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Chapitre IX
Le lazzarone et l'anglais

Il y avait à Naples, en même temps que moi et dans le même hôtel que moi, un de ces Anglais quinteux, flegmatiques, absolus, qui croient l'argent le mobile de tout, qui se figurent qu'avec de l'argent on doit venir à bout de tout, enfin pour qui l'argent est l'argument qui répond à tout.
L'Anglais s'était fait ce raisonnement : Avec mon argent, je dirai ce que je pense ; avec mon argent, je me procurerai ce que je veux ; avec mon argent, j'achèterai ce que je désire. Si j'ai assez d'argent pour donner un bon prix de la terre, je verrai après cela à marchander le ciel.
Et il était parti de Londres dans cette douce illusion. Il était venu droit à Naples par le bateau à vapeur the Sphinx. Une fois à Naples, il avait voulu voir Pompéi ; il avait fait demander un guide ; et comme le guide ne se trouvait pas là, sous sa main, à l'instant même où il le demandait, il avait pris un lazzarone pour remplacer le guide.
En arrivant la veille dans le port, l'Anglais avait éprouvé un premier désappointement : le bâtiment avait jeté l'ancre une demi-heure trop tard pour que les passagers pussent descendre à terre le même soir. Or, comme l'Anglais avait eu constamment le mal de mer pendant les six jours que le bâtiment avait mis pour venir de Porsmouth à Naples, ce digne insulaire avait supporté fort impatiemment cette contrariété. En conséquence, il avait fait offrir, à l'instant même, cent guinées au capitaine du port ; mais comme les ordres sanitaires sont du dernier positif, le capitaine du port lui avait ri au nez ; l'Anglais alors s'était couché de fort mauvaise humeur, envoyant à tous les diables le roi qui donnait de pareils ordres, et le gouvernement qui avait la bassesse de les exécuter.
Grâce à leur tempérament lymphatique, les Anglais sont tout particulièrement rancuniers ; notre Anglais conservait donc une dent contre le roi Ferdinand ; et, comme les Anglais n'ont pas l'habitude de dissimuler ce qu'ils pensent, il déblatérait tout en suivant la route de Pompéi, et dans le plus pur italien que pouvait lui fournir sa grammaire de Vergani, contre la tyrannie du roi Ferdinand.
Le lazzarone ne parle pas italien, mais le lazzarone comprend toutes les langues. Le lazzarone comprenait donc parfaitement ce que disait l'Anglais, qui, par suite de ses principes d'égalité sans doute, l'avait fait s'asseoir dans sa voiture. La seule distance sociale qui existât entre l'Anglais et le lazzarone, c'est que l'Anglais allait en avant, et le lazzarone allait en arrière.
Tant qu'on fut sur le grand chemin, le lazzarone écouta impassiblement toutes les injures qu'il plut à l'Anglais de débiter contre son souverain. Le lazzarone n'a pas d'opinion politique arrêtée. On peut dire devant lui tout ce qu'on veut du roi, de la reine ou du prince royal ; pourvu qu'on ne dise rien de la Madone, de saint Janvier ou du Vésuve, le lazzarone laissera tout dire.
Cependant, en arrivant à la rue des Tombeaux, le lazzarone, voyant que l'Anglais continuait son monologue, mit l'index sur sa bouche en signe de silence ; mais, soit que l'Anglais n'eût pas compris l'importance du signe, soit qu'il regardât comme au-dessous de sa dignité de se rendre à l'invitation qui lui était faite, il continua ses invectives contre Ferdinand le Bien-Aimé. Je crois que c'est ainsi qu'on l'appelle.
- Pardon, Exellence, dit le lazzarone en appuyant une de ses mains sur le rebord de la calèche et en sautant à terre aussi légèrement qu'aurait pu le faire Auriol, Lawrence ou Redisha ; pardon, Exellence, mais avec votre permission je retourne à Naples.
- Pourquoi toi retourner à Naples ? demanda l'Anglais.
- Parce que moi pas avoir envie d'être pendu, dit le lazzarone, empruntant pour répondre à l'Anglais la tournure de phrase qu'il paraissait affectionner.
- Et qui oserait pendre toi ? reprit l'Anglais.
- Roi à moi, répondit le lazzarone.
- Et pourquoi pendrait-il toi ?
- Parce que vous avoir dit des injures de lui.
- L'Anglais être libre de dire tout ce qu'il veut.
- Le lazzarone ne l'être pas.
- Mais toi n'avoir rien dit.
- Mais moi avoir entendu tout.
- Qui dira toi avoir entendu tout.
- L'invalide.
- Quel invalide ?
