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Chapitre XII
La bête noire du roi Nasone

Il y avait à Fermini, vers l'an de grâce 1798, un jeune homme de seize à dix- sept ans, lequel, comme le cardinal Lecada, ne demandait qu'une chose au ciel : être secrétaire d'Etat et mourir.
C'était le fils d'un honnête fermier nommé Neodad. Le nom est tant soit peu arabe peut-être, mais nos lecteurs voudront bien se souvenir que la Sicile a été autrefois conquise par les Sarrasins. Puis, comme je l'ai dit, ils peuvent recourir pour les racines à mon ami Palmieri de Micche.
Son père lui avait laissé quelque petite fortune ; il résolut d'acheter un costume à la mode, de poudrer ses cheveux, de raser son menton, d'attacher un catogan au collet de son habit, et de venir chercher un titre à Palerme. En conséquence, en vertu de l'axiome : Aide-toi, et Dieu t'aidera, il commença par changer son nom de Neodad en celui de Soval, quoiqu'à mon avis le premier fût bien plus pittoresque que le second. Il est vrai qu'un peu plus tard il ajouta à ce nom la particule de, ce qui le rendit, sinon plus aristocratique, du moins plus original encore.
Ainsi déguisé, et croyant avoir suffisamment caché sa crasse paternelle sous la poudre à la maréchale, le jeune Soval essaya tout doucettement de se glisser à la cour. Mais Sa Majesté napolitaine n'avait pas reçu le nom de Nasone pour rien. Elle flaira l'intrus d'une lieue, lui fit fermer toutes les portes des palais royaux et des villas royales, lui laissant toute liberté, au reste, de se promener partout ailleurs que chez lui.
Mais le jeune fermier n'était pas venu à Palerme dans la seule intention de faire admirer sa tournure à la Marine ou sa jambe à la Fiora. Il était venu pour avoir ses entrées à la cour. Il résolut de les avoir à quelque prix que ce fût, et, puisque le roi Nasone les lui refusait de bonne volonté, de les enlever de force.
Il y avait plusieurs moyens pour cela. C'était le moment où le cardinal Ruffo cherchait des hommes de bonne volonté pour l'aider à reconquérir le royaume de Naples, que, comme Charles VII, le roi Nasone perdait le plus gaiement du monde. Le jeune Soval, déjà habitué aux métamorphoses, pouvait changer son habit de seigneur contre une casaque de soldat, comme il avait changé sa veste de fermier contre un habit de seigneur ; il pouvait ajouter à cette casaque un fusil, un sabre, une giberne, et aller se faire un nom dans le genre de ceux de Mammone et de Fra-Diavolo. Il ne fallait qu'un peu de courage pour cela ; mais une des vertus héréditaires de la famille Neodad était la prudence. Les Calabres sont longues, il pouvait arriver un accident entre Bagnara et Naples. Puis, notre héros connaissait le vieux proverbe : Loin des yeux, loin du coeur. Il résolut de rester sous les yeux de ses souverains bien-aimés, afin de demeurer le plus près possible de leur coeur.
Comme nous l'avons dit, c'était le roi Nasone qui était roi ; mais c'était la reine Caroline qui régnait. Or, la reine Caroline, qui ne pouvait pas, comme le calife Al-Raschid, se déguiser en kalender ou en portefaix pour entrer dans les maisons de ses fidèles sujets et savoir ce qu'on y pensait de son gouvernement, suppléait à cet inconvénient en correspondant avec une foule de gens qui y entraient pour elle, et qui, dans un but tout patriotique, lui rendaient un compte exact des choses qu'elle ne pouvait voir par elle-même. Malheureusement, ce dévouement si louable n'était pas tout à fait désintéressé. En échange de ces petits services, la reine donnait à ceux qui les lui rendaient des appointements plus ou moins élevés sur sa cassette particulière. Le jeune Soval, qui avait une écriture magnifique, un style épistolaire des plus lucides, et pas la moindre vocation pour la carrière militaire, eut un beau matin la révélation de l'avenir qui lui était réservé : il sollicita l'honneur d'être reçu surnuméraire, obtint l'objet de sa demande, et, au bout de trois mois, avait fait preuve d'une si haute intelligence dans le choix des discours, pensées et maximes qu'il recueillait çà et là pour les transmettre à Sa Majesté, qu'il fut définitivement reçu au nombre de ses correspondants.
