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Chapitre LXII
Les plaisirs de Poti

Le lendemain, nous tâchâmes de prendre, au bureau des bateaux à vapeur, des renseignements précis sur l'arrivée et le départ des paquebots.
Le directeur était à la chasse et ne reviendrait que le soir. Le soir, nous retournâmes chez le directeur. Il était rentré très fatigué et dormait. Le lendemain, nous y retournâmes. Il ne pouvait rien affirmer.
Peut-être viendrait-il un bateau à vapeur le lendemain, peut-être le surlendemain, peut-être dans huit jours ; mais, en somme, il n'y avait de certains que les bateaux du 7 et du 21.
Et encore, quand il y avait mauvais temps, comme Poti est un port de mer sans port ni rade, les bateaux à vapeur continuaient-ils leur chemin sans s'arrêter, le petit bateau qui conduit au grand n'osant pas se mettre en mer.
Dans aucun cas, que le temps soit bon ou mauvais, le paquebot ne peut s'approcher de la côte de plus de deux verstes. De sorte que nous étions indéfiniment accrochés à Poti.
Nous cherchâmes dans tout le port si nous ne trouverions point quelque barque turque qui pût nous transporter à Trébizonde. Il y avait eu bon vent la nuit, et tout ce qu'il y avait de barques avait appareillé. Rien n'est moins sûr que ces barques ; mais, pour quitter Poti, nous eussions tout risqué. Souvent, lorsqu'elles transportent des voyageurs, que ces voyageurs paraissent bons à piller, le patron et l'équipage profitent du premier grain qui souffle, – et dans la mer Noire, au mois de janvier, les grains ne sont pas rares – profitent, disons-nous, du premier grain pour échouer sur les côtes du Lazistan, dont les habitants sont tous des marchands d'hommes, des pillards et des bandits ; on simule une résistance, à la suite de laquelle on livre les voyageurs ; puis, les voyageurs livrés et vendus, le patron et l'équipage partagent avec les bandits, au marc le franc.
Mais nous étions trois parfaitement armés, nous pouvions renouveler à Poti les munitions qui nous avaient manqué sur le Phase, et, dans le cas où nous eussions pris une barque turque, nous étions bien décidés à surveiller toute manoeuvre tendant à nous rapprocher de la côte. Au reste, nous n'avions pas même à combattre cette préoccupation : il n'y avait pas de barque.
Nous avions, nous et les habitants de Poti se fournissant à la boucherie de maître Jacob, mangé le bélier tué de la veille. Un nouveau bélier fut amené, tué et dépecé pour fournir à la consommation du jour. Je demandai si, pour varier un peu la nourriture, nous ne pouvions pas manger un de ces cochons qui m'avaient, en faisant la noce, empêché de dormir pendant la première nuit de mon séjour à Poti. On me répondit par une telle somme d'objections, que je résolus de faire comme Alexandre, c'est-à-dire, ne pouvant pas dénouer le noeud gordien, de le couper.
Je pris ma carabine chargée à balle et me plaçai sur le perron. Je n'avais que l'embarras du choix : plus de trente porcs noirs et hérissés de poils comme des sangliers sauvages, se délectaient tout autour de moi dans la fange qui fait le sol de Poti. Ce sol, vu la pluie qui était tombée depuis notre arrivée, allait se détrempant de plus en plus. J'avais eu un instant l'idée, pour circuler au milieu de cette boue, de me faire faire des raquettes pareilles à celles dont les Kamtschadales se servent pour marcher sur la neige.
Je choisis donc, au milieu des trente porcs, celui qui me convenait le mieux, et, tout en causant avec le prince Ingheradzé, je mis en joue mon cochon et lui envoyai une balle. L'animal poussa un cri et s'aplatit.
Après quoi, je rentrai tranquillement dans ma chambre. Le propriétaire du porc, quel qu'il fût, viendrait en réclamer le prix ; si ce prix était raisonnable, je le payerais ; s'il était trop élevé, nous irions devant arbitres. Le propriétaire vint, en effet, et réclama quatre roubles. Le prince discuta pour moi, et l'affaire s'arrangea moyennant trois roubles.
C'était douze francs : le porc pesant une trentaine de livres, c'était de la chair à six ou sept sous la livre ; il n'y avait trop rien à dire.
Au milieu des cinq ou six familiers de la maison Jacob, qui vivaient de la maison, comme cela se pratique en Orient, ceux-ci allumant le poêle, ceux- là balayant les corridors, ceux-là faisant chauffer le samovar, ceux-là nettoyant les pipes, ceux-là, enfin, dormant, il y en avait un qui se distinguait par son activité et sa vigilance.
C'était un beau et vigoureux garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans, nommé Vasili. Je le chargeai de l'apprêt de notre porc. Il ne parut pas embarrassé le moins du monde : il amassa une certaine quantité de paille dans la cour, prit l'animal, le coucha délicatement dessus, le recouvrit de paille et le flamba. Puis, le porc flambé, il le gratta avec son kandjar, l'ouvrit et le vida. Quant à lui demander d'en faire du boudin et des saucisses, c'eût été trop exiger de lui. Aussi, le porc ouvert, nettoyé, lavé, pendu par une patte, Vasili fut-il reconnu avoir fait, et intelligemment fait, tout ce qu'il lui était possible de faire.
