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Chapitre II
Une soirée chez le gouverneur de Kislar

Le gouverneur demeurait à l'autre extrémité de la ville, de sorte que nous traversâmes tout Kislar pour arriver chez lui.
C'était jour de marché ; aussi nous eûmes à nous ouvrir un passage entre les charrettes, les chevaux, les chameaux et les marchands.
Cela allait assez bien d'abord : nous avions commencé par traverser la place du Château, grande esplanade dominée par la forteresse, et où l'on eût pu faire manoeuvrer vingt-cinq mille hommes ; mais, lorsque nous passâmes de cette place sur celle du marché, la lutte commença.
Je n'avais pas fait cinquante pas au milieu de cette foule armée jusqu'aux dents, que je compris le peu de cas que cette foule, soit comme masse, soit comme individu, devait faire d'un homme sans armes.
L'arme, en Orient, sert non seulement à vous défendre, mais encore à empêcher que vous ne soyez attaqué. L'homme armé dit, même dans son silence : « Respectez ma vie, ou prenez garde à la vôtre ! » Et cette menace n'est point inutile dans un pays où, comme l'a dit Pouschkine, l'homicide n'est qu'un geste.
Nous traversâmes la place du Marché, et nous nous trouvâmes dans les vraies rues de la ville. Rien de plus pittoresque que ces rues avec leurs arbres sans symétrie, leurs flaques de boue où barbotent des oies et des canards, et où les chameaux font provision d'eau pour leur voyage.
Presque dans toutes les rues, une chaussée de terre, élevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rue, fait un trottoir de trente ou quarante centimètres, pour les piétons.
Ceux qui se rencontrent sur ce trottoir, s'ils sont amis, peuvent, en se faisant de mutuelles concessions et en s'accrochant l'un à l'autre, continuer leur chemin chacun de son côté.
Mais, s'ils sont ennemis, c'est autre chose : il faut que l'un des deux se décide à passer dans la boue.
Le soir, ces rues doivent être et sont, du reste, de charmants coupe-gorge, qui rappellent, non pas le Paris de Boileau, – le Paris de Boileau est un lieu de sécurité auprès de Kislar, – mais le Paris de Henri III.
Nous arrivâmes chez le gouverneur, et nous nous fîmes annoncer à lui ; il vint au-devant de nous. Il ne savait pas un mot de français ; mais, grâce à Kalino, l'obstacle était levé ; d'ailleurs, il m'annonça dans la première phrase qu'il me fit l'honneur de m'adresser, que sa femme, que nous allions trouver dans le troisième salon, parlait notre langue.
J'ai remarqué que, sous ce rapport, en Russie et dans le Caucase, les femmes ont, en général, une grande supériorité sur leurs maris. Leurs maris ont presque toujours su le français peu ou prou dans leur jeunesse ; mais les travaux militaires ou administratifs auxquels ils se sont livrés le leur ont fait oublier.
Les femmes, auxquelles il reste un temps dont le plus souvent, en Russie surtout, elles ne savent que faire, occupent leurs loisirs à lire nos romans, et s'entretiennent ainsi dans l'exercice et même dans les progrès de la langue française.
En effet, madame Polnobokof parlait admirablement le français.
Je commençai par m'excuser de me présenter devant elle dans cet attirail guerrier, et voulus plaisanter sur les appréhensions de notre jeune hôte ; mais, à mon grand étonnement, mon hilarité ne fut rien moins que communicative. Madame Polnobokof resta sérieuse, et me dit que notre jeune hôte avait eu parfaitement raison.
Et, comme je paraissais douter encore, elle en appela à son mari, lequel confirma ce qu'elle venait de dire.
Du moment que le gouverneur partageait sur ce point l'opinion générale, la chose devenait grave. Je demandai alors quelques détails.
Les détails ne manquaient pas.
La veille encore, un meurtre avait été commis à neuf heures du soir dans une des rues de Kislar. Il est vrai que c'était une erreur.
Celui qui avait été tué n'était point celui à qui l'on en voulait.
