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Chapitre LIII
Le sourham

Timaf était arrivé, Timaf était sauvé des loups ; mais Timaf, sauvé des loups, était arrivé avec les chevaux et les hiemchiks que nous lui avions envoyés, de sorte que la télègue était complètement démontée.
Je demandai aux hommes qui avaient ramené Timaf et la télègue combien ils voulaient pour aller jusqu'à la première station. Ils demandèrent huit roubles. Avec dix que je venais de leur donner, cela faisait dix-huit roubles, c'est-à-dire soixante et douze francs pour une seule station, sans compter les quatre roubles déjà donnés au maître de poste de Gori. C'était cher ! Je refusai.
Timaf attendrait avec la télègue, et j'enverrais des chevaux pour les prendre, aussitôt arrivé à la première poste.
Restait à régler notre compte avec l'hôte. J'avais mangé cinq pommes de terre ; mes compagnons n'avaient absolument rien pris. Le tavernier demanda cinq roubles. Cela mettait la pomme de terre à quatre francs la pièce. C'était encore plus cher que les chevaux.
« Offrez-lui un rouble, dis-je à Grégory, non pas pour les cinq pommes de terre que nous avons mangées, mais pour les cinq heures que nous avons passées chez lui ; un rouble ou une volée de coups de fouet, à son choix. »
L'hôte eut de la peine à se décider, mais enfin il se décida pour le rouble. Le brave homme nous regardait fort de travers, et il eût fait, j'en ai peur, un mauvais parti à celui de nous qui serait tombé entre ses mains sans armes ; mais nos fusils à deux coups, mais nos kandjars nous rendaient d'une digestion difficile. Il n'essaya donc pas même de mordre.
Nous étions déjà montés en traîneau et prêts à partir, lorsque les loueurs de chevaux se ravisèrent ; ils offraient de conduire la télègue jusqu'à la prochaine station pour cinq roubles.
J'étais las de disputer. Je consentis à cinq roubles mais je les prévins que je ne les payerais qu'une fois arrivé. Ce manque de confiance ne parut aucunement les blesser. On attela cinq chevaux à la télègue, c'étaient mes conditions. On réveilla Timaf, qui s'était déjà endormi au coin du feu, on le fit monter sur sa télègue, et on lui annonça qu'il aurait cette fois et dorénavant les honneurs de l'avant-garde.
Timaf ne fit aucune objection ; il n'avait qu'un défaut, du moins à mon point de vue, je ne veux pas lui faire tort de ceux que les autres peuvent avoir à lui reprocher : c'était d'être trop passif.
Il était environ quatre heures du matin, il nous restait douze verstes à faire. Nous commencions à être tellement familiarisés avec le danger, que nous ne demandâmes même pas si le chemin était bon ou mauvais.
Par hasard, il était bon.
Nous arrivâmes à la station vers sept heures du matin.
Pas de chevaux !
Comme c'était probable, à sept heures du matin, et avec un mètre de neige par les chemins !
Sans explication aucune, je montrai, non pas mon padarojné, – il faut qu'on sache en Russie combien les maîtres de poste font cas des deux cachets de la couronne, – mais mon fouet.
J'avais tout exprès, à Gori, rouvert une malle pour en tirer un fouet que m'avait donné le prince Toumaine, et avec lequel, un jour, il avait tué d'un seul coup un loup affamé qui avait sauté au poitrail de son cheval.
J'invite ceux de mes lecteurs qui voudraient voyager en Russie à m'en venir demander le modèle, je me ferai un plaisir de populariser cet instrument.
Les chevaux semblèrent sortir de terre. Curieux pays que celui où tout le monde connaît l'existence d'un pareil abus et où personne n'y porte remède !
A dix heures du matin, nous étions au village de Sourham.
« Des chevaux ?
- Il n'y en a pas.
- Mon cher ami, me dit Moynet, mettez-vous une décoration, ne fût-ce qu'au cou, ou, sans cela, nous n'arriverons jamais. »
C'est encore une triste vérité, mais c'en est une. J'ouvris la malle aux décorations comme j'avais ouvert la malle au fouet, je mis à ma boutonnière la plaque de Charles III, et je renouvelai ma demande.
« A l'instant même, général ! » me dit le maître de poste.
