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Chapitre XLV
Djemal-Eddin

Nous avons dit que le fils de Schamyl, Djemal-Eddin, avait été pris au siège d'Akoulgo ; nous aurions dû dire qu'il avait été donné en otage. Sa mère Patimate, on se le rappelle, en était morte de douleur. L'enfant avait été emmené à Saint-Pétersbourg, présenté à l'empereur Nicolas, qui ordonna de l'élever en prince et de lui donner la meilleure éducation possible.
Longtemps, Djemal-Eddin resta sauvage et effarouché comme un chamois de ses montagnes ; mais enfin il s'apprivoisa, et, déjà excellent cavalier à sept ans, son éducation fut complétée par l'usage et l'habitude de tous les exercices du corps, auxquels vint se joindre une éducation intellectuelle.
Djemal-Eddin apprit à lire et à écrire les caractères européens, et parla bientôt le français et l'allemand comme les parlent les Russes eux-mêmes, c'est-à-dire comme des langues maternelles.
Le jeune Caucasien, aide de camp de l'empereur, colonel d'un régiment, était devenu complètement Russe, lorsqu'un jour il fut mandé au palais.
Il trouva l'empereur Nicolas grave, presque triste.
« Djemal-Eddin, lui dit-il, vous êtes libre d'accepter ou de refuser la proposition que je vais vous faire. Je ne veux forcer en rien votre volonté, mais je crois qu'il serait digne de vous d'accepter. Deux princesses de Géorgie, la princesse Tchavtchavadzé et la princesse Orbeliani, ont été faites prisonnières par votre père, qui ne veut les rendre qu'à la condition que vous retournerez auprès de lui. Si vous dites oui, elles seront libres ; si vous refusez, elles demeureront éternellement prisonnières. Ne répondez point emporté par un premier mouvement, je vous donne trois jours pour réfléchir. »
Le jeune homme sourit tristement.
« Sire, dit-il, il ne faut pas trois jours pour apprendre au fils de Schamyl et à l'élève de l'empereur Nicolas ce qu'il a à faire. Caucasien de naissance, je suis Russe de coeur. Je mourrai là-bas dans les montagnes, où rien ne sera plus en harmonie avec l'éducation que j'ai reçue, mais je mourrai en me disant que j'ai accompli un devoir. Les trois jours que me donne Votre Majesté serviront, non pas à me décider, mais à faire mes adieux. A compter de ce moment, je suis à la disposition de Votre Majesté, je partirai quand elle l'ordonnera. »
Il partit de Saint-Pétersbourg avec le prince David Tchavtchavadzé, le mari de l'une des princesses captives, au commencement de février.
Vers la fin du même mois, les deux voyageurs étaient à Kasafiourte. On envoya à l'instant même un message porteur d'une lettre du jeune prince à Veden ; la lettre était datée de Vladikavkas.
Pendant ce temps, il demeurait à Kasafiourte, dans la maison du prince Tchavtchavadzé, habitant la même chambre que lui, mais parfaitement libre ; il avait donné sa parole, et l'on se fiait à sa parole. Il dînait à la table du général Nicolaï.
Il y eut un bal à l'occasion du rachat des princesses ; il y alla et en fut le héros. Il resta à Kasafiourte jusqu'au 10 mars, jour indiqué par Schamyl pour l'échange. Au moment de rendre le jeune homme, une difficulté s'éleva. Outre la rentrée de Djemal-Eddin chez son père, une somme de quarante mille roubles devait être payée par le prince. Schamyl exigea non seulement que cette somme fût payée en argent, mais encore qu'elle le fût en petite monnaie.
Il fallut le temps de se procurer des pièces de cinquante, de vingt-cinq et de dix kopeks, et encore, la veille de l'échange, ne s'en était-on procuré que pour trente-cinq mille roubles.
Le prince pria Djemal-Eddin de prendre sur lui de faire accepter à son père cinq mille roubles en or. Djemal-Eddin s'en chargea.
Le 10 mars, le général Nicolaï prit un bataillon, deux divisions d'infanterie, neuf cents Cosaques et six canons, et s'avança vers les bords de la rivière Mitchik, où devait se faire l'échange.