Quatre Tatars, – on appelle Tatars, en général, sur la ligne septentrionale du Caucase, comme on appelle Lesghiens sur la rive méridionale, tout bandit, à quelque famille montagnarde qu'il appartienne, – quatre Tatars, cachés sous un pont, attendaient au passage un riche Arménien qui devait passer sur ce pont ; un pauvre diable passa, qu'ils prirent pour leur riche marchand ; ils le tuèrent, et s'aperçurent seulement alors de la méprise ; ce qui ne les empêcha pas de lui prendre les quelques kopeks qu'il avait dans sa poche ; après quoi, ils jetèrent son corps dans le canal dont l'eau sert à arroser les jardins.
Les jardins des Arméniens de Kislar – consignons la chose en passant – fournissent, sous différents noms français, du vin à toute la Russie.
Quelques mois auparavant, au moment où ils revenaient de la foire de Derbend, les trois frères arméniens Kaskolth avaient été pris avec un de leurs amis nommé Bonjar ; comme on les savait riches, les brigands ne les tuèrent pas : ils les emmenèrent dans la montagne pour leur faire payer rançon ; mais, comme, après les avoir dépouillés de leurs habits et les avoir forcés de faire une quinzaine de verstes attachés à la queue des chevaux, on leur avait fait passer à la nage les eaux glacées du Terek, deux moururent d'une fluxion de poitrine et le troisième d'une phtisie pulmonaire, après s'être rachetés dix mille roubles.
Le quatrième, moins riche que les autres, et qui s'était déjà tiré d'affaire sous promesse aux Tatars de leur servir d'espion, s'engageant à leur annoncer qu'il y avait un bon coup à faire lorsque quelque riche Arménien se mettrait en route, ayant, une fois de retour à Kislar, manqué tout naturellement à sa parole, n'ose plus sortir de sa maison, et s'attend, même dans sa maison, à être tué d'un moment à l'autre.
Un an auparavant, le colonel Menden avait été tué, lui et ses trois Cosaques d'escorte, sur la route de Kasafiourte à Kislar ; il est vrai que colonel et Cosaques s'étaient défendus comme des lions, et avaient, de leur côté, tué cinq ou six Tatars.
Les femmes sont, sous ce rapport, moins exposées que les hommes. Comme les Tatars, pour rentrer dans la montagne, sont obligés de faire traverser deux fois le Terek à leurs prisonniers, les femmes, en général, ne peuvent pas supporter cette immersion dans l'eau glacée ; une est morte pendant le trajet, deux autres sont mortes de fluxion de poitrine avant que l'argent de leur rançon fût arrivé, et leur famille, apprenant leur mort, n'a pas jugé utile de continuer les négociations à propos de leurs cadavres.
La spéculation a donc paru mauvaise aux Tatars, et l'enlèvement des femmes, qui continue de se pratiquer avec succès du côté méridional du Caucase, est à peu près abandonné du côté septentrional.
L'anecdote suivante prouvera, au reste qu'il se pratique encore d'une autre façon.
Le prince tatar B..., amoureux de madame M..., – il va sans dire que j'ai les deux noms écrits en toutes lettres sur mon album, que je ne les consigne pas ici par pure discrétion, mais que je me déciderais à le faire cependant si le fait était contesté, – le prince tatar B..., amoureux de madame M..., qui, de son côté, le payait de retour, s'entendit avec elle pour l'enlever.
Elle était à Kislar ; en l'absence de son mari, elle fit demander à M. Polnobokof des chevaux à une heure où il parut dangereux à celui-ci de lui accorder sa demande.
En conséquence, il refusa tout net.
Madame M... insista en prétextant la maladie d'un de ses enfants ; touché de cette preuve de dévouement maternel, le gouverneur délivre un padarojné, et madame M... part.