Une demi-heure après, nos deux voitures étaient attelées. Par malheur, il n'y avait point de traîneau. J'en avisai un sur un toit ; mais le maître de poste me répondit, avec une certaine apparence de raison, que, s'il était bon à quelque chose, il ne serait pas sur le toit.
Nous partîmes ; au bout d'une heure nous traversâmes le village de Sourham, couronné, comme Gori, d'un magnifique château en ruine ; puis nous arrivâmes au bas de la montée.
Un seul traîneau s'était hasardé à tenter le passage : c'était celui de notre officier envoyé avec des dépêches à Koutaïs et auquel j'avais prêté ma touloupe.
Il était parti la veille au matin.
Le sillage de son traîneau était complètement effacé par la neige qui était tombée pendant la nuit ; mais on voyait la trace des voyageurs qui avaient passé à cheval.
Nous nous engageâmes dans la montagne, guidés par ces traces. D'après ce que l'on m'avait dit de la difficulté du Sourham, la montée me parut, d'abord non seulement facile, mais même caressante. C'est une pente assez douce, sans escarpement ni à droite ni à gauche, s'allongeant sur une longueur de quatre verstes seulement.
Au bout d'une heure de montée, et véritablement sans trop de difficulté, nous atteignions le sommet de la montagne ; je m'en fis donner l'assurance deux fois, je ne pouvais y croire.
« Mais, alors, dis-je à l'hiemchik, nous n'avons plus qu'à descendre ?
- Absolument », me répondit-il.
Je regardai Moynet.
« Voilà donc ce fameux Sourham, cet infranchissable Sourham ! j'en ferai compliment à Finot.
- Attendez, me dit Moynet, nous ne sommes pas au bout.
- Bah ! vous avez entendu, nous n'avons plus qu'à descendre.
- Oui ; mais il y a descente et descente.
- Il y a d'abord la descente de la Courtille.
- Et puis la descente des Enfers.
- Celle-là est facile, Virgile l'a dit : Facilis descensus Averni.
- Que voulez-vous ! quelque chose me dit que Finot avait raison et que Virgile a tort.
- Allons, vous vous entêtez.
- Rappelez-vous M. Murray et ses soixante boeufs.
- Eh ! mon cher, ces Anglais sont si excentriques. On lui aura raconté qu'avec trente boeufs on mettait quatre heures à passer le Sourham, il en aura pris soixante pour ne mettre que deux heures. »
Je dois le dire, les trois premières verstes que nous fîmes semblèrent me donner raison ; puis un faible ravin commença de se creuser à ma gauche, la pente devint peu à peu plus rapide ; le ravin se creusait toujours, la pente devenait une glissade. Nous voyions devant nous des cimes d'arbres sur lesquelles il nous semblait que notre traîneau allait passer, puis le chemin tournait brusquement à droite, et, par son mouvement d'inclinaison, nous pouvions voir jusqu'au fond du ravin, qui passait insensiblement du précipice à l'abîme. Un torrent roulait au fond de cet abîme ; c'était une des sources du Quirill. Il était évident que nous ne serions au bas du Sourham que quand nous nous trouverions de niveau avec le torrent, et le torrent était loin. Nous avions un postillon excellent, mais ayant la mauvaise habitude de frapper ses chevaux ; ses chevaux, de leur côté, avaient la mauvaise habitude, quand on les frappait, de se jeter de côté. Son porteur, à la suite d'un coup de fouet reçu entre les deux oreilles, fit un écart ; le cheval et le postillon disparurent dans la neige jusqu'à la ceinture.
En vérité, quoi qu'en dise M. de Gramont, il y a un Dieu pour les postillons qui battent leurs chevaux ; la tête du nôtre commença de poindre, puis ses épaules, puis son torse. Il tenait sa bride, qu'il tirait après lui, après la bride vint le cheval. La chute s'était arrêtée à un demi-pied de l'abîme.
« Nitchevo ! nitchevo ! » dit-il.
Et il remonta sur son cheval. Cela voulait dire que ce n'était rien.
« Expliquez-lui, dis-je à Grégory, que cela peut n'être rien pour lui, mais que c'est quelque chose pour nous. »
L'avertissement sembla, à ce qu'il paraît, superflu à notre hiemchik, car il repartit plus rapide qu'auparavant ; il est vrai que son cheval, moins entêté que lui et profitant de l'exemple qui ne profitait pas à l'homme, ne fit plus d'écart, malgré les coups qu'il continuait de recevoir.