Au reste, à la suite de la distraction que venait de nous donner Vasili par la flambaison et l'autopsie de son porc, un spectacle assez curieux nous attendait. Les sons d'un tambour arrivaient jusqu'à nous. Il ne fallait pas négliger les distractions : à Poti, les distractions sont rares. Nous passâmes du balcon de la cour au balcon de la rue.
Un pauvre diable qui fait, au son du tambour, les annonces à Poti, s'arrêtait – je ne dirai pas à chaque carrefour, il n'y a pas de carrefours à Poti ; je ne dirai pas à chaque coin de rue, il n'y a pas plus de rues que de carrefours – s'arrêtait devant chaque maison, – il y en a quinze ou seize, sa tournée était donc bientôt faite, – battait un roulement, et lisait une pancarte que les habitants de la maison, attirés sur leur porte par le bruit, écoutaient avec assez d'indifférence. Et cependant cette annonce ne manquait pas d'intérêt pour eux ; elle devait surtout flatter éminemment leur orgueil.
Un arrêté de l'empereur déclarait qu'à partir du 1er janvier 1859, Poti était décidément une ville. Un arrêté pareil avait annoncé, deux ans auparavant, que Poti était décidément, un port. On a vu quel port est Poti, malgré l'arrêté de Sa Majesté l'empereur. Nous verrons dans deux ans quelle ville sera Poti.
Mais ce qu'il y avait de curieux, ce n'était pas précisément l'emphatique annonce qui était faite, c'était le malheureux qui la faisait. Tant qu'il marchait dans cette fange qui compose le sol de Poti, cela allait encore : en s'aidant des pierres semées, des poutres tendues, des monticules formés, il arrivait encore, après des méandres sans fin, à atteindre l'endroit où il devait faire sa proclamation.
Seulement, pendant sa proclamation, il enfonçait graduellement dans la boue, où il eût fini par disparaître, si, en général, il ne s'était pas arrêté à son tambour qui faisait obstacle. Alors, on allait à lui, et, à l'aide de la main, de bâtons et de cordes, on finissait par le tirer de sa gaine. Après quoi, il se remettait en route, et allait faire plus loin une autre proclamation.
Nous étions donc rassurés désormais. Poti était une ville, nous avions le droit d'exiger de Poti tout ce que l'on exige d'une ville. Nous en exigeâmes d'abord de l'huile et du vinaigre. Ce fut une chose difficile à se procurer ; mais, enfin, on trouva un bocal de pickles anglais et un flacon d'huile de Lucques.
Le poivre était plus rare et donna beaucoup plus de peine ; enfin, je découvris dans une bouteille, chez le pharmacien, des boulettes qui ressemblaient à du poivre en grains.
Je mordis dedans. Je ne m'étais pas trompé : c'était du poivre.
Je voyais voltiger des quantités de pigeons ramiers, et j'entendais chanter des multitudes de merles.
Je mis un fusil aux mains de Moynet et de Grégory, je les invitai à prendre un bateau et à aller faire une chasse dans l'île.
Moynet prit son album sous un bras, son fusil sous l'autre, et partit avec Grégory.
J'avais une prétention étrange : c'était de fêter l'inauguration de Poti comme ville, en donnant au prince Ingheradzé et à mon marchand turc le meilleur dîner qui eût jamais été confectionné à Poti.
Grâce à la chasse que j'avais déjà faite, j'avais à ajouter au mouton de la veille, dont j'avais fait garder le filet, le porc que j'avais tué le matin, du balcon de notre hôtel. En outre, je comptais bien sur une douzaine de merles et deux ou trois canards sauvages, du fait de Moynet et de Grégory.
En cherchant bien on trouverait deux poulets et des oeufs.
J'avais en outre, en retournant notre cuisine, reconnu une espèce de double fond où une main amie avait, à mon départ de Moscou, fourré deux ou trois boîtes de conserves. Je les ouvris. Les unes contenaient des légumes pour potage à la julienne, l'autre des haricots verts et des flageolets.
J'arrêtai d'avance ma carte, sauf la modification que pouvaient y apporter Moynet et Grégory, en supposant que Moynet et Grégory feraient buisson creux.
Dans ce cas, le rôti de gibier serait remplacé par un rôti de porc.
Deux heures après, Moynet et Grégory revenaient avec douze merles, deux canards et trois pigeons ramiers.
Vasili, de son côté, s'était procuré deux jeunes poulets et deux douzaines d'oeufs. J'étais donc en mesure.
Laissez-moi causer un peu cuisine avec vous, cher lecteur, en attendant ce fameux livre du Cuisinier pratique que je vous ferai un jour.
Vous aussi, vous pouvez vous trouver sur une plage dénuée de toute chose, et il n'y a pas de mal, lorsque l'on s'aventure dans une ville proclamée ville par l'empereur de Russie, d'étudier un peu son Robinson Crusoé de 1859.
Voici la carte du dîner d'inauguration de Poti comme ville :

