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Chapitre XXX
La maison de la couronne

Notre hiemchik entra dans une grande maison en face de celle qu'il venait de nous annoncer devoir être notre logement, pour prévenir que des voyageurs étaient arrivés et demandaient la clef.
J'avais défendu que l'on dît mon nom, craignant qu'il ne fît révolution chez le prince et que celui-ci ne se levât malgré l'heure indue, ce qui n'eût pas manqué d'arriver.
L'hiemchik revint avec un nouker du prince ; – celui-là ne dormait pas, mais bien plutôt avait l'air de veiller comme veille une sentinelle. – Il avait l'ornement complet : schaska et poignard au côté gauche, pistolet au côté droit.
Il vit nos armes et nous demanda si elles étaient chargées et à quoi elles étaient chargées ; nous lui répondîmes que deux fusils étaient chargés à gros plomb et trois à balles. Cette réponse – sans que je me rendisse compte de la satisfaction qu'il paraissait en éprouver – sembla lui faire un sensible plaisir.
« Caracho ! caracho ! » dit-il à deux ou trois reprises.
Ce qui signifiait : « Très bien, très bien. » Je m'inclinai en signe d'adhésion, n'ayant aucun motif pour contrarier ce brave homme, qui, au moment même où mon estomac se rappelait à mon souvenir, me demandait si j'avais besoin de quelque chose.
Trois voix, au lieu d'une, répondirent affirmativement. Le nouker sortit pour aller à la recherche d'un souper quelconque. Pendant ce temps, nous visitâmes notre nouveau domicile. – Il se composait de cinq ou six chambres ; mais dans aucune il n'y avait d'autres meubles que trois planches sur deux tréteaux.
En revanche, force niches dans les murailles. C'était la première fois que je remarquais cet ornement architectural, dont Dandré m'avait signalé l'existence, en me racontant l'histoire de ce médecin qui, au retour de l'hôpital, faisait visite à ces niches, et, à chacune d'elles, prenait un verre de punch. – Par malheur, aucune des nôtres n'était ornée de cet appendice.
Nous nous assîmes tous les trois sur un de nos lits, à défaut de sièges, et attendîmes, nous promettant bien de faire atteler le lendemain dès le matin, et de ne faire notre visite au prince que pour repartir de chez lui à l'instant même.
Le domestique, ou plutôt le nouker – il y a une grande différence entre ces deux qualifications – rentra avec un plat de poisson fumé, un plat de viande, du vin et du vodka. Nous mangeâmes en grelottant, tandis que l'on fourrait dans nos poêles des troncs d'arbre qui refusaient de s'allumer, sous le prétexte assez concluant qu'ils avaient été coupés dans la journée ; mais, comme dans toutes les circonstances où l'homme met de l'entêtement, la chose obstacle finit par céder.
Pendant ce temps, le samovar bouillait, et, de son côté, contribuait de son mieux par sa vapeur au chauffage de l'appartement. En somme, ces appartements vides et inanimés s'animaient et se peuplaient. Le bien-être qui, après la faim, la fatigue et le froid, suit toujours l'alimentation, le repos et la chaleur, succédait au malaise primitif. Le thé, cette liqueur brûlante que l'on boit à flots en Russie et qui semble destinée à infiltrer son calorique dans les membres engourdis des peuples du Nord et n'être venue de l'Orient à travers les déserts que dans ce but, concourait efficacement à notre amélioration physique et morale, et nous commençâmes à faire entendre ces ah ! ah ! ces eh ! eh ! et toute cette suite d'exclamations qui n'est que la preuve extérieure que l'homme commence à rentrer dans cette tranquille et joyeuse possession de lui-même qui se termine et se manifeste par ces quatre mots, dits sur une joyeuse intonation : « Ah ! cela va mieux ! »
Cela alla tout à fait bien lorsque nous rentrâmes dans nos chambres et que nous trouvâmes des tapis de feutre sur nos lits et des bougies dans les niches de nos murailles, en même temps qu'à travers l'épaisse cloison de nos poêles se répandait une douce et caressante chaleur dans l'appartement tout entier.
