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Chapitre LV
Koutaïssi, Koutaïs, Cotis, Aea

Nous allons, pendant une page ou deux, nous débattre, comme on le comprend bien, dans les conjectures, et essayer, à notre tour, de faire revivre pour un instant ce fantôme dont notre illustre tragédienne madame Ristori nous a si bien offert la réalité.
Koutaïssi, Koutaïs ou Cotis, capitale de l'Imérétie actuelle et autrefois de toute la Colchide, remonte, nous n'avons pas besoin de le dire, à la plus haute antiquité. D'Anville prétend que c'est l'ancienne Aea, la patrie de Médée. Si l'on se range à notre avis, sa fondation pélasgienne est antérieure de plus de douze cents ans à la naissance de Jésus-Christ, de plus de cinq cents à la fondation de Rome.
Inutile de chercher aucun vestige des constructions de l'ancienne ville, nous voulons parler de la ville antérieure au Christ.
Celle du Moyen Age, qui, probablement, s'était greffée sur la ville antique, était placée sur une montagne à pic, à droite du phare.
La ville actuelle est dans la plaine, à gauche du fleuve ; mieux située pour le commerce, mais mieux située aussi pour la fièvre, c'est un grand village plutôt qu'une ville, une réunion, dans un site agréable, d'un certain nombre de maisons qui se sont élevées où bon leur a semblé, accrochant chacune un jardin plus ou moins grand à sa ceinture, et se ménageant de larges rues et d'immenses places.
Ces maisons sont généralement en clayonnages entremêlés d'argile, blanchis extérieurement à la chaux.
Celles des princes, des seigneurs et des riches sont en bois.
L'irrégularité même de Koutaïs en fait une ville des plus pittoresques et des plus charmantes. Pendant l'été, elle doit, comme ombrages et ruisseaux, rivaliser avec Nouka.
Nous étions descendus dans une auberge allemande, où nous retrouvions une apparence du confort européen. Nous y avions soupé, nous y avions couché, lorsque, vers neuf heures du matin, l'aide de camp du gouverneur, le colonel Romanof, se fit annoncer. Il venait, au nom du gouverneur et au sien, s'informer s'il pouvait nous être bon à quelque chose.
Après les fatigues que nous avions éprouvées, il pouvait nous être bon à tout, et d'abord, à nous épargner de nouvelles fatigues, en nous renseignant sûrement sur le chemin que nous avions à parcourir jusqu'à Maranne.
La réponse du colonel Romanof ne fut aucunement rassurante ; selon lui, il nous était impossible de continuer de voyager en traîneau.
Il fallait voyager à cheval.
Pendant sept ou huit verstes, la route était assez bonne ; mais, à cette distance de Koutaïs, elle se défonçait complètement, et ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était, à partir de ce moment, de suivre le lit caillouteux d'une petite rivière. C'était le seul chemin praticable pendant douze ou quinze verstes. Ensuite, nous prendrions à travers une forêt, – une des plus grandes forêts de l'Imérétie, – et nous arriverions à Goubinskaïa.
C'était l'affaire de nos hiemchiks de nous tirer de cette forêt, laquelle n'a point de chemin sérieusement tracé ; mais avec eux, qui font le trajet deux ou trois fois la semaine, nous n'avions pas crainte de nous égarer.
En attendant, je désirai faire un pèlerinage au monastère de Galath, qui renfermait, nous avait-on assuré, une des anciennes portes de fer de Derbend.
Pour ce pèlerinage, le colonel Romanof se mettait à notre disposition ; il avait dans son écurie autant de chevaux que nous en avions besoin, et s'offrait à nous servir de guide.
Il va sans dire que nous acceptâmes.
Pendant que l'on préparait les chevaux, nous visitâmes la ville.
La ville de Koutaïs, c'est son bazar.
Dans toutes les villes d'Orient, le bazar, c'est le coeur, c'est-à-dire la circulation et la vie.
Tout ce qu'il y a de mouvement se groupe autour du bazar.
Celui des Koutaïs était un des plus pauvres que nous eussions encore vus ; je n'y trouvai que deux choses remarquables : une médaille en or d'Alexandre ; une paire de chandeliers faits avec les deux serres d'un aigle et montés en argent. Tout le reste était inférieur à ce que nous avions vu à Derbend, à Bakou, à Nouka et même à Tiflis. Le bazar de Koutaïs n'eut donc aucune prise sur notre bourse.