                                        Potage
                    Julienne.

                                        Relevé de potage
                    Chou au porc frais.

                                        Entrées
                    Schislik, avec amélioration.
                    Rognons de porc sautés au vin.
                    Poulets à la provençale.

                                        Rôti
                    Deux canards et douze merles.

                                        Entremets
                    Flageolets à l'anglaise ;
                    Oeufs brouillés au jus de rognons.

                                        Salade
                    Haricots verts.

                                        Dessert
                    Noix sèches, thé, café, vodka,
                    Premier service : Vin de Mingrélie.
                    Deuxième service : Vin de Kakétie.
                    Troisième service : Vin de Gouriel.

Convenez que, pour des affamés de trois jours, c'était à faire venir l'eau à la bouche.
Maintenant, passons au procédé et détaillons la préparation de quelques-uns des plats que nous venons d'énumérer. D'abord, expliquons comment je comptais faire, sans boeuf, le bouillon dont j'avais la prétention de mouiller ma julienne.
Une entrecôte de mouton et une vieille poule bouillaient déjà, depuis deux heures, lorsque Moynet et Grégory revinrent de la chasse avec leurs deux canards, leurs douze merles et leurs trois pigeons ramiers.
Pendant que l'on plumait les pigeons ramiers, je pris mon fusil et tuai un corbeau. Ne méprisez pas le corbeau comme chair à bouillon, cher lecteur, vous ne savez pas ce que vous mépriseriez.
Un corbeau dans un pot-au-feu vaut deux livres de boeuf, croyez-en un chasseur ; seulement, il faut, non pas le plumer comme un pigeon, mais le dépouiller comme un lapin.
Je mis le corbeau et les trois ramiers dans la marmite, et laissai réduire en mijotant. Puis, quand le bouillon eut atteint les deux tiers de sa force, je pris un magnifique chou pommé, je fonçai la casserole de bandes de porc entrelardé, de manière que le chou en fût cuirassé de tous les côtés, ayant soin que la casserole présentât seulement un intervalle de dix centimètres entre le cuivre et le chou.
Cet intervalle fut rempli de bouillon une première fois ; puis Vasili, placé, une cuiller à pot à la main, à portée à la fois de la marmite et de la casserole, fut chargé, au fur et à mesure que le bouillon de la casserole s'épuiserait, de le remplacer par le bouillon de la marmite.
Tout au contraire du pot-au-feu, qui devait mijoter, le chou devait être mené à grands bouillons.
Vasili remplit sa mission en homme qui n'eût fait que cela toute sa vie.
Le chou, une fois cuit, devait être servi sur le lard, et le bouillon de la casserole devait aller renforcer celui de la marmite.
C'était dans celui de la marmite que Moynet devait faire revenir les légumes conservés de la julienne.
Maintenant que vous savez comment, en pareille circonstance, vous devez, cher lecteur, faire votre potage et votre relevé de potage, passons au schislik avec amélioration. Vous savez comment se fait le schislik, n'est-ce pas ?
Voici l'amélioration que j'avais inventée :
Au lieu de couper le filet par morceaux de la grosseur d'une noix, je le laissais dans toute son intégrité.
Je l'enfilais à une baguette dans le sens de sa longueur ;
Je le saupoudrais convenablement de sel et de poivre ;
Je plaçais sur un pavé une des extrémités de la baguette ;
Je mettais l'autre extrémité à la main gauche de Vasili ;
J'armais sa main droite du kandjar le mieux affilé de tous mes kandjars ;
A mesure que la surface du filet rissolerait, Vasili couperait en longueur cette surface, en lui donnant l'épaisseur de deux ou trois centimètres :