- L'invalide qui va nous accompagner pour visiter Pompéi.
- Moi pas vouloir d'invalide.
- Alors vous pas visiter Pompéi.
- Moi pas pouvoir visiter Pompéi sans invalide ?
- Non.
- Moi en payant ?
- Non.
- Moi, en donnant le double, le triple, le quadruple ?
- Non, non, non !
- Oh ! oh ! fit l'Anglais ; et il tomba dans une réflexion profonde.
Quant au lazzarone, il se mit à essayer de sauter par dessus son ombre.
- Je veux bien prendre l'invalide, moi, dit l'Anglais au bout d'un instant.
- Prenons l'invalide alors, répondit le lazzarone.
- Mais je ne veux pas taire la langue à moi.
- En ce cas, je souhaite le bonjour à vous.
- Moi vouloir que tu restes.
- En ce cas, laissez-moi donner un conseil à vous.
- Donne le conseil à moi.
- Puisque vous ne vouloir pas taire la langue à vous, prenez un invalide sourd au moins.
- Oh ! dit l'Anglais émerveillé du conseil, moi bien vouloir le invalide sourd. Voilà une piastre pour toi avoir trouvé le invalide sourd.
Le lazzarone courut au corps-de-garde et choisit un invalide sourd comme une pioche.
On commença l'investigation habituelle, pendant laquelle l'Anglais continua de soulager son coeur à l'endroit de Sa Majesté Ferdinand Ier, sans que l'invalide l'entendit et sans que le lazzarone fit semblant de l'entendre : on visita ainsi la maison de Diomède, la rue des Tombeaux, la villa Cicéron, la maison du Poète. Dans une des chambres à coucher de cette dernière était une fresque fort anacréontique qui attira l'attention de l'Anglais, qui, sans demander la permission à personne, s'assit sur un siège de bronze, tira son album et commença à dessiner.
A la première ligne qu'il traça, l'invalide et le lazzarone s'approchèrent de lui ; l'invalide voulut parler, mais le lazzarone lui fit signe qu'il allait porter la parole.
- Excellence, dit le lazzarone, il est défendu de faire des copies des fresques.
- Oh ! dit l'Anglais, moi vouloir cette copie.
- C'est défendu.
- Oh ! moi, je paierai.
- C'est défendu, même en payant.
- Oh ! je paierai le double, le triple, le quadruple.
- Je vous dis que c'est défendu ! défendu ! défendu ! entendez-vous ?
- Moi vouloir absolument dessiner cette petite bêtise pour faire rire milady.
- Alors l'invalide mettre vous au corps-de-garde.
- L'Anglais être libre de dessiner ce qu'il veut.
Et l'Anglais se remit à dessiner. L'invalide s'approcha d'un air inexorable.
- Pardonnez, Exellence, dit le lazzarone.
- Parle à moi.
- Voulez-vous absolument dessiner cette fresque ?
- Je le veux.
- Et d'autres encore ?
- Oui, et d'autres encore ; moi vouloir dessiner toutes les fresques.
- Alors, dit le lazzarone, laissez-moi donner un conseil à Votre Exellence. Prenez un invalide aveugle.
- Oh ! oh ! s'écria l'Anglais, plus émerveillé encore du second conseil que du premier, moi bien vouloir le invalide aveugle. Voilà deux piastres pour toi avoir trouvé le invalide aveugle.
- Alors, sortons ; j'irai chercher l'invalide aveugle, et vous renverrez l'invalide sourd, en le payant, bien entendu.
- Je paierai le invalide sourd.
L'Anglais renfonça son crayon dans son album, et son album dans sa poche ; puis, sortant de la maison de Salluste, il fit semblant de s'arrêter devant un mur pour lire les inscriptions à la sanguine qui y sont tracées. Pendant ce temps, le lazzarone courait au corps-de-garde et en ramenait un invalide aveugle, conduit par un caniche noir. L'Anglais donna deux carlins à l'invalide sourd et le renvoya.
L'Anglais voulait rentrer à l'instant même dans la maison du poète pour continuer son dessin ; mais le lazzarone obtint de lui que, pour dérouter les soupçons, il ferait un petit détour. L'invalide aveugle marcha devant, et l'on continua la visite.
Le chien de l'invalide connaissait son Pompéi sur le bout de la patte ; c'était un gaillard qui en savait, en antiquité, plus que beaucoup de membres des inscriptions et belles-lettres. Il conduisit donc notre voyageur de la boutique du forgeron à la maison de Fortunata, et de la maison de Fortunata au four public.