Alors, nous nous rappelâmes qu'en venant, et autant que la chose avait été possible, à travers l'obscurité, nous avions distingué des maisons perdues dans d'immenses jardins, des rues bordées d'arbres superbes, des eaux courantes à travers tout cela, avec le bruit joyeux et indépendant des cascades naturelles.
« Ce doit être, au bout du compte, un beau pays que Nouka, me hasardai-je à dire.
- Oui, l'été, » répondit Moynet.
J'étais habitué à la réponse. C'était l'objection de son caractère frileux, – je désire appliquer, pour mieux faire comprendre ma pensée, à une chose toute morale cette épithète toute physique, – c'était l'objection de son caractère frileux à tous les éloges que je faisais des localités que nous parcourions.
Il est vrai qu'il parlait en paysagiste et qu'il y avait autant de regret de ne pas voir de feuilles que de malaise de sentir le froid, dans cette plainte incessante poussée par lui depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg, et qui était excusée, si toutefois elle avait besoin d'excuse, par trois ou quatre attaques de fièvre.
Tout ce que peut donner de soins l'hospitalité à une visite aussi inattendue et aussi nocturne que la nôtre nous étant prodigué, le nouker entra dans notre chambre et nous demanda si nous avions tout ce qu'il nous fallait.
« Parfaitement, répondis-je, nous sommes ici comme dans le palais de Mahmoud-Beg.
- Il ne nous manque qu'une bayadère ! » dit en riant Moynet.
Le nouker demanda l'explication des paroles du Français ; Kalino les lui traduisit en russe.
« Céi-tchass », répondit le nouker.
Et il sortit.
Nous ne fîmes aucune attention à ce mot duo syllabique, qui, en russe, et par extension, au Caucase, est devenu comme un écho de chaque demande. Le nouker sorti, chacun s'installa.
Moynet et Kalino prirent la plus grande chambre, et je m'installai dans la plus petite.
La lune venait de se lever, et je voyais ses rayons effleurer mes fenêtres, effarouchés qu'ils semblaient être par ma lumière intérieure. Un grand balcon régnait tout autour de la maison. Je sortis pour tâcher de prendre sur le lendemain un acompte de paysage.
A mon grand étonnement, la première chose qui me frappa dans le paysage fut une sentinelle se promenant sous mes fenêtres. Ce ne pouvait être pour nos bagages : nos bagages étaient rentrés. Ce ne pouvait être mon tchin – On se rappelle que mon padarojné me donnait le rang de général – nul, à Nouka, n'avait vu mon padarojné. Etais-je arrêté et prisonnier sans m'en douter ? Cette supposition était la moins probable de toutes. Or, comme c'était ma seule inquiétude, et qu'elle n'était pas probable, je rentrai, je me couchai, j'éteignis ma bougie et je m'endormis du sommeil de l'homme qui n'a à se reprocher que quelques articles sur l'empereur Paul, et qui ne se les reproche pas.
Je dormais depuis dix minutes ou un quart d'heure peut-être, lorsque j'entendis ma porte s'ouvrir : c'est un bruit qui, si léger qu'il soit, m'éveille immédiatement. Je tournai les yeux du côté d'où venait le bruit, et je vis notre nouker servant de conducteur à une femme enveloppée d'un grand voile tatar, et dont les yeux, à travers l'ouverture du voile et à la lueur de la bougie, brillaient comme deux diamants noirs.
« Bayadère », me dit-il.
J'avoue que je ne compris pas le moins du monde.
« Bayadère, répéta-t-il, bayadère »
Je me rappelai alors la réponse de Moynet à cette phrase prononcée par moi : « Nous sommes ici comme dans le palais de Mahmoud-Beg ! »
« Il ne nous manque qu'une bayadère. »
Phrase à laquelle le nouker avait répliqué :
« Céi-tchass. »
Le brave homme avait pris la réclamation au sérieux ; il nous amenait, avec plus de rapidité certes que ne nous le promettait le céi-tchass traditionnel, le seul objet qui nous manquât pour nous croire dans le palais de Mahmoud- Beg ou dans le paradis de Mahomet. Ce n'était point moi qui avais demandé la bayadère. Je n'avais donc aucun droit sur elle. Je remerciai le nouker, et, du plus creux de mes poumons, je criai :
« Qui veut une bayadère ?
