur franchissait le seuil de la salle, le feu prit au théâtre ; le lendemain Saint-Charles n'était plus qu'un monceau de cendres.
Déjà depuis longtemps des bruits alarmants circulaient sur le principino ; mais à partir de ce jour ces bruits prirent une consistance réelle. On se rappelait avec effroi les différents résultats qu'il avait obtenus, et l'on commença de le fuir comme la peste. Cependant ces bruits trouvaient des incrédules ; à Naples, comme partout ailleurs, il y a des esprits forts qui se vantent de ne croire à rien. D'ailleurs, la présence des Français avait mis le scepticisme à la mode, et madame la comtesse de M***, qui aimait fort les Français, déclara hautement qu'elle ne croyait pas un mot de ce que l'on disait sur le pauvre principino, et qu'en preuve de son incrédulité elle donnerait une grande soirée tout exprès pour le recevoir et pour prouver par l'impunité que tous les bruits qu'on répandait sur lui étaient ridicules et erronés.
La nouvelle du défi porté à la jettatura par la comtesse de M*** se répandit dans Naples ; le premier mot de tous les invités fut qu'ils n'iraient certainement pas à cette soirée : mais le grand jour venu, la curiosité l'emporta sur la crainte, et, dès neuf heures du soir, les salons de la comtesse étaient encombrés. Heureusement, toute cette foule débordait dans de magnifiques jardins éclairés avec des verres de couleur dans les bosquets desquels étaient disposés des groupes d'instrumentistes et de chanteurs.
A dix heures, le prince de *** arriva : c'était à cette époque un charmant cavalier, qui portait depuis longtemps des lunettes, c'est vrai ; qui venait de prendre la tabatière bien plutôt par genre qu'autrement, c'est encore vrai ; mais qu'une magnifique chevelure ondoyante et bouclée devait encore longtemps dispenser de recourir à la perruque. Il était d'un caractère charmant, paraissait toujours joyeux, se frottait les mains sans cesse, et ne manquait pas d'esprit ; bref, c'était un homme à succès, n'était cette maudite jettatura.
Son entrée chez la comtesse de M*** fut signalée par un petit accident ; mais il est juste de dire que cet accident pouvait aussi bien avoir pour cause la maladresse que la fatalité : un laquais, qui portait un plateau de glaces, le laissa tomber juste au moment où le prince ouvrait la porte. Cependant la coïncidence de son apparition avec l'événement fit qu'on remarqua cet événement, si léger qu'il fût.
Le prince se mit en quête de la maîtresse de la maison. Elle se promenait dans ses jardins, ainsi que presque tous les invités. Il faisait une de ces magnifiques soirées du mois de juin dont la chaleur, à Naples, est tempérée par cette double brise de mer qu'on ne connaît que là. Le ciel était flamboyant d'étoiles, et la lune, qui montait au-dessus du Vésuve fumant, semblait un énorme boulet rouge lancé par un mortier gigantesque.
Le prince, après avoir erré dix minutes dans la foule, avoir respiré cet air, avoir savouré ces parfums, avoir admiré ce ciel, rencontra enfin la maîtresse de la maison, à la recherche de laquelle il s'était lancé, comme nous l'avons dit.
Dès qu'elle aperçut le prince, madame la comtesse de M*** vint à lui : on échangea les compliments d'usage ; puis, pour prouver le mépris qu'elle faisait des bruits répandus, la comtesse quitta le bras de son cavalier et prit celui du prince. Sensible à cette marque de distinction, le prince voulut la reconnaître en louant la fête.
- Ah ! madame, dit-il, quelle charmante fête vous nous donnez là, et comme on en parlera longtemps !
- Oh ! prince, répondit madame de M***, vous exagérez la valeur d'une petite réunion sans conséquence.
- Non, d'honneur, dit le prince. Il est vrai que tout y concourt, et que Dieu vous a donné le temps le plus magnifique.
Le prince n'avait pas achevé cette phrase qu'un coup de tonnerre olympien se fit entendre, et qu'un nuage, que personne n'avait vu, crevant tout à coup, se répandit en épouvantable averse. Chacun se sauva de son côté comme il put ; les uns cherchèrent un abri momentané dans les grottes ou dans les kiosques, les autres s'enfuirent vers le palais ; la comtesse de M*** et le prince furent au nombre de ces derniers.
Or, notez que, dans le mois de juin, Naples est une espèce d'Egypte à l'endroit de l'eau, et qu'il y a trois mois dans l'année, juin, juillet et août, pendant lesquels, la sécheresse fût-elle libyenne, on ne se hasarderait pas, pour la faire cesser, à sortir la châsse de saint Janvier de son tabernacle, de peur de compromettre la puissance du saint.