La rive droite de la rivière, qui appartient aux Russes, est découverte ; sur la rive gauche, au contraire, qui appartient à l'imam, des forêts s'étendent jusque dans la montagne. Une verste seulement de terrain est à jour entre la forêt et le cours d'eau, qui va de l'est à l'ouest.
Schamyl avait fait dire au baron Nicolaï de s'arrêter à une verste de la rive droite du Mitchik, lui s'arrêterait à une verste de la gauche.
Lorsque le baron Nicolaï arriva à l'endroit convenu, Schamyl était déjà à son poste : on reconnut de loin sa tente au drapeau noir placé derrière, et qui la dépassait en hauteur. On envoya aussitôt à l'imam un Arménien nommé Gramof, qui devait servir d'interprète. Il allait s'informer du mode d'échange. Voici ce qui fut arrêté par Schamyl.
Son fils Hadji-Mohammed, accompagné de trente-deux Tcherkesses, amènerait les dames près d'un arbre situé sur la rive droite, c'est-à-dire sur la rive russe.
Il y rencontrerait son frère et les quarante mille roubles, amenés par une escorte semblable, commandée par un officier russe. L'officier russe ne quitterait Djemal-Eddin que lorsque celui-ci serait remis à son père.
Un officier, les trente-deux soldats, les caisses contenant l'argent, seize prisonniers tcherkesses et Djemal-Eddin, accompagnés du baron Nicolaï et du prince Tchavtchavadzé, qui, au bout d'une cinquantaine de pas, restèrent en arrière, s'avancèrent donc vers le Mitchik.
Ils conduisaient une voiture où les dames devaient monter. A mesure qu'ils s'avançaient, s'avançaient du côté opposé Hadji-Mohammed, ses trente-deux hommes et les arabas conduisant les dames.
Hadji-Mohammed et son escorte arrivèrent les premiers et attendirent les arabas, qui les rejoignirent bientôt. Les arabas arrivées, ils continuèrent sur leur chemin jusqu'à l'arbre, où les Russes arrivèrent en même temps qu'eux. A la tête du groupe de Schamyl était un beau jeune homme, à la figure pâle : monté sur un cheval blanc ; il était vêtu d'une tcherkesse blanche et coiffé d'un papak blanc. C'était Hadji-Mohammed. Derrière lui venaient, sur deux lignes, les trente-deux Tcherkesses, richement vêtus, splendidement armés. Les deux troupes s'arrêtèrent à dix pas l'une de l'autre.
Alors, Hadji-Mohammed et Djemal-Eddin descendirent de leurs chevaux et se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. En voyant les deux frères s'embrasser, tous les murides de Hadji-Mohammed crièrent :
« Allah il Allah ! »
Pendant ce temps, le prince Tchavtchavadzé et le général baron Nicolaï s'approchèrent à leur tour.
Les princesses, les jeunes princes et les femmes de la suite des princesses furent alors rendus par Hadji-Mohammed au prince Tchavtchavadzé. Par un mouvement inverse, les caisses contenant les quarante mille roubles passaient aux murides.
Alors, Djemal-Eddin fut présenté aux princesses, qui le remercièrent comme leur libérateur ; puis il fit ses adieux au prince et au baron Nicolaï, et, en essuyant les deux dernières larmes qu'il lui fût permis de verser au souvenir de la Russie, sa mère adoptive, il s'avança vers son père, accompagné des officiers qui, selon les conventions, devaient le remettre à l'imam.
A une demi-verste de Schamyl, la troupe s'arrêta au milieu d'un groupe d'arbres. Jusque-là, Djemal-Eddin était vêtu d'un costume militaire russe. Là, il dépouilla son uniforme et passa la tcherkesse que Schamyl lui envoyait.
Un cheval noir, couvert d'une schabraque rouge, piaffait à quelques pas, conduit par deux noukers. Djemal s'élança sur son dos en véritable cavalier des montagnes, et l'on s'avança vers Schamyl.
A peine avait-on fait quelques pas, qu'un enfant de treize ans, qui s'était échappé du groupe de Schamyl et qui accourait à perdre haleine, les bras ouverts, se jeta au cou de Djemal-Eddin. C'était son troisième frère, Mohammed-Chabé.
