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Chapitre XXVIII
Schamyl, ses femmes, ses enfants

On présume bien qu'en me sauvant si vite, je ne fuyais pas une maison où j'avais été si bien reçu et des hôtes à qui je garde une profonde reconnaissance ; mais, en ma qualité de doyen de la société voyageante, je pensais au lendemain.
Le lendemain, ou plutôt le jour même, en partant de très bonne heure, en surmenant les chevaux et en excitant par tous les moyens possibles les hiemchiks, on pouvait arriver à Nouka pendant la nuit. L'homme propose, Dieu dispose. A peine étais-je rentré que l'on frappa à ma porte. Je me rappelai les Lesghiens de la belle Sona, pensant qu'il n'y avait qu'eux qui puissent avoir l'idée de me rendre visite à une pareille heure.
Je pris mon poignard, je jetai l'oeil sur ma carabine et j'attendis. Point : c'était notre commandant ; il s'était aperçu de ma disparition et s'était mis à ma poursuite. Il venait m'adjurer, au nom de sa femme et de sa soeur, de ne point partir le lendemain sans avoir déjeuné avec eux. J'objectai mon désir d'arriver à Nouka dans la même soirée ; mais il me répliqua par une victorieuse réponse : il voulait me faire déjeuner avec un officier qui avait été prisonnier des montagnards et qui pouvait me donner sur Schamyl, qu'il avait vu, des détails précis et incontestables.
Cela rentrait dans les séductions auxquelles il est impossible de ne pas céder. Puis après celle-là en venait une autre ; Mahmoud-Beg, à qui j'avais parlé de ma passion pour la chasse au faucon, avait prévenu tout bas notre gouverneur qu'il me prêtait pour le lendemain ses deux meilleurs fauconniers et ses deux meilleurs faucons. A vingt verstes de Schoumaka, nous trouverions le canton le plus giboyeux, en faisans et en lièvres, de tout le district. Là, nous nous arrêterions et nous chasserions deux heures.
Notre digne et excellent commandant ne savait quelle chose inventer pour nous garder un jour de plus. Cependant un scrupule me retenait. J'objectai à ce plan, qui me souriait fort, je l'avoue, la hâte que Moynet avait d'arriver à Tiflis ; mais le commandant me répondit que la chose était déjà arrangée avec Moynet. Dès lors, je n'avais plus d'objection à faire. Il fut convenu que l'on déjeunerait à neuf heures, que l'on partirait à onze, et que l'on chasserait d'une heure à trois heures. Ce jour-là, on se contenterait d'aller coucher à Tormenchaïa.
Le lendemain, à neuf heures du matin, nous étions chez le commandant. Nous y trouvâmes notre officier russe ; c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, parlant parfaitement français. Pris du côté de Kouba, il avait été emmené dans la montagne et conduit chez Schamyl. On avait d'abord demandé douze mille roubles pour sa rançon, puis enfin on en avait abaissé le prix jusqu'à sept mille. La famille et les amis de l'officier avaient fait trois mille cinq cents roubles, et le comte Woronzof, alors gouverneur du Caucase, avait ajouté le reste. Pendant les cinq mois qu'avait duré sa captivité, l'officier russe avait vu Schamyl à peu près deux fois par semaine. Voici ce qu'il nous en dit.
Schamyl peut avoir aujourd'hui de cinquante-six à cinquante-huit ans. Comme tous les musulmans, qui ne tiennent pas de registres de l'état civil et qui ne calculent leur âge qu'approximativement et à l'aide des grands événements de leur vie, Schamyl lui-même ignore son âge.
Il paraît avoir quarante ans à peine. C'est un homme d'une taille élevée, d'une physionomie douce, calme, imposante, et dont le caractère principal est la mélancolie. Cependant on comprend que les muscles de ce visage, en se raidissant, peuvent atteindre à l'expression de la plus vigoureuse énergie. Son teint est pâle et fait ressortir des sourcils bien marqués et des yeux d'un gris presque noir, qu'à la mode des Orientaux ou du lion qui repose, il tient à demi fermés ; sa barbe est rousse, lissée avec soin, et laisse entrevoir, sous des lèvres vermeilles, des dents bien rangées, petites, blanches et pointues comme celles du chacal ; sa main, dont il semble avoir un grand soin, est petite et blanche ; sa marche lente et grave. Au premier aspect, on devine l'homme supérieur, on sent le chef fait pour commander.
Son costume ordinaire est une tcherkesse de drap lesghien verte ou blanche. Il porte sur sa tête un papak de poil de mouton blanc comme la neige. Sur ce papak est enroulé un turban de mousseline blanche dont le bout retombe par derrière. Le haut du papak est en drap rouge avec un gland noir. Il porte à ses jambes des serre-pieds ; nous sommes obligé de nous servir de ce mot russe, celui de guêtre rendant très imparfaitement notre pensée ; le reste de sa chaussure est en maroquin rouge ou jaune. Lorsqu'il fait par trop froid, il passe sur ce costume une pelisse de drap cramoisi doublée de mouton noir.