- Moi, répondit la voix de Kalino.
- Alors, ouvrez votre porte et tendez vos bras. »
La porte en face de la mienne s'ouvrit, et ma porte se referma. Les bras de Kalino s'ouvrirent-ils comme s'était ouverte la porte ? C'est probable. Quant à moi, je me retournai de nouveau vers la muraille et m'endormis pour la seconde fois, trouvant que saint Antoine avait gagné la canonisation à bon marché. Il est vrai que, s'il faut en croire Callot, les bayadères qui le tentaient étaient beaucoup moins voilées que la mienne. Vers une heure du matin, je fus réveillé par le chant du coq.
Rien d'extraordinaire à cela, si ce n'est que ce chant retentissait si près de mon oreille, que j'aurais pu croire que le chanteur était perché dans la niche à laquelle s'appuyait le chevet de mon lit. Je crus que mon nouker, qui avait eu l'idée de faire entrer une bayadère dans ma chambre, n'avait pas eu celle d'en faire sortir un coq, lequel, vu la solitude du domicile, s'en était probablement rendu principal locataire, et je regardai tout autour de moi, avec l'intention de faire, de gré ou de force, déloger ce voisin incommode, qui n'avait pas les mêmes raisons de s'attacher à moi qu'à saint Pierre.
Autant que j'en pus juger à la clarté de la lune, la chambre était parfaitement vide. S'il y avait eu, dans ma chambre des armoires au lieu d'y avoir des niches, j'aurais cru que l'un ou l'autre de mes compagnons m'avait fait la charge d'enfermer un coq dans une de ces armoires ; mais, cette fois, la supposition était encore plus improbable que celle de mon arrestation, elle était impossible.
En ce moment, le chant retentit de nouveau et fut répété de cent pas en cent pas sur une étendue incommensurable, jusqu'à ce qu'il se perdît dans l'éloignement. Le chant était extérieur, mais aussi rapproché que possible de ma fenêtre. Etait-ce mon factionnaire qui donnait ainsi une preuve de la rigidité avec laquelle il remplissait les fonctions de gardien, et ce cri, qui semblait s'être perdu dans les profondeurs de l'infini, était-il la réponse de ses compagnons, qui, en hommes de la nature qu'ils étaient, ayant remarqué que le coq était le symbole de la vigilance, signalaient la leur par le chant du coq ? Chacune de mes suppositions sortait de plus en plus du cercle du possible. Je nageais en plein fantastique.
Il y a certains moments, certaines dispositions d'esprit où rien ne nous apparaît sous son véritable aspect. J'étais dans une disposition pareille ; j'étais dans un de ces moments-là. Cette fois, je résolus d'approfondir la question. Je sautai à bas de mon lit tout habillé, – façon de dormir qui, du moins a l'avantage de ne pas ôter à vos mouvements leur spontanéité, – et je sortis sur mon balcon.
Mon factionnaire était appuyé contre un arbre, enveloppé dans sa bourka et son papak enfoncé jusqu'au menton, et ne paraissait aucunement disposé à imiter le chant du coq. D'ailleurs, ce chant s'était fait entendre à la hauteur de mon chevet. Je levai les yeux sur un arbre appuyé à la maison, et tout le mystère me fut révélé. Mon chanteur, qui avait une magnifique voix de basse, dormait ou plutôt veillait, perché sur cet arbre avec tout son harem. Les poulaillers n'ont pas encore été inventés à Nouka. Chaque coq choisit un arbre dans la forêt dont l'ombre couvre les maisons, s'y perche, lui et ses poules, y passe la nuit et n'en redescend que le matin. Peut-être ont-ils lu la fable de La Fontaine le Renard et les Raisins, et ils ont pris la place des raisins pour être trop verts à leur tour.