Le prince n'avait eu qu'un mot à dire, et un autre déluge avait à l'instant même ouvert les cataractes du ciel.
Le salon principal, vaste rotonde autour de laquelle tournaient tous les autres appartements, était éclairé par un magnifique lustre en cristal que la comtesse de M*** avait reçu d'Angleterre trois mois auparavant, et qu'elle avait fait allumer pour la première fois. Ce lustre était d'un effet magique, tant la lumière, reflétée par les mille facettes du verre, se multipliait, brillant de tout les feux de l'arc-en-ciel. Aussi, au moment où le prince et la comtesse arrivèrent sur le seuil de la porte, le prince s'arrêta-t-il ébloui.
- Eh bien ! qu'avez-vous donc, prince ? demanda la comtesse de M***.
- Ah ! madame, s'écria le prince, que vous avez là un magnifique lustre !
Le prince avait à peine laissé échapper ces paroles louangeuses, qu'un des anneaux dorés qui soutenaient cet autre soleil au plafond se rompit, et que le lustre, tombant sur le parquet, se brisa en mille morceaux.
Par bonheur, c'était juste au moment où chacun prenait place pour la contredanse ; le centre du salon se trouvait donc vide, et personne ne fut blessé.
Madame de M*** commença à se repentir en elle-même d'avoir ainsi tenté Dieu en invitant le prince ; mais l'idée qu'elle reculait devant trois accidents qui pouvaient, à tout prendre, être l'effet du hasard ; la crainte des sarcasmes de ses amis si elle semblait céder à cette crainte, la difficulté de se débarrasser du prince, auquel elle donnait le bras, et qui se confondait en regrets sur les catastrophes aussi incroyables qu'inattendues qui venaient attrister la fête, toutes ces considérations réunies la déterminèrent à faire contre mauvaise fortune bon coeur et à suivre jusqu'au bout la route où elle était engagée. La comtesse n'en fut donc que plus aimable avec le prince, et, sauf le plateau renversé, sauf l'orage survenu, sauf le lustre brisé, tout continua d'aller à merveille.
La soirée était entrecoupée de chant ; c'était le moment où Pasiello et Cimarosa, ces deux ancêtres de Rossini, se partageaient les adorations du monde musical. On chantait tour à tour des morceaux de l'un et de l'autre. Une des meilleures interprètes de ces deux grands génies était la signora Erminia, prima donna du malheureux théâtre Saint-Charles, qui fumait encore. C'était un soprano de la plus grande étendue, d'une sûreté de voix et de méthode telle, qu'on ne se rappelait pas, de mémoire de dilettante, avoir rien entendu de pareil.
En effet, depuis trois ans que la signora Erminia était à Naples, jamais le moindre enrouement, jamais la moindre note douteuse, jamais, enfin, pour nous servir du terme consacré, jamais le moindre chat dans le gosier. Elle avait promis de chanter le fameux air : Pria che spunti, et le moment était venu de tenir sa promesse.
Aussi, la contredanse finie, chacun se rangea-t-il à sa place pour laisser le salon libre à la signora Erminia.
L'accompagnateur se plaça au piano, la signora se leva pour l'y rejoindre ; mais comme il lui fallait traverser seule cet immense salon, le prince, qui l'avait apprécié à sa valeur la seule fois qu'il avait été à Saint-Charles, dit un mot d'excuse à la comtesse de M***, et, s'élançant au devant de la célèbre cantatrice, il lui offrit le bras pour la conduire à son poste.
Chacun applaudit à cet élan de galanterie, d'autant plus remarquable qu'il venait de la part d'un jeune homme qui, la veille encore, était au séminaire.
Le prince revint ensuite réclamer le bras de la comtesse de M***, au milieu d'un murmure général d'approbation.
Mais bientôt les mots Chut ! Silence ! Ecoutons ! se firent entendre. L'accompagnateur jeta à la foule impatiente son brillant prélude. La cantatrice toussa, essaya de rougir : puis ouvrant la bouche, elle fila son premier son.
Elle l'avait pris un demi-ton trop haut, et, à la moitié de la quatrième mesure elle fit un épouvantable couac.
Comme c'était chose miraculeuse, chose inouïe, chose presque impossible à croire, chacun se hâta de rassurer la cantatrice par des applaudissements ; mais le coup était porté, la signora Erminia, sentant qu'elle était dominée par une force néfaste supérieure à son talent, comprit que c'était la jettatura qui agissait ; elle s'élança hors du salon en lançant un regard terrible au pauvre prince, auquel elle attribuait la déconvenue qui venait de lui arriver.