A propos de bourse, plaçons ici un petit avis à l'adresse de ceux qui voyagent au Caucase. En Russie, la monnaie d'or et d'argent est à peine connue et n'existe que dans les coffres de l'Etat. C'est un papier-monnaie qui a cours. Ce papier-monnaie est divisé en coupons d'un rouble, cinq roubles, dix roubles, vingt-cinq roubles, cinquante roubles, cent roubles.
Déjà en Russie, on a grand-peine à changer ce papier dont la légende porte cependant qu'à première réquisition toute caisse publique devra le convertir en argent.
Personne n'y a confiance. A l'exhibition d'un rouble-papier sur lequel on doit vous rendre cinquante kopeks, chacun répond : « Je n'ai pas de monnaie. »
Or, le prince Bariatinsky m'avait fait changer, par Davidof, un millier de roubles-papier contre la même somme en argent. Mais, en arrivant à Koutaïs, je me trouvais encore avoir deux cent cinquante à trois cents roubles en papier.
Une fois sorti de la Russie, mes roubles étaient bons à faire des papillotes ; or, ayant les cheveux naturellement crépus, les papillotes me sont absolument inutiles.
Je priai donc M. Romanof d'obtenir du gouverneur qu'on me changeât en argent au moins la moitié de mes roubles. Ce fut toute une négociation. Enfin, on nous promit qu'au retour de notre excursion, nous trouverions notre monnaie prête.
Les chevaux étaient prêts ; nous les enfourchâmes, et, malgré les verglas, nous nous lançâmes hardiment dans la montagne. Nous montâmes pendant sept verstes, tenant en bride nos chevaux, qui menaçaient de s'abattre sous nous à chaque instant.
Arrivés au couvent, nous nous trouvâmes seulement là assez solides pour regarder autour de nous ; la vue était belle, malgré cette couche de neige qui donnait partout au paysage la même valeur.
L'été, elle eût été une des plus belles choses de notre voyage.
Le couvent, de son côté, est un des plus beaux spécimens de l'architecture byzantine. La cathédrale est un modèle de proportions.
Par malheur, les fresques sont presque effacées, et l'ancien iconostase n'existe plus. Il est remplacé par un de ces ignobles paravents en peinture, qui, au Caucase, défigurent souvent les plus beaux temples.
L'aspect général de l'intérieur de l'église est triste, sale et misérable ; cela sent le pays déchu.
Mais il ne faut pas se laisser repousser par ce premier aspect. Dans l'iconostase moderne, on a incrusté deux ou trois images d'une valeur énorme.
La première place à la gauche de la porte sainte est occupée par l'image de Notre-Dame de Galath.
L'image est fort miraculeuse, et sa réputation date de loin.
Voici la tradition à laquelle cette réputation est due :
Lorsque, après la mort du Christ, les apôtres se partagèrent le monde, saint André se rendit au Caucase.
La sainte Vierge appuya alors son suaire sur sa figure, et ses traits s'y imprimèrent.
Elle remit ce suaire, c'est-à-dire son portrait authentique, à saint André.
L'apôtre vint à Aznaour entre Barjom et Akhaltsik. Là régnait une reine qui venait de perdre son fils unique. Saint André n'eut qu'à le toucher avec l'image de la Vierge, et le jeune homme ressuscita.
Ce miracle fait aux yeux de tous, saint André se mit à prêcher le christianisme avec le plus grand succès.
Les prêtres païens furent épouvantés de ses progrès, et protestèrent.
Pour vider le différend, on inventa un moyen éminemment caucasien : c'était d'organiser un concours, ou plutôt une lutte entre les idoles et l'image de la sainte Vierge.
On les plaça dans une tente, l'image de la Vierge d'un côté, les idoles de l'autre, et, pendant la nuit, tout le monde resta en prière, saint André de son côté, les prêtres païens du leur.
Le matin, on trouva les idoles renversées, et l'image de la Vierge resplendissante de lumière.
A cette manifestation toute céleste, la reine et son peuple reconnurent la vraie foi.
Plus tard, lorsque l'islamisme envahit le pays et que la cathédrale d'Aznaour, dont on voit encore les vestiges aujourd'hui, fut brûlée, un fidèle enfouit la sainte image, qui resta cachée pendant plusieurs siècles, et qui fut enfin transportée à Galath.