Le prince B*** l'attendait sur la route ; il l'enlève, la conduit à son aoul, espèce de nid d'aigle situé sur un rocher, à quelques verstes de Petigorsk, et la garde trois mois sans que son mari sache ce qu'elle est devenue. Au bout de trois mois, le beau prince tatar, moins amoureux, – le prince B*** est très beau, à ce que l'on dit, – le beau prince tatar, moins amoureux, disons-nous, fit prévenir M. M*** qu'il savait où était sa femme, et offrit d'être l'intermédiaire pour son rachat ; M. M*** accepta. Le prince, au bout d'un mois, écrivit qu'il avait arrangé l'affaire pour trois mille roubles ; M. M*** envoya les trois mille roubles, et, huit jours après, reçut sa femme, enchanté d'avoir pu la racheter à si bon marché.
C'était encore meilleur marché que ne croyait le pauvre mari ; car, non seulement il avait racheté sa femme, mais encore l'enfant dont elle accoucha au bout de six mois.
C'est au reste une habitude parmi les princes tatars d'enlever les femmes des autres, et même celles qui deviennent leurs propres femmes : plus le fait s'accomplit violemment, plus il fait honneur à leur passion ; ensuite on traite de la dot avec le père, qui d'ordinaire passe par les conditions que lui fait son gendre, lequel, tenant la femme, a une supériorité sur le père, qui ne tient plus rien.
Parfois cependant le père s'obstine ; voici un exemple de cette obstination.
L'événement se passe aux eaux de Kislovsky.
Un de ces enlèvements eut lieu au moment où le comte Voronzof, lieutenant de l'empereur au Caucase, venait, dans l'espérance de diminuer les meurtres, de faire défense aux princes tatars de porter des armes.
Le père de la jeune fille enlevée, ne pouvant pas s'entendre avec son gendre sur le prix de la dot, vint chez le comte pour se plaindre du rapt et demander justice contre le ravisseur.
Par malheur, comme le baron de Nangis, de Marion Delorme, il était à la tête d'une garde de quatre hommes, et ses quatre hommes et lui étaient armés jusqu'aux dents.
Le comte Voronzof, au lieu d'écouter sa plainte, donna l'ordre de l'arrêter, lui et ses quatre hommes, comme contrevenant à ses décisions.
Le Tatar entendit l'ordre, tira son kandjar et se jeta sur le comte Voronzof pour l'assassiner.
Le comte se défendit, et, tout en se défendant, appela à l'aide ; la garde accourut ; le prince tatar fut arrêté et un de ses hommes tué sur la place.
Mais les trois autres se sauvent sur la montagne Bastof, où il y avait une grotte, et se réfugient dans cette grotte.
On les y attaque, ils tuent vingt Cosaques.
Près d'être forcés, ils font une sortie.
L'un d'eux est tué dans la sortie, le second se sauve dans une écurie, où un cocher, qui se trouve là par hasard, lui crève la poitrine d'un coup de fourche ; le troisième monte comme un chat sur le balcon d'un restaurateur, et, de cette galerie, soutient un véritable siège, tue douze hommes, et finit par tomber, criblé des balles qu'on lui envoie des fenêtres voisines.
Les traces des balles de ses adversaires et les taches de son sang sont encore visibles ; l'aubergiste s'en fait une espèce de réclame et les montre aux voyageurs qui logent chez lui.
Bien entendu qu'il refuse de les montrer à ceux qui logent chez ses voisins.
Je pourrais raconter une vingtaine d'histoires pareilles à celles-ci, et, morts ou vivants, en nommer les héros ; mais il faut en laisser pour le reste de la route, et, Dieu merci, nous n'en manquerons pas !
Nous restâmes une heure à causer avec madame Polnobokof, qui avait, par parenthèse, sous ses pieds un des plus beaux tapis de Perse que j'aie jamais vus. Elle nous invita à venir prendre, le soir, le thé chez elle, et son mari nous prévint que, de crainte d'accident, il nous enverrait deux Cosaques.
Nous voulûmes refuser cet honneur.
« En ce cas, nous dit-il, je retire l'invitation de ma femme ; je n'ai pas envie qu'il vous arrive malheur en venant chez moi. »
Nous nous empressâmes, sur cette menace, d'accepter les deux Cosaques.
A la porte, nous trouvâmes le drojky du gouverneur, qui nous attendait tout attelé. Il n'y a qu'en Russie que l'on a de ces attentions-là. Le voyageur les rencontre à chaque pas, et, lorsqu'il ne croit pas, comme M. de Custine, qu'elles sont dues à son mérite, il doit en être véritablement reconnaissant.
