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Chapitre XXXIII
Les Oudiouks - Combat de béliers - Danse et luttes tartares - Le messager de Badridze

Le matin en déjeunant, on avait parlé des Oudiouks. Qu'est-ce que les Oudiouks ? me demanderez-vous – je voudrais bien le savoir, je vous le dirais. En attendant, je vais vous raconter le peu que j'en sais.
Les Oudiouks sont une des tribus du Caucase, mais si peu importante, numériquement parlant, que je doute qu'elle soit portée sur le calendrier, au tableau des différentes races. Et cependant leur race n'est pas la moins curieuse de toutes. Ils viennent on ne sait d'où, parlent une langue que personne ne comprend et qui n'a d'analogie avec aucune langue. Eux-mêmes nagent et se perdent dans l'obscurité qui les environne. Ils se nomment Oudi au singulier, Oudiouks au pluriel.
Moïse Khoressatzi, dans son Histoire de Géorgie, parle des Oudiouks, mais il ignore leur origine et ne sait à quelle race rattacher leur famille. Un historien arménien, Tchamtchiantz, les cite dans son Histoire de l'Arménie, édition de Venise. Enfin, l'année dernière, un membre de l'Académie des sciences russe fut envoyé de Saint-Pétersbourg au Caucase pour réunir tout ce qu'il pourrait de chansons ou de monuments de la langue oudine. Il y perdit, non pas son latin, mais son russe, et revint à Saint-Pétersbourg sans avoir rien fait qui vaille.
Les Oudiouks sont au nombre de trois mille, à peu près ; ils ne se rappellent pas avoir jamais été ni beaucoup plus, ni beaucoup moins.
Ils habitent deux villages, l'un nommé Wastachine, à quarante verstes de Nouka ; il se compose de cent vingt maisons géorgiennes, de cent arméniennes et de soixante-neuf tatares. Le second est à trente verstes de Wastachine, dans la direction de Schoumaka ; il y a trois cents maisons arméniennes.
Nous désignons leurs maisons selon le rite religieux qu'ils professent. Les Oudiouks, n'ayant point de religion à eux, adoptent, les uns la religion grecque, les autres le mahométisme.
J'avais désiré voir un Oudi. Le prince Tarkanof s'était aussitôt mis en quête et m'avait trouvé mon homme. Un Oudi m'attendait. C'était un petit homme brun, aux yeux vifs, à la barbe noire, d'une trentaine d'années, à peu près. Il exerçait la fonction de maître d'école à Nouka.
Je lui demandai quelle était l'idée communément reçue parmi les Oudiouks sur eux-mêmes. Il me répondit que l'opinion générale était qu'ils descendaient d'un des petits-fils de Noé, resté en Arménie après le déluge, et que la langue qu'ils parlaient, inconnue des Modernes à cause de son ancienneté même, était probablement celle des patriarches. Il s'appelait Sorghi-Bejanof.
Je lui demandai de me dire, en langue oudine, quelques-uns de ces mots primitifs qui, presque toujours, ont des racines dans les langues antérieurs ou voisines, et je commençai par le mot Dieu.
Dieu – j'écris, non selon l'orthographe, mais selon la prononciation oudine, – se dit Bikhadzhung, – pain schoum – eau, xhé, – terre, khoul.
Ils n'ont pas de mot pour ciel, et se servent du mot tatar gauk.
Etoile se dit khaboum, – soleil bêg, – lune khâs.
Deux autres mots, qui ont causé les premières guerres de l'Inde, et qui se disent, en hindou, lingam pour le masculin, joum pour le féminin, se disent en langue oudine, au masculin, khol, au féminin, khnout.
Homme se dit adamar, femme, tchebouck.
Maintenant, j'ai fait ma tâche d'ignorant ; j'ai cueilli la noix, c'est à mon savant ami de Saulcy de l'éplucher. Je tins mon Oudi jusqu'au dîner, mais sans en pouvoir tirer autre chose que ce que j'ai dit. Après le dîner, qui avait été interrompu deux ou trois fois par des conférences que le prince avait eues avec des hommes qui arrivaient à cheval, nous voulûmes retourner faire encore un tour au bazar ; mais le prince nous pria, si nous y allions, de ne pas emmener son fils.