Enfin, on rejoignit le groupe de Schamyl. Sa dignité orientale, son impassibilité religieuse ne lui avaient point permis, quelque désir qu'il en eût, de venir au-devant de son fils. Il attendait, immobile, assis entre deux vieillards murides. Au-dessus de sa tête, on tenait un parasol. Il était si parfaitement beau, si simplement majestueux, que les officiers russes s'arrêtèrent étonnés.
Djemal-Eddin, pendant ce temps, s'était approché de son père et avait voulu lui baiser la main. Mais celui-ci n'avait pu se contraindre plus longtemps ; il lui avait ouvert ses bras, l'avait serré sur son coeur, et sa poitrine, près de se briser d'émotion, s'était fondue en sanglots.
Après ces premières caresses, Djemal-Eddin s'assit à la droite de son père : Schamyl continua de le regarder en lui serrant la main. On eut dit que ses yeux rattrapaient, en le dévorant, le temps qu'ils avaient été sans le voir.
Les deux officiers, témoins de ce spectacle, restaient immobiles et sans prononcer un mot, tant cette scène leur inspirait une respectueuse émotion. Cependant, comme une trop longue absence de leur part eût pu inquiéter le général, ils firent dire à Schamyl qu'ils étaient les deux officiers envoyés pour lui remettre son fils.
Leur mission étant achevée, ils demandaient congé.
Schamyl les salua et dit :
« Jusqu'à présent, j'avais douté que les Russes tinssent parole. A partir de ce moment, je change d'opinion. Remerciez pour moi le baron Nicolaï, et dites au prince Tchavtchavadzé que je me suis comporté envers sa femme et sa belle-soeur comme si elles eussent été mes propres filles. »Puis il remercia les deux officiers à leur tour.
Ceux-ci s'approchèrent de Djemal-Eddin pour lui dire adieu. Le jeune homme se jeta dans leurs bras et leur donna à chacun, selon l'habitude russe, un triple baiser.
Schamyl, au lieu de se fâcher de ces démonstrations de regret, les regardait, au contraire, avec bienveillance.
Les officiers saluèrent alors Schamyl pour la dernière fois ; on leur approcha les chevaux, et, accompagnés de cinquante murides, ils regagnèrent les bords du Mitchik.
Là, ils entendirent retentir une fusillade, mais cette fusillade était toute pacifique : c'était un témoignage de joie que les hommes de Schamyl donnaient à Djemal-Eddin de le revoir au milieu d'eux après une si longue absence.
Pendant cette fusillade, les deux officiers russes et les cinquante murides se disaient adieu et se séparaient : les murides, pour retourner près de Schamyl ; les deux officiers pour venir rendre compte au général baron Nicolaï de la remise de Djemal-Eddin à son père.
Au mois de février 1858, le colonel prince Mirsky, commandant le régiment de Kabardah, à Kasafiourte, fut averti qu'un homme des montagnes, se disant envoyé de Schamyl, voulait lui parler ; le prince mit un pistolet à portée de sa main et ordonna de faire entrer. L'homme fut introduit. Il venait, en effet, de la part de Schamyl, dont le fils, Djemal-Eddin, atteint d'une maladie inconnue aux médecins tatars, s'en allait mourant : l'imam en appelait à la science européenne.
Le prince Mirsky appela le meilleur chirurgien du régiment, le docteur Piotrovsky, et le mit en communication avec le montagnard.
Aux symptômes qu'essaya de lui décrire le Tchetchen, le docteur reconnut les signes d'une maladie de langueur. Il prépara des potions, écrivit sur chacune d'elles la façon dont elle devait être employée et remit le tout au messager.
Le messager était, en outre, chargé de dire à l'imam que s'il désirait que le médecin allât en personne visiter le malade, le prince Mirsky y consentirait, mais à certaines conditions.
Le 10 juin, le même messager reparut. La maladie de Djemal-Eddin faisait des progrès rapides, Schamyl consentait à tout ce qu'exigerait le prince Mirsky ; seulement, il demandait que l'on envoyât le plus tôt possible le docteur offert par le prince.
Les conditions du prince étaient de donner trois naïbs en otage, en échange du médecin. Cinq naïbs attendaient à deux lieues de là ; trois d'entre eux, avertis, vinrent se mettre entre les mains du prince Mirsky.