Elle est remarquable par cela que, contrairement à la tradition acceptée, la Vierge a les yeux noirs. La châsse qui recouvre l'image, à l'exception de la figure et des mains, comme dans toutes les images grecques, est littéralement couverte de pierres précieuses. C'est un des plus beaux bijoux du XVème siècle. Outre cette image, qui est d'un prix inestimable, il y en a d'autres fort belles : une représente un saint Georges que l'on nous a assuré être en or massif. Dans tous les cas, il est d'une haute antiquité.
Tous ces trésors, il faut le dire, font un singulier effet au milieu de la saleté misérable de l'entourage. Mais ces trésors n'étaient rien auprès de ce qui nous restait à voir. On nous conduisit dans une sacristie attenante à la cathédrale, et dont le parquet était jonché de manuscrits en caractères grecs, et, selon toute probabilité, très précieux. Là, on nous apporta le trésor des habits sacerdotaux.
Un coffre à cadenas solides était enfermé dans un tapis éraillé. On tira le coffre du tapis, et du coffre des tiares en pierreries, des chasubles brodées en perles fines, des bijoux, et, entre autres, la couronne des rois de l'Imérétie.
Pour un amateur de vieille orfèvrerie, il y avait là de quoi perdre la raison. Notez que toutes ces richesses étaient enveloppées dans des guenilles et montrées par des hommes que l'on n'eût pas touchés avec des pincettes, et par eux mises à jour dans un temple délabré, où suintait la misère.
C'était bien ce côté oriental que j'ai déjà signalé : riche, pittoresque et sale.
Fanatisme et incurie, c'est tout l'Orient.
Restait à voir – je dirais ce qui m'intéressait le plus, si je ne craignais de dire une impiété – la porte de fer de Derbend. On me conduisit dans un coin. D'où venait cette gigantesque fermeture, cet unique battant ? Je l'ignore. Je n'avais rien pour le mesurer, mais il me parut avoir cinq ou six mètres de haut et deux et demi de large. C'est, autant que j'en pus juger, une porte de chêne, recouverte de plaques de fer, avec cinq traverses de fer. Dans la portion inférieure, le fer est rongé et laisse voir le bois. L'autre battant a été emporté par les Turcs en manière de trophée. J'y reconnus les restes d'une inscription arabe ; mais nul de nous n'entreprit de la déchiffrer.
Le temps nous pressait, nous voulions à tout prix partir le jour même. Nous n'avions plus que deux jours pour arriver le 21 à Poti. Nous laissâmes notre offrande aux moines de Galath, et nous revînmes à Koutaïs.
Nous avons dit tout ce que nous savions de la Colchide moderne ; disons quelques mots de la Colchide antique, dont le démembrement a fait aujourd'hui la Mingrélie, l'Imérétie et le Gouriel.
Ses principales villes, dont le nom est venu jusqu'à nous à travers les siècles comme un vague écho du passé, sont Lazica, Pituisa, Dandary, Dioscurias, Archéopolis, Aea Phasis, Kyta, Mechlessus, Madia, Surium. On peut, sans trop torturer l'étymologie, trouver Sourham dans Surium, et Koutaïs dans Kyta.
Seulement, nous l'avons dit, quelques savants prétendent que Koutaïs est bâti sur les ruines d'Aea. Or, Aea, on le sait, était tout simplement la patrie de Médée.
Apollonius de Rhodes nous empêche, et l'on verra plus tard pourquoi, d'être de l'avis de ces savants. On connaît l'expédition des Argonautes : nous n'en parlerions pas si nous ne tenions à constater qu'ici, de sa mère la Fable, commence à naître l'histoire.
Raoul Rochette, dans son étude sur les colonies grecques, ne doute pas un seul instant que Jason n'ait existé et que l'expédition des Argonautes n'ait eu lieu. Il s'agit seulement de séparer intelligemment la fable de l'histoire.
Jason, ou plutôt Diomède, héritier du trône d'Iolchos, caché par sa mère Alcimède pour le soustraire aux persécutions de son oncle Pélias ; élevé par Chiron ; apprenant de lui la médecine, et tirant son nom de Jason du verbe grec «3iazqai, guérir ; quittant le centaure pour aller consulter l'oracle ; recevant de lui l'ordre de prendre le costume des Magnésiens, c'est-à-dire une peau de léopard, et deux lances, et de se présenter ainsi à la cour de Pélias ; Jason traversant le fleuve Enipée avec le secours de Junon déguisée en vieille femme Junon le porte sur ses épaules ; Jason perdant en route une de ses sandales, circonstance indifférente pour lui, mais grave pour l'usurpateur, auquel le même oracle a dit de se défier de celui qui se présenterait à lui avec une seule chaussure ; Jason redemandant à Pélias l'héritage de son père, Jason envoyé par Pélias, afin de reprendre en Colchide la toison d'or qu'y ont emportée Phryxus et Hellé à travers les airs, – voilà la fable.