« Au reste, nous dit-il, je préfère que vous remettiez pour mille raisons que je ne puis vous dire, cette promenade à demain matin. Je vous ai préparé une soirée toute tatare. »
Nous nous doutâmes que ces messagers qui avaient dérangé le prince étaient venus lui donner quelques nouvelles des Lesghiens, et nous n'insistâmes point.
A la fin du dîner, Badridze arriva à son tour ; il paraissait fort joyeux et se frottait les mains. Il prit le prince à part ; tous deux passèrent dans une chambre voisine ; le prince rentra seul.
Badridze était sorti par une porte de cette chambre donnant sur le balcon. Nous nous levâmes de table et allâmes prendre le café sur la terrasse. Un homme se tenait dans la cour avec un magnifique bélier roux, autour duquel tournait avec un air de défi le bélier noir du prince. La soirée tatare, en effet, devait commencer par un combat de béliers.
Puis, trahissant le secret de son père, Ivan nous annonça que le combat devait être suivi d'une danse tatare et d'une lutte, laquelle serait suivie d'un bal à l'intérieur, bal auquel étaient invitées les principales dames de la ville, qui danseraient la lesghinka. En effet, les invités commençaient à arriver, les plus voisins à pied, les autres en voiture ; cinq ou six hommes vinrent à cheval : ils demeuraient à cent pas du prince ; mais les Orientaux ne vont à pied que lorsqu'ils ne peuvent pas faire autrement.
Tous les arrivants et les arrivantes venaient, après les salutations d'usage, se placer sur le balcon qui commençait à prendre l'aspect d'une galerie de théâtre. Quelques-unes des femmes étaient fort belles. C'étaient des Géorgiennes et des Arméniennes. Vers six heures du soir, tout le monde à peu près fut réuni. Alors entrèrent quarante hommes de la milice. C'était la garde qui, tous les soirs, entourait la maison du prince Tarkanof et veillait dans sa cour et à sa porte. On posa les sentinelles ; les autres se groupèrent autour de l'homme au bélier.
Le signal fut donné ; on fit place pour laisser la lice libre aux combattants. Nicolas, le domestique du jeune prince, ou plutôt son nouker, qui ne le quitte jamais, qui couche à sa porte pendant la nuit, et qui, du matin au soir, ne le perd pas de vue, prit le bélier noir par une corne et l'écarta de dix pas à peu près du bélier roux. De son côté, le maître du bélier roux flatta, caressa, embrassa sa bête et la conduisit en face du bélier noir.
Là, on anima les deux combattants par des cris. Ils n'avaient pas besoin de ces encouragements : à peine furent-ils libres, qu'ils s'élancèrent l'un sur l'autre comme deux chevaliers à qui les juges du camp viennent d'ouvrir la barrière. Ils se rencontrèrent au milieu de la lice et se heurtèrent du front ; le coup retentit violent et sourd, rappelant celui que devait porter la machine antique qui portait aussi le nom de bélier. Les deux combattants plièrent leurs jarrets de derrière, mais sans reculer d'un pas. Puis, d'eux-mêmes, ils revinrent à leur première place, gardée par leurs maîtres, le bélier noir la tête haute, le bélier roux en secouant les oreilles.
Le cercle d'en bas, qui se formait de miliciens, de tous les serviteurs de la maison et des passants qui avaient voulu entrer pour assister au spectacle, commença de railler l'homme au bélier roux : ce secouement d'oreilles avait paru de mauvais augure aux assistants.
La cour, vue d'où nous étions, c'est-à-dire d'un point dominant, présentait un spectacle des plus pittoresques. Au nombre des passants qui étaient entrés se trouvait un chamelier avec trois chameaux ; les chameaux, se croyant arrivés sans doute au caravansérail, s'étaient couchés, allongeant le cou, et leur conducteur, monté sur la charge de l'un d'eux, s'était fait une des meilleures places pour ce spectacle gratis.
D'autres, qui passaient à cheval, étaient entrés avec leurs chevaux, et, après avoir salué le prince, étaient restés en selle, et se penchaient sur le cou de leur monture pour mieux voir. Des femmes tatares, dans leurs grands voiles à carreaux, des femmes arméniennes, dans leurs longues draperies blanches, se tenaient debout, silencieuses comme des statues.