Le prince envoya chercher le docteur Piotrovsky et lui fit part de la demande de Schamyl, mais tout en lui disant qu'il ne le forçait aucunement à faire le voyage, et qu'il était parfaitement libre de refuser. Le docteur n'hésita pas un instant. Il emporta avec lui une pharmacie contenant toutes les drogues dont il pouvait avoir besoin, et, accompagné des deux autres naïbs et du montagnard qui avait servi de messager, il partit de Kasafiourte le 12 juin, à sept heures du matin.
Les voyageurs longèrent d'abord la rive droite de l'Yarak-Sou. Tout en gravissant les hauteurs du Juidabach, sur les terres d'Aneh, non loin de la rivière Akh-Tchay, sur la rive gauche, ils purent remarquer deux cents Cosaques du Don qui regagnaient la forteresse Vensapnaïa probablement en revenant d'escorte.
A midi, ils entrèrent dans une petite vallée pleine de buissons épineux et s'y arrêtèrent pour faire reposer leurs chevaux. Un des naïbs détacha sa bourka et y fit asseoir le docteur. Les autres s'assirent sur l'herbe. On déjeuna. Le docteur invita ses conducteurs à suivre son exemple. Mais, à l'exception d'un morceau de pain, ils ne voulurent rien prendre. Ils refusèrent le fromage, disant qu'ils ne savaient pas ce que c'était, n'ayant jamais rien mangé de pareil.
D'où ils étaient, on pouvait voir les piquets circassiens près d'une forêt qui s'étendait aux bords de la rivière de Akh-Tchay. Il y avait beaucoup de mouvement parmi les montagnards. Le fusil sur l'épaule, ils couraient vers un point où l'on voyait une épaisse colonne de fumée.
A peine le docteur avait-il terminé son déjeuner, qu'un Tchetchen sortit d'un buisson avec un fusil à la main ; il s'arrêta à cinquante pas et échangea, en langue tchetchène, quelques paroles avec les naïbs. Il leur annonçait que les Cosaques que l'on avait vus avaient tué un montagnard et pris deux chevaux : la fumée que l'on apercevait, c'était un signal de réunion ; mais il était trop tard : tandis que les Tchetchens se rassemblaient, les Cosaques étaient déjà rentrés dans la forteresse.
Pendant que le montagnard et les naïbs causaient de l'événement, le docteur voulut s'écarter pour cueillir des framboises, mais les Naïbs le rappelèrent, l'invitant à rester près d'eux : son voyage dans la montagne était un secret, et son costume, en le trahissant, pouvait lui attirer quelques coups de fusil. On se remit en marche à quatre heures de l'après-midi. On traversa l'Akh- Tchay, on laissa à gauche deux aouls : le premier portant le même nom que la rivière, l'autre s'appelant Yourt-Ank. A une verste à peu près du dernier aoul, l'Akh-Tchay reçoit la Salasa et fait un grand détour au nord-ouest. Au centre de ce circuit s'élève une montagne, et sur les deux versants de la montagne, sont bâtis les deux aouls d'Argar-Yourt et de Bellar-Garganche.
Le chemin, qui avait été à peu près passable jusqu'à Argar-Yourt, devint complètement impraticable après ce village ; il fallut descendre dans la rivière et la suivre. Vers le soir, on quitta le lit de l'Akh-Tchay, et l'on entra dans une forêt qui s'étendait sur la rive gauche.
A neuf heures, on vit briller quelques lumières dans l'obscurité : c'étaient celles de l'aoul d'Oniek. On se dirigea vers les lumières, et l'on s'engagea dans les rues de l'aoul. La principale rue était pleine de monde. Un espion avait donné avis qu'un Russe, accompagné de trois montagnards, s'avançait vers l'aoul, et tous les habitants étaient sur pied.
Les cris giaour ! giaour ! retentirent aussitôt, et déjà ils prenaient une expression menaçante, lorsque les naïbs parvinrent à faire comprendre aux habitants que la mission du docteur était toute pacifique. On arriva à la maison où l'on devait passer la nuit ; le maître de cette maison vint au- devant du docteur, et, après avoir causé avec les naïbs, fit signe à M. Piotrovsky de le suivre. Il le conduisit dans une chambre, et lui indiqua un coin en lui disant assez brutalement :
« Assieds-toi là. »
Puis il sortit, fermant la porte et emportant la clef.