Ceux qui ont vu Pompéi savent que ce four public porte une singulière enseigne, modelée en terre cuite, peinte en vermillon, et au-dessous de laquelle sont écrits ces trois mots : Hic habitat Felicitas.
- Oh ! oh ! dit l'Anglais, les maisons être numérotées à Pompéi ! Voilà le n° 1. Puis il ajouta tout bas au lazzarone : Moi vouloir peindre le n° 1 pour faire rire un peu milady.
- Faites, dit le lazzarone ; pendant ce temps j'amuserai le invalide.
Et le lazzarone alla causer avec l'invalide tandis que l'Anglais faisait son croquis.
Le croquis fut fait en quelques minutes.
- Moi très content, dit l'Anglais ; mais moi vouloir retourner à la maison du poète.
- Castor ! dit l'invalide à son chien ; Castor, à la maison du poète !
Et Castor revint sur ses pas et entra tout droit chez Salluste.
Le lazzarone se remit à causer avec l'invalide, et l'Anglais acheva son dessin.
- Oh ! moi très content, très content ! dit l'anglais ; mais moi vouloir en faire d'autres.
- Alors continuons, dit le lazzarone.
Comme on le comprend bien, l'occasion ne manqua pas à l'Anglais d'augmenter sa collection de drôleries ; les anciens avaient à cet endroit l'imagination fort vagabonde. En moins de deux heures, il se trouva avoir un album fort respectable.
Sur ces entrefaites, on arriva à une fouille : c'était à ce qu'il paraissait, la maison d'un fort riche particulier, car on en tirait une multitude de statuettes, de bronzes, de curiosités plus précieuses les unes que les autres, que l'on portait aussitôt dans un maison à côté. L'Anglais entra dans ce musée improvisé et s'arrêta devant une petite statue de satyre haute de six pouces, et qui avait toutes les qualités nécessaires pour attirer son attention.
- Oh ! dit l'Anglais, moi vouloir acheter cette petite statue.
- Le roi de Naples pas vouloir la vendre, répondit le lazzarone.
- Moi je paierai ce qu'on voudra, pour faire rire un peu milady.
- Je vous dis qu'elle n'est point à vendre.
- Moi la paierai le double, le triple, le quadruple.
- Pardon, Exellence, dit le lazzarone en changeant de ton, je vous ai déjà donné deux conseils, vous vous en êtes bien trouvé ; voulez-vous que je vous en donne un troisième ? Eh bien ! n'achetez point la statue, volez-la.
- Oh ! toi avoir raison. Avec cela, nous avoir l'invalide aveugle. Oh ! oh ! oh ! ce être très original.
- Oui ; mais avoir Castor, qui a deux bons yeux et seize bonnes dents, et qui, si vous y touchez seulement du bout du doigt, vous sautera à la gorge.
- Moi, donner une boulette à Castor.
- Faites mieux : prenez un invalide boiteux. Comme vous avez à peu près tout vu, vous mettrez la statuette dans votre poche et nous nous sauverons. Il criera ; mais nous aurons des jambes, et il n'en aura pas.
- Oh ! s'écria l'Anglais, encore plus émerveillé du troisième conseil que du second, moi bien vouloir le invalide boiteux ; voilà trois piastres pour toi avoir trouvé le invalide boiteux.
Et pour ne point donner de soupçons à l'invalide aveugle et surtout à Castor, l'Anglais sortit et fit semblant de regarder une fontaine en coquillages d'un rococo mirobolant, tandis que le lazzarone était allé chercher le nouveau guide.
Un quart d'heure après il revint accompagné d'un invalide qui avait deux jambes de bois ; il savait que l'Anglais ne marchanderait pas, et il ramenait ce qu'il avait trouvé de mieux dans ce genre.
On donna trois carlins à l'invalide aveugle, deux pour lui, un pour Castor, et on les renvoya tous les deux.
Il ne restait à voir que les théâtres, le Forum nundinarium et le temple d'Isis ; l'Anglais et le lazzarone visitèrent ces trois antiquités avec la vénération convenable ; puis l'Anglais, du ton le plus dégagé qu'il put prendre, demanda à voir encore une fois le produit des fouilles de la maison qu'on venait de découvrir ; l'invalide, sans défiance aucune, ramena l'Anglais au petit musée.
Tous trois entrèrent dans la chambre où les curiosités étaient étalées sur des planches clouées contre la muraille.