Puis, pendant que l'on servirait cette première surface enlevée, il saupoudrerait de sel et de poivre la surface mise à vif par l'ablation de la croûte supérieure, et remettrait le reste sur le feu ;
Le rôti dûment rissolé, il enlèverait de nouveau et avec la même précaution la surface, qu'il ferait servir chaude comme la première, et ainsi de suite, jusqu'à la fin.
Les délicats mangeraient ces rissoles de viande avec du beurre frais et du persil haché.
Voici pour le schislik avec amélioration.
Venaient ensuite les rognons de porc sautés au vin.
Je crois que tout le monde sait faire les rognons sautés au vin ; nous disons les rognons en général, parce que nous ne nous servions de rognons de porc qu'à défaut de rognons de boeuf ou de rognons de mouton.
Consignons ici un fait peut-être assez inconnu : c'est que les rognons de mouton, meilleurs à la brochette que les autres rognons, leur sont inférieurs avec la sauce au vin.
Cependant, comme un voyageur peut se trouver, dont l'éducation n'ait pas été tournée vers la science culinaire, disons-lui en deux mots comment, en manquant à peu près de tous les condiments nécessaires à une bonne sauce au vin, il pourra faire un plat, sinon superfin, du moins très mangeable.
Il fera frire son beurre presque roux, y jettera une poignée d'oignons hachés, – il est rare qu'il y ait trop d'oignons ; il laissera frire ses oignons ; pendant ce temps, il taillera ses rognons en morceaux de l'épaisseur d'une pièce de cinq francs ; s'il répugne comme moi à toucher la viande avec ses doigts, il roulera ses rognons dans une serviette, où d'avance il aura jeté deux ou trois cuillerées de farine.
Les rognons en sortiront poudrés à blanc. Il mettra ses rognons dans la poêle, où seront déjà le beurre et les oignons. Il tournera avec une cuiller de bois jusqu'à ce que les rognons soient au quart de leur cuisson.
Alors, il prendra une bouteille de vin rouge, – les gros vins sont excellents pour cette sorte de sauce, – et en versera hardiment la moitié, les deux tiers, la totalité même, si la quantité de rognons coupés en tranches comporte la totalité de la bouteille ; puis il laissera cuire en tournant sur bon feu pendant dix minutes à peu près.
A la cinquième minute, il salera et poivrera ; à la huitième minute, il jettera dans ses rognons plein le creux de la main de persil très fin ; pour qu'il conserve son goût, il est important qu'il ne bouille que deux minutes.
Enfin, au moment de servir, on enlèvera et mettra dans un récipient quelconque six ou huit cuillerées de cette sauce, qui doit avoir la consistance et la couleur d'une crème au chocolat battue. Cette sauce est destinée à donner de la couleur et du corps aux oeufs brouillés.
Maintenant, passons aux poulets à la provençale, que je recommande comme la chose la plus prompte et la plus facile à faire.
Si vous êtes restreint pour l'huile, c'est-à-dire si vous vous trouvez dans le cas où nous nous trouvions, procurez-vous de la graisse de porc, nommée saindoux. Excepté dans les pays purement mahométans, vous en trouverez partout. Faites frire votre saindoux à la poêle ou à la casserole. Découpez votre poulet par morceaux, comme vous feriez s'il était cuit et que vous voulussiez le servir par petites portions à vos convives. Roulez ces morceaux, comme vous avez fait de vos rognons, dans une serviette blanchie de farine. Mettez-les dans votre friture au moment où elle a cessé de crier. Laissez-leur le temps de prendre une belle couleur dorée, et occupez ce temps à hacher une gousse d'ail et une poignée de persil.
Lorsque vos morceaux de poulet seront cuits et rissolés à point, dressez-les dans un plat creux, salez et poivrez. Substituez à votre friture un demi-verre d'huile d'olive ; davantage, si besoin est ; faites frire l'huile à son tour, saisissez le moment où elle bout sans être brûlée, jetez-y votre ail et votre persil hachés ensemble : trois secondes après, versez le tout sur votre poulet dressé, et servez bouillant.