Dans cette chambre se trouvait déjà, au grand étonnement du docteur, une femme avec un enfant de quatre ans. Le feu devant lequel cette femme était assise permettait au docteur de voir qu'elle était jeune et jolie. Le docteur resta à peu près une heure avec cette femme ; mais, soit qu'elle n'entendit pas le russe, soit qu'il lui eût été ordonné de rester muette, elle ne répondit à aucune des questions du docteur.
Enfin, le maître de la maison rentra, accompagné d'un des naïbs. Ils firent signe à M. Piotrovsky de les suivre. On eût dit que ces hommes ne parlaient que lorsqu'ils ne pouvaient absolument pas faire autrement que de parler.
Après avoir traversé la cour, le docteur entra dans une autre chambre qui n'était point éclairée. Son hôte referma la porte derrière eux ; puis, s'approchant de la cheminée, où le bois était préparé d'avance, il alluma le feu. – A la lueur qui se répandit autour de lui, le docteur reconnut qu'il était dans l'appartement où les Orientaux reçoivent leurs visites. Le feu éclairait un lit où le docteur, écrasé de fatigue, se coucha et s'endormit à l'instant.
En s'éveillant, le matin, il vit un de ses naïbs causant avec un autre naïb qui lui était inconnu. Ce dernier avait deux plaques qu'il reconnut pour des décorations de Schamyl. En effet, le nouveau venu était envoyé par l'imam pour servir de guide au docteur pendant le reste du voyage. Il conseilla au docteur de prendre un autre costume, et, de médecin militaire, de devenir un simple Tcherkesse ; au reste, il n'y avait point d'embarras, l'habit était là, préparé d'avance. On déjeuna avec du thé, du fromage et des galettes tatares.
A neuf heures du matin, on amena les chevaux et un guide : ni les chevaux ni le guide n'étaient les mêmes que la veille. Le chemin, jusqu'au village d'Amavi, continuait de longer la rive de l'Akh-Tchay. A Amavi, on changea encore de conducteur ; le nouveau conducteur était à pied. D'Amavi, on gagna la crête du Gombet, où l'on arriva après une demi-heure de marche. Pour y arriver, les voyageurs avaient laissé derrière eux de grands troupeaux de moutons et de boeufs. De la crête du Gombet, on voyait la mer Caspienne et la ligne du Caucase jusqu'à Georgievsk ; Mosdock seul était dans le brouillard. Le panorama était magnifique et fit un instant oublier au docteur la fatigue du chemin. On continua de monter, un sommet succédant à un autre, et enfin on parvint au point culminant de la chaîne. Arrivé là, le docteur fit malgré lui trois pas en arrière ; la montagne était coupée à pic sur un précipice de deux mille pieds.
« Où est le chemin ? » demanda le docteur épouvanté.
Alors, le montagnard, se penchant sur l'abîme, de sorte que la moitié de son corps était dans le vide :
« Là, » dit-il.
Et il montra au-dessous de lui un sentier qui rampait le long du roc. Il était impossible de le suivre de l'oeil ; à certains endroits, on le perdait complètement de vue. Il ne fallait pas songer à faire descendre un cheval par une telle route ; le docteur quitta le sien, qui se mit à paître l'herbe, et dont on ne s'occupa plus : puis, rappelant tout son courage, il se hasarda dans l'abîme.
Il frissonnait encore en me racontant cette terrible descente. Le guide marchait le premier, puis venait le docteur, puis derrière lui le naïb. Pour ne pas être pris de vertige, le docteur était obligé de tourner la tête du côté du rocher : mais, à chaque instant, son regard était malgré lui ramené à l'étroit chemin plein de cailloux roulant sous ses pieds et tombant avec un bruit sourd dans des profondeurs où la vue n'osait les suivre. Pendant toute la descente, le docteur ne trouva pas un seul point d'appui, pas un endroit où il pût s'asseoir : l'agonie dura six heures. Lorsqu'il arriva au bas de la montagne, la sueur inondait son visage, ses jambes tremblaient comme des roseaux battus du vent. On était arrivé à ce qu'on appelle la porte d'Andy. Sur tout le chemin parcouru, on n'avait pas vu un seul buisson, mais seulement quelques fleurs jaunes et blanches.
Le côté sud-est de ce passage continue d'être vertical : à son sommet se dresse un groupe de rochers que les soldats russes appellent la Noce-du Diable.