Tandis que l'Anglais allait, tournait, virait, revenant sans avoir l'air d'y toucher à sa statuette, le lazzarone s'amusait à tendre, à la hauteur de deux pieds, une corde devant la porte. Quand la corde fut bien assurée il fit signe à l'Anglais, l'Anglais mit la statuette dans sa poche, et, pendant que l'invalide ébahi le regardait faire, il sauta par-dessus la corde, et, précédé par le lazzarone, il se sauva à toutes jambes par la porte de Stabie, se trouva sur la route de Salerne, rencontra un corricolo qui retournait à Naples, sauta dedans et rejoignit sa calèche, qui l'attendait à la via del Sepolcri. Deux heures après avoir quitté Pompéi il était à Torre del Greco, et une heure après avoir quitté Torre del Greco il était à Naples.
Quant à l'invalide, il avait d'abord essayé d'enjamber par dessus la corde, mais le lazzarone avait établi sa barrière à une hauteur qui ne permettait à aucune jambe de bois de la franchir : l'invalide avait alors tenté de la dénouer ; mais le lazzarone avait été pêcheur dans ses moments perdus, et savait faire ce fameux noeud à la marinière qui n'est autre chose que le noeud gordien. Enfin l'invalide, à l'exemple d'Alexandre-le-Grand, avait voulu couper ce qu'il ne pouvait dénouer, et avait tiré son sabre ; mais son sabre, qui n'avait jamais coupé que très peu, ne coupait plus du tout : de sorte que l'Anglais était à moitié chemin de Resina que l'invalide en était encore à essayer de scier sa corde.
Le même soir, l'Anglais s'embarqua sur le bateau à vapeur the King Georges, et le lazzarone se perdait dans la foule de ses compagnons.
L'Anglais avait fait les trois choses les plus expressément défendues à Naples : il avait dit du mal du roi, il avait copié des fresques, il avait volé une statue, et tout cela, non pas grâce à son argent, son argent ne lui servit de rien pour ces trois choses, mais grâce à l'imaginative d'un lazzarone.
Mais, pensera-t-on, parmi ces choses, il y en a une qui n'est ni plus ni moins qu'un vol. Je répondrai que le lazzarone est essentiellement voleur ; c'est-à- dire que le lazzarone a ses idées à lui sur la propriété, ce qui l'empêche d'adopter à cet endroit les idées des autres. Le lazzarone n'est pas voleur, il est conquérant ; il ne dérobe pas, il prend. Le lazzarone a beaucoup du Spartiate : pour lui la soustraction est une vertu, pourvu que la soustraction se fasse avec adresse. Il n'y a de voleurs, à ses yeux, que ceux qui se laissent prendre. Aussi, afin de n'être pas pris, le lazzarone s'associe parfois avec le sbire.
Le sbire n'est souvent lui-même qu'un lazzarone armé par la loi. Le sbire a un aspect formidable ; il porte une carabine, une paire de pistolets et un sabre. Le sbire est chargé de faire la police de seconde main : il veille sur la sécurité publique entre deux patrouilles. En cas d'association, aussitôt que la patrouille est passée, le sbire met une pierre sur une borne pour indiquer au lazzarone qu'il peut voler en toute sûreté.
Quand le lazzarone a volé, le sbire paraît.
Alors le sbire et le lazzarone partagent en frères.
Seulement, en ce cas, il arrive parfois aussi que le sbire vole le lazzarone ou que le lazzarone escroque le sbire : notre pauvre monde va tellement de mal en pis qu'on ne peut plus compter sur la conscience, même des fripons.
Le gouvernement sait cela, et il essaie d'y remédier en changeant les sbires de quartier ; alors ce sont de nouvelles associations à faire, de nouvelles compagnies d'assurance mutuelle à organiser.
Le sbire se met en embuscade dans la rue de Chiaïa, de Toledo ou de Forcella, et, quand il veut, il est sûr, dès le soir de la première journée, d'avoir déjà établi des relations commerciales qui le dédommagent de celles qu'il vient d'être forcé de rompre.
Comme le lazzarone n'a pas de poches, on le trouve éternellement la main dans la poche des autres.
Le lazzarone ne tarde donc jamais à être pris en flagrant délit par le sbire ; alors le marché s'établit.
Le sbire, généreux comme Orosmane, propose une rançon.
Le lazzarone, fidèle à sa parole comme Lusignan, dégage sa parole au bout de dix minutes, d'une demi-heure, d'une heure au plus tard.
Parfois cependant, comme je l'ai dit, le sbire abuse de sa puissance ou le lazzarone de son adresse.
Un jour, en passant dans la rue de Toledo, j'ai vu arrêter un sbire. Comme le chasseur de La Fontaine, il avait été insatiable, et il était puni par où il avait pêché.
Voici ce qui était arrivé :
Un sbire avait pris un lazzarone en flagrant délit.
- Qu'as-tu volé à ce monsieur en noir qui vient de passer ? demanda le sbire.