Une trentaine de miliciens, avec leurs costumes pittoresques, leurs armes éclatantes aux derniers rayons du jour, leurs poses naïvement artistiques, formaient un cordon au-devant duquel s'étaient glissés quelques enfants, et qu'entrouvrait çà et là une tête de femme plus curieuse que les autres. Il pouvait y avoir en tout une centaine de spectateurs. C'était, comme on le voit, plus qu'il n'en fallait pour encourager le vainqueur et huer le vaincu.
Quand je dis le vaincu, j'anticipe : le bélier roux était loin d'être vaincu. Il avait secoué les oreilles, voilà tout ; et il faut avouer que, si bélier que l'on soit, on secouerait les oreilles pour moins que cela. Il était si peu vaincu, que son maître avait toutes les peines du monde à le retenir : on eût dit qu'il comprenait que l'on commençait à douter de lui.
Un second choc eut lieu, plus retentissant que le premier. Le bélier roux plia sur ses jarrets, se releva et recula d'un pas. Décidément, il y avait supériorité de la part du bélier noir. Au troisième choc, cette supériorité se décida : le bélier roux secoua non seulement les oreilles, mais la tête. Le bélier noir, sans laisser à son adversaire le temps de se remettre, s'élança sur lui avec une furie dont on n'a aucune idée, le frappant à la croupe, dans les flancs, au front, chaque fois qu'il se retournait, et, à chaque coup de tête, le culbutant.
Le pauvre vaincu, en perdant confiance, semblait avoir perdu son équilibre. Il fuyait de tous les côtés, et parvint à faire une trouée dans le cercle ; le bélier noir le suivit. Le parterre tout entier suivit le bélier noir avec des acclamations.
Alors, noyée dans les premières vagues de l'obscurité toute cette foule ondula dans la cour, suivant le combat, ou plutôt la déroute partout où elle l'entraînait. Enfin, le bélier roux se réfugia sous une voiture : non seulement il s'avouait vaincu, mais il demandait grâce.
En ce moment, on entendit dans la rue les premiers sons du tambour tatar et de la zourna géorgienne. Il se fit tout à coup un grand silence : chacun voulait s'assurer qu'il ne se trompait pas. Puis, quand on eut reconnu l'air, que l'on fut bien convaincu que la musique allait se rapprochant, chacun se précipita vers la porte de la rue, et en un instant la cour fut vide. Mais elle fut bientôt plus pleine qu'auparavant. A la porte apparurent deux porteurs de torches. Ils précédaient quatre musiciens que suivaient deux autres porteurs de torches. Après ceux-ci venaient trois danseurs.
Puis la foule, non seulement la foule qui avait assisté au combat des deux béliers, mais encore celle qui s'était agglomérée à la suite des danseurs au fur et à mesure qu'ils avaient traversé la ville, s'approchant de la maison du prince. Les danseurs vinrent droit au balcon et saluèrent le prince. La foule cria hourra et fit cercle ; les quatre porteurs de torches se placèrent de manière à éclairer de leur mieux le ballet. Deux des danseurs portaient des espèces de massues courtes mais pesantes ; le troisième tenait un arc tendu presque en demi-cercle, et dont la corde était garnie d'anneaux de fer qui, par leurs froissements, accompagnaient les musiciens. Deux des musiciens jouaient de la zourna, les deux autres d'une espèce de tambour.
Quand je dis : deux des musiciens jouaient de la zourna, je me trompe ; tous deux en jouaient, c'est vrai, mais en jouaient alternativement. Cette espèce de musette fatigue effroyablement le musicien qui souffle dedans ; il n'y a qu'une poitrine géorgienne qui ne se lasse jamais de souffler dans son instrument national.