Mais Jason bâtissant un vaisseau ; mais Jason se hasardant avec une troupe d'hommes déterminés sur la mer Noire ; mais Jason remontant le Phase dans un but de commerce probablement pour acheter cette poudre d'or que les Colchidiens recueillaient dans l'Hippus et dans le Phase, en y étendant des peaux de mouton qui arrêtaient les pépites, – voilà la vérité.
Au temps de Strabon, tous les monuments qui attestaient cette expédition étaient encore debout en Colchide, et nous avons dit comment la tradition s'était perpétuée à travers la mémoire des peuples.
Du temps de Strabon, une plaine de Colchide s'appelait encore Argo, et l'on attribuait à Argus, fils de Phryxus, la construction du temple de Leucothoé et la fondation d'Idessa.
Mais il y avait, selon toute probabilité, dans l'expédition des Argonautes, un autre but plus élevé, quoiqu'il se rapprochât du premier ; c'était de purger la mer Noire des pirates qui l'infestaient. C'est ce qui fit de l'expédition de Jason une expédition non seulement aventureuse, mais sacrée, de laquelle s'emparèrent les poètes.
Cette première ligue servit, quarante ans plus tard, de modèle à celle qui se forma pour prendre Troie.
Tacite et Trogue Pompée ne se bornent point à parler du premier voyage de Jason en Colchide, ils en consignent un second dans lequel Jason aurait partagé, entre ceux qui l'auraient suivi, les terres conquises et fondé des colonies non seulement sur le Phase, mais encore dans l'intérieur, ce qui correspond à merveille à ces ruines qui portent le nom de château de Jason, dont notre ami Louka nous racontait si naïvement l'histoire.
Au reste, les mêmes traditions existent à Lemnos, sur les côtes de la Propontide et de l'Hellespont. Sinope passe pour avoir été bâtie par l'illustre chef des aventuriers ; Dioscurias indique évidemment la présence de Castor et de Pollux au nombre des Argonautes. Un cap de l'Anatolie s'appelle encore aujourd'hui le cap Jason. Enfin, en Ibérie, en Arménie, dans le pays même des Mèdes, des villes, des temples, des monuments de toute espèce, portaient le nom de Jason, et, si leur trace est effacée aujourd'hui, c'est que Parménion, l'ami et surtout le flatteur Alexandre, craignant que la gloire du vainqueur du Granique, d'Arbelles et d'Issus ne fût effacée par celle des Argonautes, en ordonna la destruction, ainsi que celle du culte de Jason, qui avait longtemps subsisté parmi les barbares.
Cette tradition est si vivante encore au milieu des pays que nous parcourions, que beaucoup de seigneurs portant, en Mingrélie, en Imérétie et dans le Gouriel, le prénom de Jason, prétendent descendre du héros ou des héros ses compagnons, et ont pour eux le type grec qui constate cette illustre filiation.
Il y a plus, voyez au Muséum de Paris la statue de Phocion.
Il porte un manteau.
Eh bien, la bourka géorgienne semble taillée sur ce manteau.
Qu'est-ce que le bachelik, sinon le capuchon des matelots de la Méditerranée et de l'Archipel ?
Après cette grande lueur jetée sur elle, la Colchide retombe dans l'obscurité. Les historiens placent dans cette province, outre les Colchéens, les Mélanchtènes, les Coraxites ou les habitants de la montagne du Corbeau, les Apsiliens, les Missimaniens et diverses autres tribus dont les noms nous sont à peu près aussi inconnus.
Mais, au milieu de tous ces noms obscurs de peuples, ou de peuples obscurs, faisons une exception pour les Souano-Colches de Ptolémée, et les Souanes de Strabon et de Pline.
Les Souanètes étaient déjà, du temps des Argonautes, disent ces trois historiens, établis dans les montagnes de la Colchide, au-dessus de la ville de Dioscurias.
Ce peuple était d'une grande bravoure, mais fort sale ; de sorte que les Grecs, dans leur langage coloré, les appelaient phthirophages, c'est-à-dire mangeurs de poux. Eh bien, ce peuple existe encore aujourd'hui tel qu'il était du temps de Ptolémée et de Strabon.
Plus sale peut-être, voilà tout.