Les habitants de Nouka sont habitués à ce chant qui m'avait éveillé, comme les habitants du faubourg Saint-Denis et de la rue Saint-Martin sont habitués au bruit des voitures, et ils n'y pensent plus.
Je me recouchai, résolu à faire comme eux.
Je ne saurais dire que, grâce à ma résolution, je n'entendis plus le chant du coq, mais je l'entendis, du moins, sans qu'il me réveillât. Au jour, j'ouvris les yeux. En un instant je fus sur pied. Quant à l'eau, il y en a dans les cascades. Mais, à partir de Moscou, c'est bien le liquide auquel les chambres à coucher sont le plus antipathiques.
L'absence d'eau et la lutte que j'ai, chaque jour, été obligé d'entamer, de poursuivre et de mener à bout pour m'en procurer, a certes été, de Moscou à Poti, quelques maisons exceptées, ma plus grande fatigue et mon plus constant désespoir.
Je reviendrai plus d'une fois là-dessus, car je ne saurais assez prémunir mes lecteurs, si jamais il leur prenait l'envie de faire un voyage pareil au mien, à l'endroit de certains besoins de notre civilisation absolument inconnus en Russie, excepté dans les grandes villes, et même inconnus dans certaines grandes villes.
En Espagne, j'avais un dictionnaire espagnol. J'y cherchai et j'y trouvai le mot broche, que j'avais cherché et n'avais pas trouvé dans les cuisines. Il est vrai que, dans les cuisines, je cherchais la chose et pas le mot.
Je n'avais pas de dictionnaire russe. Mais j'invite ceux qui ont le bonheur d'en posséder un à y chercher le mot cuvette. S'ils l'y trouvent, que cela ne les empêche pas, en cas de voyage, d'enrichir leur nécessaire d'une cuvette. J'en ai trouvé une cependant chez le prince Toumaine ; la cuvette et le pot étaient en argent. On les avait tirés du nécessaire où ils étaient enfermés, et on les avait mis avec grand soin sur ma table. Seulement, il n'y avait pas d'eau dans le pot. Le soir, en me couchant, j'en demandai, mais on fit semblant de ne pas me comprendre. Le lendemain au matin, j'insistai ; un Kalmouk prit le pot et se décida à l'aller emplir au Volga. Dix minutes après, j'eus un plein pot d'eau que j'économisai de mon mieux, afin de ne pas donner la peine à ce brave homme de faire deux ou trois voyages de quatre ou cinq cents pas chacun.
Tenez-vous donc ceci pour dit : c'est qu'en Russie, j'excepte toujours Saint- Pétersbourg et Moscou, il n'y a guère d'eau que dans les rivières ; encore certaines d'entre elles, comme la Kouma, ne jouissent-elles de ce privilège qu'à la fonte des neiges. Ce qui ne les empêche pas de se faire porter sur les cartes comme de vraies rivières.
Et notez bien que j'en dirai presque autant du fameux Volga, avec ses trois mille six cents verstes de parcours, avec ses trois, quatre, cinq vertes de largeur, avec ses soixante et douze embouchures : c'est un faux fleuve qu'il faut sonder à chaque instant, sur lequel on n'ose pas se hasarder la nuit, de peur de s'ensabler, et qui, par aucune de ses soixante et douze bouches, ne peut porter un navire de six cents tonneaux d'Astrakan à la mer Caspienne.
Il en est des fleuves russes comme de la civilisation russe : de l'étendue, pas de profondeur. On a dit que l'Empire turc n'était qu'une façade. La Russie n'est qu'une surface. Peut-être les Russes, confondant le sol avec les habitants, diront-ils que je suis un ingrat de parler ainsi d'un pays qui m'a si admirablement reçu. Je répondrai à ceci, que ce sont les hommes qui m'ont bien reçu et non le pays. Je suis l'obligé des Russes, mais non de la Russie.