Le pauvre garçon faillit en perdre la tête de joie ; du moment, où il correspondait avec la reine, il lui semblait que toute difficulté allait s'aplanir. Il redoubla donc de zèle ; et, comme la nature l'avait doué d'une finesse d'ouïe extrême, il rendit vraiment des services incroyables. Aussi, la reine, qui, toute maîtresse qu'elle était des choses politiques, avait cependant conservé l'habitude de consulter son mari pour les choses d'étiquette, demanda-t-elle pour le jeune Soval ses entrées à la cour. Mais Sa Majesté napolitaine, en entendant ce nom qui lui était devenu si profondément antipathique, bondit comme un chevreuil relancé par les chiens, et refusa tout net. Ni prières, ni supplications, ni menaces, ne purent rien : l'interdit lancé sur le malheureux Soval fut maintenu.
La restauration de 1799 arriva : c'était l'époque des punitions, mais c'était aussi celle des récompenses ; le jeune Soval résolut de donner une nouvelle et grande preuve de son dévouement à la famille royale et s'expatria à sa suite. Ce fut alors que, pensant qu'il avait fait pour s'accorder à lui-même la récompense qu'on lui refusait, il ajouta un de à son nom, sans qu'il y eût au reste plus d'empêchement à l'adjonction de cette particule que n'en avait trouvé Alfieri, après avoir créé l'ordre d'Homère, à s'en décorer lui-même chevalier. C'est donc à partir de ce moment, et en même temps que Buonaparte retranchait une lettre à son nom, que notre héros ajoutait deux lettres au sien.
Arrivé à Naples, non seulement le jeune de Soval conserva ses anciennes fonctions près de la reine Caroline ; mais, comme on le comprend bien, ces fonctions acquirent une nouvelle importance : il en résulta que la reine ne se contenta plus de recevoir de simples lettres, mais lui permit de lui faire dans les grandes occasions des rapports verbaux. C'était ce que notre héros regardait comme le marchepied infaillible de sa grandeur. En effet, pour conférer avec la reine, il fallait qu'il vînt chez le roi. Il est vrai qu'il entrait pour ces conférences par une petite porte dérobée par laquelle on n'introduisait que les familiers du premier ministre Giaffar ; mais c'était toujours un pas de fait. La question était maintenant de passer par la grande porte au lieu de passer par la petite, et d'entrer de jour au lieu d'entrer de nuit. La reine ne désespérait pas d'obtenir cette faveur du roi. Mais, contre toutes les prévisions de sa protectrice, le pauvre Soval ne put rien intervertir dans l'ordre établi, et sept ans de service s'écoulèrent sans qu'il eût pu une seule fois entrer par la porte de devant.
C'était à désespérer un saint : aussi le pauvre garçon se désespéra tout de bon, et, un beau jour que la reine venait de lui porter une nouvelle rebuffade qu'elle avait reçue du roi, il résolut de partir à la manière des chevaliers errants et de chercher à accomplir de par le monde quelque grande action qui forçât le roi à lui donner une récompense éclatante.
Ce fut vers 1808 que le nouveau don Quichotte se mit à chercher aventure. A cette époque, il n'y avait pas besoin d'aller bien loin pour en trouver : aussi, à son arrivée à Venise, le pauvre de Soval crut-il enfin avoir rencontré ce qu'il cherchait.
Il y avait à cette époque à Venise une madame S***, Allemande de naissance, mais belle-soeur d'un des plus illustres amiraux de la marine anglaise. Cette dame était prisonnière dans sa maison, gardée à vue, et conservée par le gouvernement français comme un précieux otage. Le jeune Soval vit dans cette circonstance l'aventure qu'il cherchait, et résolut de tenter l'entreprise.
Ce n'était pas chose facile ; si adroit, si souple et si retors que fût le paladin, Napoléon était à cette époque un géant assez difficile à vaincre, et un enchanteur assez rebelle à endormir. Cependant notre héros avait une telle habitude des portes dérobées, qu'à force de tourner autour de la maison de madame S***, il en aperçut une qui donnait sur un des mille petits canaux qui sillonnent Venise. Trois jours après, madame S*** et lui sortaient par cette porte ; le lendemain, ils étaient à Trieste ; trois jours après, à Vienne ; quinze jours après, en Sicile. Comme on doit se le rappeler, c'était en Sicile que se trouvait la cour à cette époque ; Joseph Napoléon était monté en 1806 sur le trône de Naples.