Nous citerons plus tard quelques anecdotes qui lui sont relatives.
Les femmes de toute l'ancienne Colchide sont magnifiques ; nous allions dire plus belles que les Géorgiennes, mais nous nous rappelons à temps que la Mingrélie, l'Imérétie et le Gouriel ont été autrefois Géorgie.
Mais quelle misère, bon Dieu ! quelle pauvreté ! C'est au point que beaucoup prétendent que la vertu de la plus vertueuse descendante de Médée ne résisterait pas, de nos jours, à la vue d'une pièce d'or.
Aujourd'hui, les Souanes ou Souanètes, qui se donnent à eux-mêmes le nom de Chnaou, forment encore la nation la plus pauvre du Caucase ; n'ayant rien à vendre, les hommes vendent leurs femmes et leurs enfants.
Leur costume n'est qu'une réunion de haillons attachés autour des reins, des jambes et des bras ; et, avec cela, tous ceux que vous rencontrez ont des airs de grands seigneurs à faire envie à des princes.
En revenant à Koutaïs, nous vîmes un jeune seigneur du Gouriel avec le costume tcherkesse ; il était suivi de ses deux noukers, portant au sommet de la tête leur charmant bonnet rouge brodé d'or, ayant la forme d'une fronde.
Nous nous arrêtâmes pour les regarder passer. Le beau jeune homme n'avait pas besoin de dire sa qualité, il avait écrit sur le front le mot prince.
J'ai eu l'honneur de connaître à Saint-Pétersbourg la dernière reine de Mingrélie, la princesse Dadian, détrônée par les Russes : il serait difficile de voir un plus riche spécimen de beauté ; elle avait près d'elle ses quatre enfants, tous plus beaux les uns que les autres ; réunis à elle, ils formaient un groupe digne de l'Antiquité.
Comme je remarquais la charmante forme du bonnet que portait le petit prince Nicod, qui serait aujourd'hui roi de Mingrélie sous la régence de sa mère, si les Russes ne s'étaient pas emparés de son royaume, sa mère lui dit :
« Tu peux bien donner ton bonnet, Nicod, puisque l'on t'a pris ta couronne. » Et le jeune prince me donna son bonnet, que je garde en tendre souvenir du pauvre enfant détrôné.
Nous revînmes à notre auberge allemande ; nos roubles étaient changés en argent, notre note de dépense était faite, nos chevaux étaient prêts.
Disons en passant que notre note de dépense, pour un souper et un coucher, montait à soixante francs. Nous commencions à rentrer en pays civilisé ; les voleurs, chassés des grandes routes, s'étaient faits aubergistes.
Au moment de charger nos chevaux, une difficulté énorme se présenta.
J'avais deux grandes caisses.
Aucun cheval n'était assez fort pour les porter toutes deux, l'une faisant le contrepoids de l'autre. Seule, une des deux caisses ne pouvait pas conserver son équilibre sur le dos d'un cheval.
J'avisai un traîneau dans la cour de l'aubergiste, et le priai de me vendre ou de me louer ce traîneau. Il ne voulait ni l'un ni l'autre ; j'appelai à mon aide le colonel Romanof, et quoiqu'il prétendît que je ne me tirerais jamais des boues de la Mingrélie avec un traîneau, il obtint que le traîneau me serait loué quatre roubles.
Moynet s'impatientait de tous ces retards : il disait avec raison que nous n'arriverions jamais à Poti pour prendre le bateau du 21. Je commençais à le craindre comme lui ; mais il y a certains obstacles que l'on ne surmonte qu'avec le temps. J'avais, dans le chargement de mes bagages, affaire à l'un de ces obstacles-là. Pour calmer son impatience, je lui dis de partir devant avec Grégory, un des chevaux chargés et son conducteur. Moi, je partirais avec les sept ou huit autres chevaux et le traîneau. Arrivés à la station, Grégory et lui s'occuperaient du souper.
Moi, j'arriverais quand je pourrais avec le reste des bagages et un domestique géorgien que me prêtait le colonel Romanof, afin que je pusse communiquer avec mes hiemchiks, le Géorgien parlant un peu français.
Moynet et Grégory partirent.
Je perdis encore une heure à faire charger le traîneau et à changer la selle de mon cheval contre une selle à la hussarde que me prêtait le colonel Romanof.
Enfin, on annonça que tout était prêt. J'embrassai le colonel, je montai sur mon traîneau, je chargeai le Géorgien de tenir mon cheval en bride, et je partis à mon tour.

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