Vous voyez que tout cela est d'une simplicité biblique ; c'est la cuisine du paradis terrestre. Pour le rôti, vous trouverez partout une ficelle ou un clou. Le rôti est meilleur pendu à une ficelle que cuit avec une broche passée dans le corps et qui lui fait perdre son jus par deux ouvertures.
Quant aux flageolets à l'anglaise, rien de plus simple : vous les faites bouillir à grande eau, jusqu'à ce qu'ils soient cuits ; vous les égouttez sur l'écumoire ou dans une passoire ; si vous n'avez ni écumoire ni passoire, – je parle pour les voyageurs, – dans un linge blanc, et vous les versez bouillants sur une montagne de beurre, pétrie de sel, de poivre, de persil et de civette, si vous en avez. La chaleur des haricots suffira à fondre le beurre.
La confection des oeufs brouillés est un peu plus compliquée, mais néanmoins très facile.
Sur douze oeufs, vous avez jeté six blancs et laissé six oeufs entiers ; dans ces oeufs, vous avez versé la valeur de deux cuillerées d'eau, – cet appendice est indispensable pour donner de la légèreté à vos oeufs, – vous ajoutez votre sauce de rognons et vous battez le tout, en ayant soin de vous rappeler, quand vous salez et poivrez, que votre sauce de rognons est déjà salée et poivrée. – Ne mettez ni oignon ni persil, votre sauce en contient une quantité suffisante.
Vous jetez, en même temps que vos oeufs, un gros morceau de beurre dans la casserole. Puis vous tournez sans cesser un instant votre mouvement de rotation, jusqu'à ce que vos oeufs soient convenablement pris. N'oubliez pas, surtout, qu'ils continuent de prendre sur le plat, et qu'il est urgent, à cause de cette condensation postérieure, de les y verser un peu liquides.
Mais le beurre ! me direz-vous ; comment se procurer du beurre frais dans un pays où, par exemple, on ne fait pas de beurre ?
Partout où vous trouverez de bon lait, partout vous pourrez faire votre beurre vous-même. Il vous suffira de remplir une bouteille aux trois quarts et de la boucher, puis vous la ferez secouer violemment pendant une demi- heure. Au bout d'une demi-heure, pour trois quarts de bouteille de lait, vous aurez une motte de beurre de la grosseur d'un oeuf de dinde. Etant frais, à l'aide de secousses réitérées, il passera en s'allongeant à travers le goulot de la bouteille.
Le thé, vous savez le faire, n'est-ce pas ?
Quant au café, il se fait de deux façons, à la française ou à la turque.
Pour le faire à la française, il y a dix mécaniques de formes différentes. La meilleure de toutes ces mécaniques est, à mon avis, la chausse de nos grand- mères. Mais toutes ces mécaniques peuvent vous manquer, et même, si simple qu'elle soit, la chausse de nos grand-mères peut ne pas se trouver sous votre main.
Alors, vous ferez votre café à la turque ; c'est bien plus simple et, selon moi, c'est meilleur.
Vous faites bouillir votre eau dans un marabout. Vous mettez autant de cuillerées à café de café pilé au mortier et réduit en poudre aussi impalpable que possible, et autant de cuillerées de sucre râpé que vous voudrez avoir de tasses pleines. Et vous laisserez votre marabout jeter trois gros bouillons ; après quoi, vous verserez le café bouillant dans les tasses. En quelques secondes, le marc se précipitera de lui-même au fond par sa propre pesanteur, et vous pourrez boire un café aussi clair et plus savoureux que s'il était filtré.
Il va sans dire que le prince Ingheradzé et notre marchand turc déclarèrent n'avoir jamais fait un dîner pareil.
Quant à Moynet et à Grégory, ils n'avaient rien à apprendre à l'endroit de ma cuisine, Moynet ayant triomphé, comme mon lieutenant, dans trois ou quatre victoires obtenues par moi sur le champ de bataille culinaire à Saint Pétersbourg, à Moscou et à Tiflis.

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