Au reste, du train que nous allions, il y avait un avantage, c'est que, si une avalanche tombait, elle ne nous rejoindrait pas.
Mais ce qui nous parut inouï, c'est que plus nous descendions, plus la route semblait, par un mouvement pareil au nôtre, s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Depuis notre départ de Tiflis, sans nous en apercevoir, nous allions montant sans cesse, et, arrivés à la descente du Sourham nous rendions en gros ce que nous avions pris en détail.
La descente dura deux grandes heures : pendant deux heures, nous ne vîmes devant nous que des cimes d'arbres ; enfin, le bruit du torrent arriva jusqu'à nos oreilles, signe que nous approchions du fond de la vallée ; le traîneau, qui, depuis le haut du Sourham inclinait lui-même comme la pente, menaçant au moindre choc de nous jeter à dix pas en avant, reprit son assiette, et nous roulâmes parallèlement au torrent pendant quelques minutes.
Nous respirâmes.
En ce moment, nous entendîmes retentir trois coups de fusil qui ressemblaient fort à des coups de canon ; en mer, j'aurais cru à un vaisseau demandant du secours. Tout à coup, nous aperçûmes un gymnase. – J'avoue qu'à cette vue j'éclatai de rire ; – quels étaient les diables, les gnomes, les démons, qui venaient faire de la gymnastique dans un pareil endroit ?
Un monticule que nous franchîmes nous permit de voir un village caché dans un pli de terrain. Quand je dis un village, je devrais dire les portes d'un village ; quant aux maisons, elles étaient entièrement ensevelies dans la neige. Devant chaque porte, on avait ouvert des tranchées qui communiquaient avec une espèce de rue.
Je crus naïvement que c'était la station.
C'était le village de Tsippa, distant de quinze verstes encore de la station.
La télègue avait beaucoup souffert dans la descente ; elle avait versé deux fois, et, comme on me disait que la portion de chemin qui nous restait à faire était la plus mauvaise, je dis aux hiemchiks de passer à l'arrière-garde et de marcher doucement ; pourvu qu'ils nous rejoignissent le lendemain matin, c'était tout ce qu'il fallait.
Quant à nous, nous prîmes les devants. Le vent s'était élevé et la neige commençait à tomber. Je ne comprenais pas trop comment le chemin qui nous restait à faire pouvait être plus mauvais que celui que nous avions fait, et, si l'on nous disait vrai, il était probable que nous n'arriverions pas à la station.
Nous nous remîmes en route.
Le torrent occupait presque tout le fond de la vallée, et le chemin qu'il laissait aux voyageurs, qui bien certainement allaient moins vite que lui, était à peine de la largeur du traîneau. Ce n'eût été rien s'il eût pu marcher côte à côte avec lui, mais les rochers en avaient réclamé leur part ; il en résultait que ce chemin allait sans cesse montant et descendant, comme le dos d'un chameau ; joignez à cela les torrents se précipitant de la montagne pour se joindre à celui qui roulait au fond de la vallée, torrents qui avaient percé leur route sous la neige, en laissant la surface intacte et trompeuse, et vous vous rapprocherez un peu de l'idée que l'on peut se faire de l'effroyable route dans laquelle nous étions engagés pendant la nuit, par un vent à décorner, je ne dirai pas des boeufs, mais des buffles, et avec une neige qui empêchait de voir à dix pas devant soi.
Chaque fois que nous passions sur un de ces ponts fragiles jetés sur une eau courante, la neige s'enfonçait et le traîneau tombait dans le ravin. Il fallait alors des efforts inouïs aux chevaux pour le tirer de là. Il remontait presque verticalement pendant cinq ou six pieds, et, dans cette ascension, nous ne nous maintenions sur nos bagages que par des manoeuvres qui eussent fait honneur aux plus habiles équilibristes.
Au milieu d'une montée, nous rencontrâmes des soldats. Ils échangèrent quelques mots avec nos hiemchiks, qui se retournèrent de notre côté.
« Voilà des soldats, nous dirent-ils, qui prétendent que l'on ne pourra point passer.
- Et pourquoi ne passerions-nous pas ?