Cette série d'événements commençait à mettre madame de M*** on ne peut plus mal à son aise ; tous les yeux étaient fixés sur elle et sur le malencontreux prince, dont la première entrée dans le monde était signalée par de si étranges catastrophes. Mais comme, de son côté, à part les compliments de condoléances qu'il se croyait obligé de faire à madame de M***, le prince ne paraissait nullement s'apercevoir qu'il était la cause présumée de tous ces effets, et que, fier de l'honneur d'avoir à son bras le bras de la maîtresse de la maison, il ne semblait pas vouloir s'en dessaisir de toute la soirée, madame de M*** avisa un moyen poli de rentrer en possession d'elle-même, en feignant d'être lasse de rester debout et en priant le prince de la conduire dans un charmant petit boudoir donnant sur le salon, et qui avait été conservé tout meublé, dans le but justement d'offrir un lieu de repos aux danseurs et aux danseuses fatigués.
Cette charmante oasis était d'autant plus agréable que sa porte à deux battants s'ouvrait sur le salon, et que, tout en cessant de faire partie du bal comme acteur, on continuait, en se retirant dans ce petit boudoir, d'en demeurer spectateur.
Ce fut donc là que le prince de *** conduisit la comtesse ; et comme c'était un cavalier plein d'attentions, il alla prendre un fauteuil contre la muraille, le traîna en face de la porte, de manière que, tout en se reposant, madame de M*** pût parfaitement voir ; approcha une chaise du fauteuil, afin de n'être point obligé de la quitter, et, en la saluant, lui fit signe de s'asseoir.
Madame de M*** s'assit ; mais au moment où elle s'asseyait, les deux pieds de derrière du fauteuil se brisèrent en même temps, de manière que la pauvre comtesse fit une chute des plus désagréables. Aussi, lorsque le prince, se précipitant vers elle, lui offrit la main pour l'aider à se relever, repoussa-t-elle sa main avec une vivacité qu'avait cessé de tempérer toute politesse, et, toute rougissante et confuse, se sauva-t-elle dans sa chambre à coucher, où elle s'enferma, et d'où, quelques instances qu'on lui fit à la porte, elle ne voulut plus sortir.
Veuf de la maîtresse de maison, le bal ne pouvait plus continuer. Aussi chacun se retira-t-il maudissant le malencontreux invité qui avait changé toute cette délicieuse fête en une série non interrompue d'accidents. Le prince seul ne s'aperçut point des causes de cette désertion prématurée ; il resta le dernier, et s'obstinait encore à essayer de faire reparaître madame de M***, lorsque les domestiques vinrent lui faire observer qu'il n'y avait plus que sa présence qui empêchât qu'on éteignit les candélabres et qu'on ne fermât les portes.
Le prince, qui au bout du compte était un homme de bon goût, comprit qu'un long séjour serait une inconvenance, et se retira chez lui, enchanté de son début dans le monde, et ne doutant pas que son amabilité n'eût produit sur le coeur de la comtesse le plus désastreux effet pour sa tranquillité à venir.
On comprend que les résultats de cette fameuse soirée produisirent une immense sensation ; on les attendait pour porter une opinion définitive sur le prince de ***. A compter de ce moment, l'opinion fut donc fixée.
Sur ces entrefaites, le prince Hercule, dont nous avons déjà dit quelques mots, arriva de ses voyages ; il avait parcouru la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et avait eu partout les plus grands succès. C'était chose juste, car peu d'hommes les eussent mérités à aussi juste titre. C'était un excellent cavalier, un danseur merveilleux, et surtout un tireur de première force à l'épée et au pistolet, supériorité qui avait été constatée par une douzaine de duels dans lesquels il avait toujours tué ou blessé ses adversaires, sans qu'il eût attrapé, lui, une seule égratignure. Aussi le prince Hercule était-il dans ces sortes d'affaires d'une confiance qui s'augmentait naturellement encore de la crainte qu'il inspirait.
L'entrevue entre les deux frères fut naturellement un peu froide ; ils ne s'étaient jamais vus, et le prince Hercule, tout en pardonnant à son puîné l'accroc qu'il avait fait à sa fortune, n'avait point assez de philosophie pour l'oublier entièrement. Néanmoins, le prince aîné était si loyal, le prince cadet était si bon enfant, qu'au bout de quelques jours les deux frères étaient devenus inséparables.