- Rien, absolument rien, Excellence, répondit le lazzarone le lazzarone appelle le sbire Excellence.
- Je t'ai vu la main dans sa poche.
- Sa poche était vide.
- Comment ! pas un mouchoir, pas une tabatière, pas une bourse ?
- C'était un savant, Excellence.
- Pourquoi t'adresses-tu à ces sortes de gens ?
- Je l'ai reconnu trop tard.
- Allons, suis-moi à la police.
- Comment ! mais puisque je n'ai rien volé, Excellence.
- C'est justement pour cela, imbécile. Si tu avais volé quelque chose, on s'arrangerait.
- Eh bien ! c'est partie remise, voilà tout ; je ne serai pas toujours si malheureux.
- Me promets-tu, d'ici à une demi-heure, de me dédommager ?
- Je vous le promets, Excellence.
- Comment cela ?
- Ce qu'il y a dans la poche du premier passant sera pour vous.
- Soit, mais je choisirai l'individu ; je ne me soucie pas que tu ailles encore faire quelque bêtise pareille à l'autre.
- Vous choisirez.
Le sbire s'appuie majestueusement contre une borne ; le lazzarone se couche paresseusement à ses pieds.
Un abbé, un avocat, un poète, passent successivement sans que le sbire bouge. Un jeune officier, leste, pimpant, paré d'un charmant uniforme, paraît à son tour ; le sbire donne le signal.
Le lazzarone se lève et suit l'officier ; tous deux disparaissent à l'angle de la première rue. Un instant après, le lazzarone revient tenant sa rançon à la main.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? demande le sbire.
- Un mouchoir, répond le lazzarone.
- Voilà tout ?
- Comment, voilà tout ? c'est de la batiste !
- Est-ce qu'il n'en avait qu'un seul ?
- Un seul dans cette poche-là.
- Et dans l'autre ?
- Dans l'autre il avait son foulard.
- Pourquoi ne l'as-tu pas apporté ?
- Celui-là, je le garde pour moi, Excellence.
- Comment, pour toi ?
- Oui. N'est-il pas convenu que nous partageons ?
- Eh bien ?
- Eh bien ! chacun sa poche.
- J'ai droit à tout.
- A la moitié, Excellence.
- Je veux le foulard.
- Mais, Excellence...
- Je veux le foulard !
- C'est une injustice.
- Ah ! tu dis du mal des employés du gouvernement. En prison, drôle ! en prison !
- Vous aurez le foulard, Excellence.
- Je veux celui de l'officier.
- Vous aurez celui de l'officier.
- Où le retrouveras-tu ?
- Il était allé chez sa maîtresse, rue de Foria ; je vais l'attendre à la porte.
Le lazzarone remonte la rue, disparaît et va s'embusquer dans une grande porte de la rue de Foria.
Au bout d'un instant, le jeune officier sort ; il n'a pas fait dix pas qu'il fouille à sa poche et s'aperçoit qu'elle est vide.
- Pardon, Excellence, dit le lazzarone, vous cherchez quelque chose ?
- J'ai perdu un mouchoir de batiste.
- Votre Excellence ne l'a pas perdu, on le lui a volé.
- Et quel est le brigand ?...
- Qu'est-ce que votre Excellence me donnera si je lui trouve son voleur ?
- Je te donnerai un piastre.
- J'en veux deux.
- Va pour deux piastres. Eh bien ! que fais-tu ?
- Je vous vole votre foulard.
- Pour me faire retrouver mon mouchoir ?
- Oui.
- Et où seront-ils tous les deux ?
- Dans la même poche. Celui à qui je donnerai votre foulard est celui à qui j'ai déjà donné votre mouchoir.
L'officier suit le lazzarone ; le lazzarone remet le foulard au sbire, le sbire fourre le foulard dans sa poche. Le lazzarone, rendu à la liberté, s'esquive. Derrière le lazzarone vient l'officier. L'officier met la main sur le collet du sbire, le sbire tombe à genoux. Comme le sbire de cette espèce a été lazzarone avant d'être sbire, il comprend tout : c'est lui qui est le volé. Il a voulu jouer son associé, il a été joué par lui. Tous autres qu'un lazzarone et un sbire se brouilleraient en pareille circonstance ; mais le lazzarone et le sbire ne se brouillent pas pour si peu de chose : c'est à l'oeuvre qu'on reconnaît l'ouvrier. Le lazzarone et le sbire se sont reconnus pour deux ouvriers de première force ; ils ont pu s'apprécier l'un l'autre. Gare aux poches ! ce sera désormais entre eux à la vie et à la mort.

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