- Les trois détonations que nous avons entendues sont des mines que l'on a fait sauter, et non pas des coups de fusil.
- Et pourquoi a-t-on fait sauter des mines ?
- Pour élargir le chemin.
- Eh bien, alors, si le chemin est plus large, il est naturellement plus facile.
- Il sera plus facile demain ou après-demain.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'alors le chemin sera déblayé.
- Il n'est donc pas déblayé ?
- Non, ils n'ont pas pu rester ; le vent est trop fort là-haut.
- Alors, votre avis ?
- Notre avis est de retourner au village et d'attendre que le chemin soit libre. »
Je jetai les yeux sur l'endroit où nous étions arrêtés.
« Dites-leur que je veux bien, s'ils peuvent tourner. »
Grégory transmit mon assentiment aux hiemchiks ; mais ce que j'avais prévu arriva : le chemin était si étroit et si escarpé, qu'il était impossible aux chevaux d'opérer le mouvement nécessaire à la manoeuvre qu'ils avaient à exécuter.
« Vous voyez bien qu'il faut que nous allions en avant, dis-je à Grégory, ainsi donc : Pachol ! Pachol ! »
Bon gré mal gré, les hiemchiks durent continuer leur chemin. Nous montâmes au pas et si lentement, que deux montagnards, qui étaient partis en même temps que nous de Tsippa, eurent le temps de nous rejoindre et marchèrent derrière notre traîneau.
Au bout de la montée, nous trouvâmes le chemin barré par un éboulement ; la route alors cessait d'être plate, mais formait un talus s'inclinant sur le précipice.
Dans le jour, par un beau temps, en voyant où mettre le pied, on pouvait, à la rigueur, passer ; mais, la nuit, par ce vent terrible, par cette neige qui vous fouettait le visage, c'était à donner le vertige.
Les montagnards qui nous suivaient, venaient, sans doute, de travailler au chemin ; ils avaient des pioches.
« Demandez donc à ces braves gens, dis-je à Grégory, s'ils ne peuvent pas nous faire là dedans une espèce de tranchée. »
Grégory leur posa la question ; ils répondirent affirmativement, et à l'instant même se mirent à la besogne.
Je me haussai sur la pointe des pieds : l'éboulement couvrait en largeur une dizaine de mètres.
« Ils en auront jusqu'à demain, dis-je à Moynet ; passons à pied, le traîneau avec ses cinq chevaux passera toujours.
- Passons à pied. »
Nous franchîmes l'obstacle en nous accrochant aux racines d'arbre pour ne pas glisser du côté du précipice, et ensuite pour nous maintenir contre le vent, qui paraissait avoir fait, pour son compte, le pari que nous ne passerions pas. Si le vent avait parié, il perdit, nous passâmes. C'était le tour du traîneau.
Nos deux braves montagnards pesèrent sur le côté opposé au précipice, et le traîneau passa.
« Combien de verstes encore ? demandai-je aux hiemchiks.
- Dix verstes.
- Eh bien, mon cher Moynet, faites-les si vous voulez en traîneau ; je les ferai à pied, moi.
- Pas moi, je suis éreinté.
- Alors, montez ; moi, je marche ; soyez tranquille, j'irai aussi vite que le traîneau. »
Moynet remonta.
Il n'avait pas fait cent pas, que je le vis rebondir comme un volant sur une raquette. Puis je ne le vis plus. Il avait rencontré un de ces cours d'eau dont j'ai déjà parlé ; ne m'ayant plus là pour le caler, il avait été lancé comme par une catapulte et était tombé à quatre pattes dans le torrent. Je l'entendis rire et jurer tout à la fois ; je fus rassuré.
« Eh bien, remontez-vous sur le traîneau ? lui demandai-je.
- Non, dit-il, j'en ai assez. Marchons. »
Nous marchâmes ; seulement, à chaque pas, nous enfoncions d'un demi mètre dans la neige.
Au bout de deux verstes :
« Ah ! ma foi, tant pis, dit-il, je remonte. »
J'avais pris le bras de Grégory, et nous allions assez sûrement, appuyés l'un sur l'autre ; nous nous trouvions avoir chacun quatre jambes au lieu de deux.
« Prenez le bras de Grégory, lui dis-je, je prendrai celui d'un des deux hommes, l'autre veillera sur le traîneau. »
La manoeuvre s'exécuta, et nous nous mîmes en route.