Nous avions affaire à des poitrines tatares, et, quoique d'une certaine solidité, elles étaient forcées de se relayer. Les premiers sons de la musique, les premiers pas de la danse furent tout à coup interrompus par une effroyable fusillade qui semblait venir d'une demi-verste à peine. Les danseurs restèrent la jambe en l'air, le souffle manqua aux joueurs de zourna, les tambourins s'arrêtèrent, les miliciens sortirent des rangs et coururent à leurs armes, les essaouls sautèrent sur leurs chevaux tout sellés, les spectateurs du parterre comme ceux de la galerie se regardèrent en s'interrogeant des yeux.
« Ce n'est rien, mes enfants, ce n'est rien ! cria le prince ; c'est Badridze qui s'amuse à faire faire l'exercice à feu à ses miliciens. Allons, les danses, allons !
- Ce sont les Lesghiens, demandai-je au jeune prince.
- C'est probable, dit-il ; mais Badridze est là ; il ne faut donc pas y faire attention. »
Puis, à son tour, il cria quelques mots d'encouragement aux danseurs et aux musiciens. Les musiciens se remirent à souffler dans leurs zournas et à battre sur leurs tambours, et les danseurs à danser. Puis, insensiblement, chacun reprit sa place, et, quoique, en réponse à la première décharge, on entendit quelques coups de fusil isolés, personne n'y fit plus ou ne parut plus y faire attention.
En effet, cette danse était vraiment bizarre et méritait bien que l'on s'occupât d'elle. Deux des danseurs, ceux qui portaient les massues, s'étaient placés aux deux extrémités d'un cercle dont le troisième danseur, l'homme à l'arc formait le centre. Ils faisaient, avec une agilité et une adresse qui ne peuvent se comparer qu'à celles du joueur de bâton des Champs-Elysées, tourner ces massues autour de leur tête, les passant d'une main à l'autre sous leurs bras, entre leurs jambes, tandis que le troisième danseur opérait dans son arc toute sorte d'évolutions, en faisant sonner les anneaux, et renforçant la musique, déjà passablement sauvage, d'un plus sauvage accompagnement.
Les deux joueurs de zourna se relayaient, faisaient entendre ces sons criards et irritants qui mettent les Géorgiens hors d'eux-mêmes, et qui sont pour eux ce que la cornemuse est pour les Highlanders. Cette musique semblait doubler les forces des danseurs et les porter au-delà de la mesure humaine. Cet exercice, que le plus vigoureux d'entre nous n'eût pu exécuter pendant deux ou trois minutes, dura plus d'un quart d'heure, et cela, soit habitude, soit adresse, sans que les danseurs parussent éprouver la moindre fatigue. Enfin, les musiciens s'arrêtèrent, et les danseurs aussi.
Comme toute la chorégraphie orientale, la danse des massues est fort simple ; elle consiste en des pas en avant et en arrière, exécutés, non point d'après des figures arrêtés d'avance, mais au caprice du danseur. Jamais, comme chez nous, l'acteur ne cherche à s'enlever de terre, et les bras jouent, en général, dans cet exercice un plus grand rôle que les jambes.
Après la danse devait venir la lutte. Deux de nos chorégraphes dépouillèrent leurs vêtements supérieurs, ne gardant que leurs larges pantalons, saluèrent le prince, frottèrent leurs mains de poussière, et prirent l'attitude de bêtes fauves qui vont s'élancer l'une sur l'autre.
La lutte, au reste, spectacle tout primitif, est le moins varié des spectacles. Qui a vu Mathevet et Rabasson, l'homme qui n'a jamais été tombé, a vu les lutteurs tatars et peut se figurer avoir vu Alcidamas et Milon de Crotone.
Ce spectacle eût donc été assez insignifiant, pour nous surtout, si un incident tout local ne fût venu lui donner une couleur splendidement terrible. Au moment où la lutte était le plus acharnée sous le balcon, où le cercle était le plus pressé et le plus attentif autour des lutteurs, on vit s'avancer, des profondeurs obscures de la cour, un homme portant un objet informe au bout d'un bâton. Cet homme s'approcha curieusement du cercle. A mesure qu'il approchait, à la lumière mouvante des torches qui jetaient sur toute la cour des lueurs avivées par chaque bouffée d'air, on pouvait distinguer le contour d'une tête, et, comme on ne voyait pas le bâton, cette tête sans corps semblait s'avancer seule pour prendre, elle aussi, sa part de spectacle. L'homme entra dans le cercle, et, oubliant le trophée qu'il portait, se pencha en avant. On put alors tout voir parfaitement. L'homme était couvert de sang, et portait au bout d'un bâton une tête fraîchement coupée, aux yeux ouverts et à la bouche tordue. Son crâne rasé indiquait une tête de Lesghien ; une large blessure ouvrait ce crâne.