Le chevalier errant se présenta hardiment à la reine. Cette fois, il ne doutait plus que cette grande porte, si longtemps fermée pour lui, ne s'ouvrit à deux battants. La reine elle-même en eut un instant l'espérance. En effet, son protégé venait d'enlever une prisonnière d'Etat aux Français ; cette prisonnière d'Etat appartenait à l'aristocratie d'Allemagne et était alliée à celle d'Angleterre. La reine se hasarda à demander au roi le titre de marquis pour son libérateur.
Malheureusement, le roi était en ce moment-là de très mauvaise humeur. Il reçut donc la reine de fort mauvaise grâce, et, au premier mot qu'elle dit de son ambassade, il l'envoya promener avec plus de véhémence qu'il n'avait l'habitude de le faire en pareille occasion. Cette fois, la bourrade avait été si violente que Caroline exprima tous ses regrets à son protégé, mais lui déclara que c'était la dernière négociation de ce genre qu'elle tenterait près de son auguste époux, et que s'il se sentait décidément une vocation invincible à être marquis, elle l'invitait à trouver quelque autre canal plus sûr que le sien pour arriver à son marquisat.
Il n'y avait rien à dire : la reine avait fait tout ce qu'elle avait pu. Le pauvre Soval ne lui conserva donc aucun ressentiment de son échec ; bien au contraire, il continua de lui rendre ses services habituels : seulement cette fois il partagea son temps entre elle et l'ambassadeur d'Angleterre. L'ambassadeur d'Angleterre était, à cette époque, une grande puissance en Sicile, et Soval espérait obtenir par lui ce qu'il n'avait pu obtenir par la reine. La reine, de son côté, ne fut point jalouse de n'occuper plus que la moitié du temps de son protégé ; on prétendit même que ce fut elle qui lui donna le conseil d'en agir ainsi.
Cependant, malgré ce redoublement de besogne et ce surcroît de dévouement, l'aspirant marquis était encore bien loin du but tant désiré ; six ans s'écoulèrent sans que Sir William A'Court, ambassadeur d'Angleterre, pût rien obtenir du souverain près duquel il était accrédité. Enfin 1815 arriva.
Ce fut l'époque de la seconde restauration : l'Angleterre en avait fait les dépenses ; or, l'Angleterre ne fait rien pour rien, comme chacun sait ; en conséquence, dès que Ferdinand fut rentré dans sa très fidèle ville de Naples, qui a conservé ce titre malgré ses vingt-six révoltes tant contre ses vice-rois que ses rois, l'Angleterre présenta ses comptes par l'organe de son ambassadeur. Sir Wiliam A'Court profita de cette occasion, et à l'article des titres, cordons et faveurs, il glissa, espérant que l'ensemble seul frapperait le roi et qu'il négligerait les détails, cette ligne de sa plus imperceptible écriture :
          
« Monsieur de Soval sera nommé marquis. »

Mais l'instinct a des yeux de lynx ; Sa Majesté napolitaine, qui, comme on le sait, avait la haine des rapports, mémoires, lettres, etc., et qui signait ordinairement tout ce qu'on lui présentait sans rien lire, flaira, dans l'arrêté des comptes que lui présentait la Grande-Bretagne, une odeur de roture qui lui monta au cerveau. Il chercha d'où la chose pouvait venir, et comme un limier ferme sur sa piste, il arriva droit à l'article concernant le pauvre Soval.
Malheureusement, cette fois, il n'y avait pas moyen de refuser ; mais Ferdinand voulut, puisqu'on le violentait, que la nomination même du futur marquis portât avec elle protestation de la violence. En conséquence, au dessous du mot accordé, il écrivit de sa propre main :

« Mais uniquement pour donner une preuve de la grande considération que le roi de Naples a pour son haut et puissant allié le roi de la Grande Bretagne. »

Puis il signa, cette fois-ci, non pas avec sa griffe, mais avec sa plume ; ce qui fit que, grâce au tremblement dont sa main était agitée, la signature du titre est à peu près indéchiffrable.
N'importe, lisible ou non, la signature était donnée, et Soval était enfin marquis de Soval.
Le fils du pauvre fermier Neodad pensa devenir fou de joie à cette nouvelle ; peu s'en fallut qu'il ne courût en chemise dans les rues de Naples, comme deux mille ans auparavant son compatriote Archimède avait fait dans les rues de Syracuse. Quiconque se trouva sur son chemin pendant les trois premiers jours fut embrassé sans miséricorde. Il n'y avait plus que le bienheureux Soval ni ami ni ennemi : il portait la création tout entière dans son coeur. Comme Jacob Ortis, il eût voulu répandre des fleurs sur la tête de tous les hommes.