Mais le prince Hercule n'avait point passé ces quelques jours dans une ville qui ne s'entretenait que de la fatale influence attachée à son frère cadet, sans attraper par-ci par-là quelques bribes de conversation qui avaient donné l'éveil à sa susceptibilité. Il en résulta que le prince ouvrit l'oreille sur tout ce qui se disait à l'endroit de son frère, et, prenant dans la Villa-Réale un jeune homme en flagrant délit de narration, débuta dans son explication avec lui par lui jeter à la figure un de ces démentis qui n'admettent d'autre réparation que celle qui se fait les armes à la main. Jour et heure furent pris pour le lendemain ; les témoins devaient régler les conditions du combat.
Une provocation aussi publique fit grand bruit dans la ville. Si c'eût été du temps du roi Ferdinand, ce bruit eût été un bonheur, car il serait indubitablement parvenu aux oreilles de la police, qui eût pris ses mesures pour que le duel n'eût pas lieu ; mais le régime avait fort changé : la république parthénopéenne était décrétée de Gate à Reggio, et elle eût regardé comme une atteinte portée à la liberté individuelle d'empêcher les citoyens qui vivaient sous sa maternelle protection de faire ce que bon leur semblait. La police laissa donc les choses suivre naturellement leur cours.
Or, il était dans le cours de ces choses que notre héros apprit que son frère devait se battre le lendemain, tout en continuant d'ignorer la cause pour laquelle il se battait. Il descendit aussitôt chez son aîné pour s'informer de ce qu'il y avait de vrai dans la nouvelle qui venait de parvenir jusqu'à lui ; le prince Hercule lui avoua alors qu'il devait se battre en effet le lendemain, mais il ajouta qu'attendu que le duel avait lieu à propos d'une femme, il ne pouvait mettre personne dans le secret de cette future rencontre, pas même lui qui était son frère.
Le jeune prince comprit parfaitement cet excès de délicatesse, mais il exigea de son frère qu'il lui permît d'être son témoin. Celui-ci refusa d'abord, mais le principino insista tellement que le prince Hercule consentit enfin à ce qu'il lui demandait, à cette condition cependant qu'il ne ferait aucune question sur la cause de la querelle, ni ne consentirait à aucun arrangement.
Quant au choix des armes, le prince Hercule le laissait entièrement à la disposition de son adversaire, le pistolet lui étant aussi familier que l'épée, et vice versa.
Deux heures après ce colloque, les témoins avaient arrêté, sans autre explication, que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain, à six heures du matin, au lac d'Agnano, et que l'arme à laquelle ils se battraient était l'épée.
Là-dessus le prince Hercule s'endormit avec une telle tranquillité, qu'il fallut que le lendemain, à cinq heures, son frère le réveillât.
Tous deux partirent dans leur calèche, emmenant avec eux leur médecin, qui devait porter indifféremment secours à celui des deux adversaires qui serait blessé.
A l'entrée de la grotte de Pouzolles, ils rejoignirent ceux à qui ils avaient affaire et qui venaient à cheval. Les quatre jeunes gens se saluèrent, puis on s'enfonça sous la grotte. Dix minutes après on était sur les rives du lac d'Agnano.
Les adversaires et les témoins mirent pied à terre : chacun avait apporté des épées. On tira au sort afin de savoir desquelles on devait se servir. Le sort décida qu'on se servirait de celles du prince Hercule.
Les deux jeunes gens mirent le fer à la main. La disproportion était inouïe. peine si l'adversaire du prince Hercule avait touché un fleuret trois fois dans sa vie, tandis que le prince Hercule, qui avait fait de l'escrime son délassement favori, maniait son épée avec une grâce et une précision qui ne permettaient pas de douter un seul instant que toutes les chances ne fussent en sa faveur.
Mais, à la première passe et contre toute attente, le prince Hercule fut enfilé de part en part, et tomba sans même jeter un cri.
Le médecin accourut : le prince était mort ; l'épée de son adversaire lui avait traversé le coeur.
Le jeune prince voulut continuer le combat ; il arracha l'épée des mains de son frère et somma son meurtrier de croiser le fer à son tour avec lui ; mais le docteur et le second témoin se jetèrent entre eux, déclarant qu'ils ne permettraient pas une pareille infraction aux lois du duel, si bien que force fut au principino de se rendre à leurs raisons, quelque envie qu'il eût de venger son frère.
On le ramena chez lui désespéré, quoique ce fatal événement doublât sa fortune.
Le vieux prince, qui vivait fort retiré dans son château de la Capitanate, apprit la mort de son fils aîné le lendemain du jour où il avait expiré. Comme il l'avait toujours fort aimé, et que cette nouvelle lui avait été annoncée sans précaution aucune, elle le frappa d'un coup aussi douloureux qu'inattendu. Le même jour il se mit au lit ; le surlendemain il était mort.
Le principino se trouva donc le chef de la famille, et maître, à vingt et un ans, d'une fortune de huit millions.

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