Moynet, sans rien dire, me poussait du coude et me montrait la tête.
« Je vois pardieu bien ! » lui dis-je.
Et, à mon tour, je poussai le bras du jeune prince.
« Qu'est-ce donc que cela ? lui demandai-je.
- Ah ! dit-il, c'est Badridze qui nous envoie sa carte de visite par son nouker Halim. »
Pendant ces quelques mots, tout le monde avait vu la tête. Les femmes avaient fait un pas en arrière, les hommes un pas en avant.
« Holà, Halim ! cria le prince Tarkanof en tatar, que nous apportes-tu là, mon fils ? »
Halim leva la tête et entra dans le cercle.
« C'est la tête du chef de ces bandits de Lesghiens que vous envoie Badridze, dit-il ; il vous fait ses excuses de ne pas être venu lui-même, mais il sera ici dans un instant : il faisait chaud là-bas, et il est allé changer de chemise.
- Quand je vous disais qu'il ne tarderait pas à compléter sa douzaine ! me dit le jeune prince.
- Comme c'est moi qui l'ai coupée sur l'homme mort, continua Halim, Badridze me l'a donnée. C'est donc à moi, mon prince, que vous devez les dix roubles.
- C'est bien, c'est bien, dit le prince, tu me feras bien crédit jusqu'au soir. Mets ta tête quelque part où les chiens ne la mangent pas ; il faut qu'elle soit exposée demain sur le marché de Nouka.
- C'est bien, mon prince », dit Halim.
Et il disparut dans l'escalier qui conduisait au balcon. Un instant après, nous le vîmes sortir les mains libres ; il avait mis sa tête en sûreté.
Badridze lui-même arriva bientôt dans une toilette irréprochable.
Des Lesghiens étaient tombés dans l'embuscade qu'il leur avait tendue : il avait commandé à ses hommes de faire feu sur eux, et, à l'exécution de ce commandement, trois Lesghiens étaient tombés ; c'était cette fusillade que nous avions entendue. Les Lesghiens avaient riposté ; mais Badridze s'était élancé sur leur chef, et un combat corps à corps s'était engagé, combat dans lequel, d'un coup de kandjar, Badridze avait ouvert le crâne de son adversaire. En voyant leur coup manqué et leur chef frappé à mort, les Lesghiens avaient pris la fuite.
Rien n'empêchait donc la fête de continuer, et ces dames de danser la lesghinka. C'est ce qui eut lieu ; seulement, vers onze heures, advint un incident.
Nous vîmes Halim, qui paraissait fort inquiet, aller deçà et delà. Il cherchait évidemment quelque chose qu'il semblait fort regretter d'avoir perdu.
« Que cherche donc Halim ? » demandai-je au jeune prince.
Il interrogea le nouker, puis revint en riant.
« Il ne sait pas où il a mis sa tête, dit-il ; il croit qu'on la lui a volée. »
Puis, se retournant vers le nouker :
« Cherche, Halim ! cherche ! » lui dit-il comme il eût dit à son chien.
Et Halim sortit pour chercher en effet. A force de chercher, il trouva. Il avait mis sa tête dans l'antichambre, sur un banc, dans un coin obscur. Les invités au bal avaient, sans voir cette tête, jeté manteaux et pelisses sur le banc. La tête avait été ensevelie sous les pelisses et les manteaux. Chacun, en partant, avait enlevé ou manteau ou pelisse. Enfin, sous la dernière pelisse, Halim avait retrouvé sa tête.
« Vous êtes-vous bien amusé ? me demanda Ivan en me reconduisant à ma chambre.
- Incroyablement, mon prince », lui répondis-je.
Le lendemain, la tête du chef lesghien fut exposée dans la rue du bazar, avec une inscription contenant son nom et les circonstances dans lesquelles il avait trouvé la mort.

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