Etablissons la différence en faveur d'hommes qui sentent si bien la vérité de ce que nous disons ici, qu'ils vont faire leur éducation à l'étranger et qu'ils parlent une langue étrangère, comme si la leur était insuffisante aux besoins d'une éducation poussée jusqu'à la rhétorique, et d'une civilisation poussée jusqu'au confort et à la propreté.
Il en aurait coûté bien peu au gouvernement, qui a ordonné à toutes les stations de poste d'avoir deux canapés de bois, une table, deux tabourets et une horloge, d'ordonner en même temps qu'elles auraient un pot, une cuvette, et de l'eau dans cette cuvette. Cinq ou six ans après, il aurait introduit les essuie-mains : il ne faut pas demander trop de choses à la fois.
Je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que je n'eus qu'un signe à faire à notre nouker – à son poste à six heures du matin comme il y était à onze heures du soir – pour qu'il allât me chercher de l'eau dans une aiguière de cuivre d'une forme charmante, mais contenant à peine quatre ou cinq verres.
La manière de se servir de cette aiguière est de tendre les mains ; le domestique vous verse de l'eau sur les mains et on les frotte sous ce robinet improvisé. Si vous avez un mouchoir, vous essuyez vos mains avec votre mouchoir ; si vous n'en avez pas, vous les laissez sécher naturellement. Vous me demanderez comment, avec ce système, on fait pour le visage ? Voici comment font les gens du peuple.
Ils prennent de l'eau dans leur bouche, la crachent dans leurs mains, et, avec leurs mains, se frottent le visage, renouvelant l'éjaculation toutes les fois que les mains passent devant la bouche et tant qu'il reste de l'eau dans la bouche. Quant à s'essuyer, ils n'y songent pas, c'est l'affaire du grand air : voilà comment font les gens du peuple.
Mais comment font les gens comme il faut ? Les gens comme il faut sont des personnes pleines de pudeur, qui s'enferment et se cachent pour faire leur toilette. Je ne saurais vous dire comment ils font.
Mais les étrangers ? Les étrangers attendent qu'il pleuve. Et, quand il pleut, ils ôtent leur chapeau et lèvent le nez en l'air.
Et, puis, comment aborder une autre question ? Mais, ma foi, tant pis ! j'ai juré de tout aborder. Foin de cette vaine pudeur de mots, comme dit Montaigne, qui fait que le voyageur qui vous suit, votre voyage à la main, jette à chaque instant le volume de côté, en disant : « Que diable ai-je besoin de savoir sous quelle latitude je suis ! J'avais besoin de savoir que, sous cette latitude-là, je ne trouverais ni cuvette, ni.....
Eh bien, voilà que, malgré la citation de Montaigne, je m'arrête tout court, retenu par cette vaine pudeur de mots qui ne l'arrête pas, lui, et qui lui permet de raconter comment, après s'être fait tisser un lacet d'or et de soie pour se pendre, après s'être fait creuser une émeraude pour y renfermer du poison, après avoir fait forger un glaive et damasquiner la lame pour se poignarder, après avoir fait paver une cour de marbre et de porphyre pour se précipiter, le tout en cas de victorieuse révolte contre lui. Elagabale, surpris, sans aucun de ses moyens de destruction, dans le water-closet de l'époque, fut forcé de s'y étrangler avec l'éponge dont – c'est Montaigne qui parle et non pas moi – dont les Romains se torchoyaient le derrière. Le mot de Montaigne lâché, je crois pouvoir aborder la question.
Il n'y a pas un de mes lecteurs de France qui n'ait, au chevet de son lit, non seulement pour y poser sa chandelle, sa bougie ou sa veilleuse au moment où il se couche, mais encore dans un autre but, un petit meuble de forme indéterminée, rond chez les uns, carré chez les autres, ayant l'air d'une table à ouvrage chez ceux-ci, d'une bibliothèque portative chez ceux-là, en noyer, en acajou, en palissandre, en citronnier, en racine de chêne, capricieux enfin dans son essence comme dans sa forme ; vous connaissez le meuble, n'est-ce pas, chers lecteurs ?