Pour mon compte, j'aurai à les consigner à chaque instant, et, comme c'est la seule façon qui me soit offerte de prouver ma reconnaissance à ceux qui les ont eues pour moi, je demande la permission de ne pas m'en faire faute.
Le drojky nous ramena à la maison. – Je voulais changer de bottes pour aller chez le maître de police.
Je trouvai le maître de police qui m'attendait.
Je lui fis, tout confus, mes excuses de m'être laissé prévenir par lui, et lui montrai mes bottes crottées jusqu'au mollet.
Au reste, j'avais de la marge : sur l'avis des chemins que nous devions rencontrer, j'avais acheté, à Kasan, des bottes qui me montaient jusqu'au haut de la cuisse.
C'est bien certainement en Russie qu'ont dû être fabriquées les bottes de sept lieues du petit Poucet.
Le maître de police venait se mettre à notre disposition.
Nous avions déjà abusé de lui ; nous n'avions plus rien à lui demander : nous voulions seulement lui faire nos remerciements.
Quatre ou cinq bouteilles de vin que je ne connaissais pas, et que je trouvai rangées sur le bord de la fenêtre, constataient une nouvelle attention de sa part.
Il nous promit de nous retrouver, le soir, chez le gouverneur.
Je signalai à Moynet la rue dont j'ai essayé de donner une idée à mes lecteurs ; il prit son album sous un bras, Kalino sous l'autre, passa, sur mes instances, un poignard à sa ceinture, et se hasarda à son tour hors de la maison.
Kislar est, au reste, pour un artiste, une ville d'un pittoresque merveilleux. C'était la première fois que le mélange des costumes frappait nos regards. Arméniens, Tatars, Kalmouks, Nogaïs, Juifs, se pressent dans les rues, chacun portant sans altération l'habit national. La population stationnaire est de neuf à dix mille âmes ; elle double les jours de marché, et, on se le rappelle, nous étions tombés à Kislar un jour de marché. Le commerce, outre celui que font les Tatars, en enlevant des hommes, des femmes et des enfants, et en les revendant à leurs familles, se compose, d'abord, de ce fameux vin que récoltent les Arméniens, de l'eau-de-vie qu'ils distillent, de soieries que tissent les habitants du pays, du riz, de la garance, du sésame et du safran que l'on récolte dans les environs.
Moynet rentra au bout d'une heure ; il avait de la boue jusqu'aux oreilles, ce qui ne l'empêchait point d'être enchanté de Kislar.
Ma rue l'avait émerveillé, il en avait fait un croquis charmant.
A sept heures et demie, le drojky du gouverneur était à la porte. Deux porteurs de lanternes le précédaient ; à la lueur des fanaux, on voyait reluire à leur ceinture la crosse de leurs pistolets, et la poignée de leur kandjar.
Deux Cosaques, la schaska au flanc, le fusil sur le genou, se tenaient prêts à galoper de chaque côté.
Nous prîmes place ; et drojky, éclaireurs et Cosaques partirent au galop, faisant voler l'eau et la boue autour d'eux.
Pendant la route, il me sembla entendre quelques coups de fusil.
Nous arrivions des premiers. Madame Polnobokof nous avait reçus, le matin, sans savoir qui nous étions ; à mon costume, elle m'avait pris, comme les autre, pour un général français, et, par pure hospitalité, avait été si gracieuse, qu'il me semblait qu'elle ne pouvait l'être davantage.
Je me trompais. Maintenant qu'elle savait que j'étais l'homme auquel elle prétendait devoir ses meilleures distractions, elle ne savait comment me remercier à son tour des bons moments que, disait-elle, je lui avais fait passer.
Cinq ou six personnes arrivèrent, parlant toutes, particulièrement les femmes, parfaitement français.
Je cherchais des yeux le gouverneur. Madame Polnobokof alla au-devant de ma question.
« Est-ce que vous n'avez pas entendu des coups de fusil en venant ici ? me demanda-t-elle.