« Que dites-vous de Virgile ? me demanda Moynet.
- Je dis de lui ce que Gentil disait de Racine, que c'est un polisson.
- Oh ! oh ! qu'est-ce que cela ? »
C'était Moynet qui poussait cette inquiétante exclamation. Nous nous arrêtâmes : une immense voûte s'ouvrait sur le chemin pour vomir une masse d'eau qui devait être considérable, si l'on mesurait son importance au bruit qu'elle faisait. Cette gueule gigantesque ouverte dans la montagne avait un aspect tellement sinistre, que nous nous arrêtâmes, nous demandant, cette fois, si nous irions plus loin.
Par bonheur, nos montagnards connaissaient l'endroit, ils nous rassurèrent, et l'un d'eux nous donna l'exemple en passant le premier.
Nous en fûmes quittes pour avoir de l'eau jusqu'aux genoux.
Le traîneau passa plus difficilement, à cause des bords escarpés de cette espèce de canal, mais il passa. Alors, la route commença de descendre, et de nouveau nous nous trouvâmes au niveau du torrent. Il nous restait encore six verstes à faire. Nous étions littéralement épuisés de fatigue ; nous avions les pieds et les jambes glacés à ne pas les sentir, et la sueur nous coulait en même temps sur le front. Le vent redoublait, la neige s'épaississait. Il fallait gagner le plus vite possible la station ; si nous étions pris, au fond de cette étroite vallée, par un chasse-neige, nous n'en sortions pas.
Je fus le premier à proposer de remonter en traîneau ; la proposition fut acceptée ; nous nous enveloppâmes dans nos touloupes et nous reprîmes nos places.
Nos deux montagnards s'accrochèrent au traîneau ; nous leur rendions le service d'accélérer leur marche ; ils nous rendaient le service de nous empêcher de verser.
Je fermai les yeux et me laissai aller au hasard, – je dirais à la Providence si je me croyais un personnage assez important pour que la Providence s'occupât de moi. De temps en temps, j'ouvrais les yeux ; mais j'avais beau les ouvrir, je ne voyais rien qu'une immense nappe de neige que le vent semblait secouer devant eux, et le torrent qui mugissait à deux pas de moi. Enfin, il me sembla apercevoir de la lumière.
« La station ? demandai-je.
- Non, le village de Molite.
- Et la station ?
- A trois verstes. »
Tout était fantastique dans cette nuit, jusqu'à la distance. Nous étions partis à midi, nous avions achevé la montée à trois heures, nous descendions depuis cinq, à croire que nous faisions quatre lieues à l'heure, et nous n'avions pas pu avaler nos trente verstes, c'est-à-dire sept lieues et demie.
Nous arrivâmes à la lumière : c'était celle d'une petite auberge. Nous descendîmes. Nous étions à moitié morts de fatigue, et l'autre moitié de faim ; par bonheur, nous trouvâmes du pain mangeable, une espèce de salaison que, dans toute autre circonstance, nous n'eussions pas touchée du bout des dents et qui nous parut excellente. Il va sans dire que nos deux montagnards partagèrent notre festin.
Nous arrosâmes le tout de quatre ou cinq pots de ce petit vin de Mingrélie dont on peut boire sans inconvénient une pinte, et nous remontâmes dans notre traîneau en demandant si, du village à la station, le chemin était bon.
« Excellent ! » nous répondit notre hôte.
Sur cette assurance, nous partîmes. Au bout de cent pas, deux de nous étaient dans la neige et le troisième dans l'eau. Cette fois, nous nous décidâmes à faire à pied le reste du chemin, et, par un effroyable chasse- neige, nous arrivâmes à la station. Une verste de plus, et nous n'y arrivions pas ; toute la montagne semblait secouée comme par un tremblement de terre.
Deux heures après nous, arrivait un messager de Timaf, annonçant que la télègue ne pouvait même essayer de traverser la montagne, et que nous eussions à envoyer un traîneau et des boeufs si nous voulions revoir nos effets et Timaf.
Je tenais peu à Timaf, quoique, comme curiosité, je l'estimasse à sa valeur, mais je tenais fort à mes effets ; je fis donc dire à Timaf de demeurer tranquille, et que, le lendemain, on irait à son secours.

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