A gauche, à une verste des portes d'Andy, on distingue l'aoul de Feliki, et à une verste au-delà se trouve Agatly. Cet aoul est lui-même en avant d'un autre nommé Ounh. Les maisons de ces deux derniers villages sont faites de pierres sans chaux. A une demi-verste d'Ounh, on voit le grand bourg d'Andy, qui donne son nom au passage que l'on venait de franchir, et devant lequel le chemin se déroulait comme un serpent. Enfin, derrière Andy se trouvait un dernier aoul que le guide montra au docteur comme le but du voyage ; il s'appelait Soul-Kadi.
Il était temps ! le docteur, près de s'évanouir, s'assit ou plutôt se coucha la face contre terre. Au bout de quelques instants, il se releva et se remit en route ; mais ses jambes continuèrent de trembler par un mouvement nerveux et indépendant de sa volonté. On arriva à Soul-Kadi à une heure très avancée de la nuit. Les maisons de Soul-Kadi sont en pierre et à deux ou trois étages ; le rez-de-chaussée est destiné aux chevaux et aux boeufs, le premier étage au maître de la maison ; les autres étages sont loués comme dans les villes. Au centre de l'aoul s'élève une mosquée.
Une sentinelle marchait devant la porte de la maison où était Djemal-Eddin. Le maître dormait sur un banc de pierre. On conduisit le docteur, par un escalier étroit, à un grand perron. Sur ce perron donnait la porte de la chambre du malade. Le maître de la maison, que le naïb avait réveillé et qui servait de guide, introduisit le docteur dans cette chambre, où brûlait seulement une chandelle de suif.
Cette chandelle éclairait un lit de fer sur lequel était couché le malade, et sur le parquet un autre lit tout prêt et qui indiquait au docteur qu'il était attendu.
Djemal-Eddin dormait. On le réveilla. Il parut fort content de voir le docteur, qu'il invita à se reposer d'abord et avant tout : le docteur lui fit quelques questions sur sa santé ; mais, comme il tombait de fatigue, il céda aux instances du malade et se coucha.
La chambre était pauvre, presque sans meubles, et n'offrait pour tout ornement qu'un fusil, un revolver, une schaska garnie en argent et une caisse à thé.
En s'éveillant, le premier soin de M. Piotrovsky fut de questionner le malade sur son état. La maladie du jeune homme était plutôt morale que physique : c'était l'éloignement de la ville, c'était l'absence des plaisirs de sa jeunesse qui le tuait. Les rudes et sauvages montagnards qui entouraient son père n'avaient pu lui rendre ses compagnons de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Les filles des Tcherkesses et des Kabardiens, qui passent pour les plus belles filles du monde, n'avaient pu lui faire oublier les belles Russes de la Néva, les belles Polonaises des bords de la Vistule. Il s'en allait mourant, parce qu'il aimait mieux mourir que de vivre.
Au reste, les forces physiques l'avaient déjà quitté, il ne se levait plus de son lit. Remis aux mains des médecins tatars lorsque la maladie avait commencé à prendre un certain degré de gravité, leurs remèdes, au lieu de s'opposer aux progrès du mal, les avaient activés. La distraction eût pu le soulager ; mais toutes distractions, du moins celles qui avaient autrefois nourri son esprit, lui étaient défendues. Aucun livre, aucun journal russe ne lui était permis. C'eût été un scandale pour un Tchetchen, qui regarde comme un poison physique ou moral tout ce qui vient de la Russie.
Le docteur resta trois jours près de Djemal-Eddin. Pendant ces trois jours, il le soigna de son mieux, mais avec la conviction que ses soins étaient perdus et que la maladie était mortelle.
En quittant Djemal-Eddin, il recommanda, toujours sans espoir, de suivre le même traitement qu'il avait appliqué lui-même ; mais sa croyance bien positive, c'est que le malade était le premier à ne pas désirer sa guérison.
Cependant pas une plainte, pas une récrimination n'échappa au pauvre jeune homme. La victime était résignée. Le dévouement était complet.
C'est le 17 juin que le docteur prit congé de Djemal-Eddin. Au commencement de septembre, on apprit que ce dernier était mort.
Schamyl n'avait retrouvé son fils que pour le perdre une seconde fois.

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