A son avis, il n'avait plus rien à désirer ; il n'avait, pensait-il, qu'à se présenter avec son nouveau titre à toutes les portes de Naples, et toutes les portes lui seraient ouvertes. Toutes les portes lui furent ouvertes, effectivement, excepté une seule. Cette porte était celle du palais royal, à laquelle le malheureux frappait depuis vingt ans.
Heureusement le marquis de Soval, comme on a pu s'en apercevoir dans le cours de cette narration, n'était pas facile à rebuter ; il mit le nouvel affront qu'il venait de recevoir près des vieux affronts qu'il avait reçus, et se creusa la tête pour trouver un moyen d'entrer, ne fût-ce qu'une seule fois en sa vie, dans ce bienheureux palais, qui était l'Eden aristocratique auquel il avait éternellement visé.
Le carnaval de l'an de grâce 1816 sembla arriver tout exprès pour lui fournir cette occasion. Le nouveau marquis, qui, grâce à la faveur toute particulière dont l'honorait la reine, s'était lié avec ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des deux royaumes, proposa à plusieurs jeunes gens de Naples et de Palerme d'exécuter un carrousel sous les fenêtres du palais royal. La proposition eut le plus grand succès, et celui qui avait eu l'idée du divertissement reçut mission de l'organiser.
Le carrousel fut splendide : chacun avait fait assaut de magnificence, tout Naples voulut le voir. Il n'y eut qu'une seule personne qu'on ne put jamais déterminer à s'approcher de son balcon : cette personne c'était le roi.
Sa Majesté napolitaine avait appris que le directeur de l'oeuvre chorégraphique en question était le marquis de Soval, et il n'avait pas voulu voir le carrousel afin de ne pas voir le marquis.
Un autre que notre héros se serait tenu pour battu, il n'en fut point ainsi ; c'était un gaillard qui, pareil au renard de La Fontaine, avait plus d'un tour dans son bissac : il résolut de mettre son antagoniste royal au pied du mur.
Le soir même du carrousel, il y avait à la cour bal costumé. Or, le carrousel n'avait été inventé que dans le but d'attirer une invitation à son inventeur. Le but ayant été manqué, puisque, le carrousel exécuté, l'invitation n'était pas venue, le marquis proposa à ses compagnons d'envoyer une députation au roi pour le prier d'accorder à tous les acteurs de la mascarade la permission d'exécuter le soir au bal de la cour, et à pied, le ballet qu'ils avaient exécuté le matin sur la place et à cheval. Comme tous les compagnons du marquis avaient leurs entrées au palais et étaient invités à la soirée royale, ils ne virent aucun inconvénient à la proposition et nommèrent une députation pour la porter au roi. Le marquis aurait bien voulu être de cette députation : mais, malheureusement, de peur d'éveiller quelques unes de ces susceptibilités ou de ces jalousies qui ne manquent jamais de surgir en pareil cas, on décida que le sort désignerait les quatre ambassadeurs. Notre héros était dans son mauvais jour : son nom resta au fond du chapeau, si ardente que fût sa prière mentale pour qu'il sortit. Les quatre élus se présentèrent à la porte du palais, qui s'ouvrit aussitôt pour ceux, et, sur la simple audition de leurs noms et qualités, furent introduits devant le roi Ferdinand, à qui ils exposèrent le but de leur visite. Ferdinand vit d'où venait le coup ; mais, comme nous l'avons dit, c'était un vrai Saint-Georges pour la parade.
- Messieurs, dit-il, tous ceux d'entre vous à qui leur naissance donne entrée chez moi pourront y venir ce soir, soit avec leur costume du carrousel, soit avec tel autre costume qui leur conviendra.
La réponse était claire. Aussi arriva-t-elle directement à son adresse. Le pauvre marquis vit que c'était un parti pris, et que, si fin et si entêté qu'il fût, il avait affaire encore à plus rusé et plus tenace que lui. Il perdit courage, et de ce moment ne fit plus aucune tentative pour vaincre la répugnance du roi à son égard. Cette répugnance du roi des lazzaroni ne venait point de l'état qu'avait exercé le pauvre marquis, mais de l'infériorité sociale dans laquelle il était né.
Au reste, si le roi Nasone avait son Croquemitaine qu'il ne voulait voir ni de près ni de loin, il avait d'un autre côté son Jocrisse, dont il ne pouvait se passer.
Ce Jocrisse était monseigneur Perelli.

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