Je ne m'adresse pas à vous, belles lectrices ; il est convenu que vous n'avez aucun besoin d'un pareil meuble, et que, s'il se trouve dans vos chambres à coucher, c'est comme objet de luxe.
Eh bien, ce meuble n'est qu'un étui, une armoire, un écrin quelquefois, tant l'objet qu'il renferme peut, s'il sort des vieilles manufactures de Sèvres, être ravissant de forme et riche d'ornements. Ce meuble en contient un autre qu'il dissimule, mais qui contribue à vous donner un sommeil tranquille par la conscience qu'il est là, et qu'on n'a qu'à étendre la main et le prendre.
Hélas ! ce meuble manque complètement en Russie, contenant et contenu, et, comme le water-closet manque également, sans doute depuis que Catherine Seconde a eu le malheur d'être frappée d'apoplexie dans le sien, il faut aller, à quelque heure que ce soit et par quelque froid qu'il fasse, faire à l'extérieur une étude astronomico-météorologique.
Mais, disons-le, cela n'est point la faute, il faut leur rendre cette justice, des marchands quincailliers de Moscou. Leurs boutiques ont des piles entières de récipients en cuivre d'une forme tellement douteuse, qu'achetant un samovar avec une dame de mes amies qui habite la Russie depuis quinze ans, je la priai de demander au marchand quels étaient ces vases et à quoi ils pouvaient servir.
Elle adressa la question en langue russe, et se mit à rire en rougissant quelque peu sur la réponse que lui fit le marchand. Puis, comme elle gardait la réponse pour elle :
« Eh bien, lui demandai-je, qu'est-ce que cette espèce de cafetière ?
- Je ne saurais vous le dire, me répondit-elle ; mais je puis vous donner un conseil, c'est d'en acheter une, ou plutôt un.
- L'objet est donc du genre masculin ?
- On ne peut plus masculin, cher ami.
- Et vous ne pouvez me dire son nom ?
- Je puis vous l'écrire, à condition que vous ne le lirez que quand je ne serai plus là. C'est une condition sine qua non.
- Soit, écrivez.
- Donnez-moi votre crayon et un quart de feuille de votre album. »
Je déchirai un quart de feuille dans mon album et le lui présentai avec un crayon. Elle y écrivit quelques mots et me rendit le papier plié. Je le plaçai entre deux pages blanches de mon album. Puis nous fîmes nos emplettes, nous courûmes de magasin en magasin, si bien que j'oubliai ce petit papier, et que, par conséquent, je n'achetai point l'objet en question. Ce ne fut que deux mois après, à Saratof, qu'en arrivant à la page où j'avais inséré le petit papier plié, je le retrouvai et l'ouvris sans savoir ce qu'il contenait, ayant oublié complètement l'incident du magasin de quincaillerie. Il contenait cette simple ligne : « Ce sont des pots de chambre de voyage ; ne pas oublier d'en acheter un. » Hélas ! il était trop tard. A Saratof, on n'en vend plus. C'est avant de s'embarquer sur le Nil ou de se risquer dans le désert que l'on fait ses provisions au Caire ou à Alexandrie.
Les Russes auront beau dire : il y a loin de leur civilisation à celle du peuple qui, il y a cent ans, ne voulant pas perdre un mot des sermons du père Bourdaloue, qui étaient fort courus et fort longs, inventait, pour aller à l'église, des objets d'une forme différente, c'est vrai, mais d'un usage pareil à celui qu'ils ont inventé pour aller de Moscou à Astrakan.
Je cite cette anecdote pour les étymologistes qui, dans cinq cents ans, mille ans, deux mille ans, chercheront l'étymologie des noms bourdaloue et rambuteau, appliqués, l'un à un vase, l'autre à une guérite.
Le premier leur sera un guide pour arriver au second. Nous voilà bien loin de Nouka. Revenons-y ; ce serait fâcheux de le quitter sans que je vous en dise ce que j'ai à vous en dire.

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