- Si fait, répondis-je, trois coups.
- C'est cela ; ils ont été tirés du côté du Terek, et, de ce côté-là, ils ont toujours une sérieuse signification. Mon mari est avec le maître de police. Je crois qu'on a envoyé les Cosaques en reconnaissance.
- Alors, nous aurons des nouvelles ?
- C'est probable ; dans un instant. »
Les autres personnes ne paraissaient pas s'occuper le moins du monde des coups de fusil. On causait, on riait ; on se fût cru dans un salon de Paris.
Le gouverneur et le maître de police entrèrent et se mêlèrent à la conversation sans que leur visage indiquât la moindre préoccupation.
On servit le thé avec une foule de confitures arméniennes, plus bizarres les unes que les autres. Il y en avait de faites avec des mûres de bois, d'autres avec de l'angélique ; les bonbons qui les accompagnaient avaient aussi leur caractère oriental : ils étaient plus remarquables par le parfum que par le goût.
Un domestique, vêtu d'un costume tcherkesse, vint dire deux mots à l'oreille du gouverneur, qui fit un signe au maître de police et qui sortit.
Le maître de police le suivit.
« Voilà la réponse ? demandai-je à madame Polnobokof.
- Probablement, me répondit-elle. Prenez-vous encore une tasse de thé ?
- Volontiers. »
Je sucrai ma tasse de thé, j'y étendis un nuage de crème et je l'avalai à petits coups, ne voulant point paraître plus curieux que les autres.
Cependant mon oeil ne quittait point la porte.
Le gouverneur rentra seul.
Il ne parlait pas français. Je fus donc obligé d'attendre que madame Polnobokof voulût bien satisfaire mon impatience.
Elle comprit cette impatience, quoiqu'elle lui semblât probablement exagérée.
« Eh bien ? lui demandai-je.
- On a trouvé le cadavre d'un homme percé de deux balles, me dit-elle, à deux cents pas de notre maison justement ; mais, comme il était déjà complètement dépouillé, on ne peut savoir à qui il appartient. C'est sans doute celui d'un marchand qui est venu aujourd'hui vendre ses denrées à la ville et qui se sera attardé. A propos, ce soir, si vous gardez de la lumière chez vous, n'oubliez pas de fermer vos contrevents : on pourrait très bien vous envoyer un coup de fusil à travers la fenêtre.
- A quoi cela servirait-il à celui qui me l'enverrait si la porte est fermée ?
- Par caprice... Ce sont de si singulières gens que ces Tatars !
- Vous entendez ? dis-je à Moynet, qui faisait un croquis sur l'album de madame Polnobokof.
- Vous entendez ? dit Moynet à Kalino.
- J'entends. », répondit Kalino avec sa gravité habituelle.
Je mis des vers sur la page de l'album de madame Polnobokof qui suivait celle où Moynet avait fait son croquis, et je ne m'occupai pas plus du mort que les autres ne paraissaient s'en occuper. Au bout de quinze jours que j'étais au Caucase, je comprenais cette indifférence, qui, d'abord, m'avait si fort étonné.
A onze heures, chacun se retira. La soirée avait dépassé toutes les limites habituelles. Depuis un an, peut-être, pas une soirée n'avait fini à pareille heure.
L'antichambre avait l'air d'un corps de garde. Chacune des personnes composant la soirée était venue avec un et même deux domestiques armés jusqu'aux dents.
Mon drojky m'attendait à la porte avec mes deux porteurs de lanternes et mes deux Cosaques.
Il m'en coûta trois roubles : un pour le cocher, un pour les deux porteurs de lanternes et un pour les deux Cosaques ; mais, vu l'étrangeté des sensations que je venais d'éprouver, je ne les regrettai pas.
Je n'eus pas besoin de fermer mes contrevents. Notre jeune hôte, qui décidément était plein d'attentions pour nous, y avait pourvu.
Je couchai sur mon banc, enveloppé dans ma pelisse, avec ma karsinka pour oreiller. C'était ce qui m'arrivait à peu près chaque nuit depuis que j'avais quitté Jelpativo.

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