Les vendredis, jours où il se rend solennellement à la mosquée, il revêt une longue robe blanche ou verte ; le reste de son costume demeure le même.
Il monte à cheval avec une rare élégance et passe à travers les chemins les plus difficiles avec une insouciance à donner le vertige aux plus résolus. Si l'on est en guerre, il est armé du kandjar, de la schaska, de deux pistolets chargés et armés, d'un fusil chargé et armé.
Deux de ses murides marchent à ses côtés, portant chacun deux pistolets et un fusil chargés et armés ; si l'un de ces deux hommes est tué, un autre le remplace.
Schamyl est d'une extrême pureté de moeurs, et ne tolère autour de lui aucune faiblesse. On cite ce fait qui vient à l'appui de ce que nous disons. Une femme tatare, veuve sans enfants, et, par conséquent, libre de sa personne, vivait avec un Lesghien qui avait promis de l'épouser. Elle devint enceinte ; Schamyl le sut, s'assura du fait et leur fit couper la tête à tous deux.
J'ai vu chez le prince Bariatinski, gouverneur du Caucase, la hache qui avait servi à cette exécution et qui a été prise dans la dernière campagne.
La sobriété de Schamyl dépasse toute croyance. Du pain fait de farine de froment, du lait, des fruits, du riz, du miel et du thé, forment toute sa nourriture. Il est extrêmement rare qu'il mange de la viande.
Schamyl a trois femmes. Il en avait une quatrième, mère de son fils aîné, Djemal-Eddin ; mais, l'enfant ayant été pris par les Russes au siège d'Akoulgo, en 1839, la mère mourut de chagrin. Elle se nommait Patimate. Elle lui a laissé deux autres fils ; Hadji-Mohammed, qui peut avoir aujourd'hui vingt-trois ou vingt-quatre ans ; Mohammed-Chabé, âgé de quinze ans ; et deux filles ; la première, Napizette, âgée de quatorze ans ; l'autre nommée Patimate, comme sa mère, et âgée de douze ans.
Tout cela avait vieilli de quatre ou cinq ans depuis que notre officier avait été à Veden.
Les trois autres femmes de Schamyl – il vient de renvoyer la dernière pour cause de stérilité – sont : ­aïdée, Chouanète et Aminette.
­aïdée est la fille d'un vieux Tatar qui, dit-on, a élevé Schamyl, et pour lequel, en tout cas, il a une grande affection. Ce vieux Tatar se nomme Djemal-Eddin ; c'était le nom que Schamyl avait donné à son fils bien-aimé. ­aïdée a vingt-neuf ans. Depuis que Patimate est morte, c'est la première femme de Schamyl, ce qui lui donne la suprématie sur les autres. Tous les enfants et serviteurs de l'imam lui obéissent comme à l'imam lui-même. C'est elle qui tient les clefs et fait les distributions de vivres et de vêtements.
Schamyl a d'elle une petite fille dont le visage est d'une beauté parfaite, âgée de douze ans, et dont l'intelligence est très développée ; mais ses jambes sont tournées en dedans et entièrement difformes ; elle se nomme Navajate.
L'amour de l'imam pour tous ses enfants est extrême ; mais, peut-être à cause de l'infirmité de celle-ci, il a pour Navajate une tendresse miséricordieuse plus grande que pour les autres. Quoiqu'elle coure comme un garçon et bondisse avec une extrême agilité sur ses jambes torses, il la porte d'ordinaire dans ses bras. Un jour, Navajate mettra le feu à l'aoul. Son plus grand plaisir est de voler un tison enflammé au foyer ou au four et de courir sur le balcon le tison à la main. Lorsque ­aïdée la gronde :
« Laisse-la faire, dit Schamyl, Dieu est avec ceux qu'il frappe ; lorsque ceux qu'il frappe sont innocents, il n'arrive rien. »
Chouanète, la seconde femme de Schamyl, a trente-six ans ; elle est plutôt petite que grande, très jolie, mais commune de formes ; elle a une bouche charmante, des cheveux d'une grande finesse, une peau blanche, mais la main grosse et le pied large. Elle est fille d'un riche Arménien de Masdok. Il y a vingt ans, Schamyl s'empara de la ville, enleva Chouanète avec toute sa famille et la conduisit avec père, mère, frères et soeurs à Dargo, alors sa résidence. Depuis, Dargo a été pris et brûlé par le général comte Woronzof, et Schamyl s'est retiré à Veden. Le marchand arménien offrait pour lui et sa famille une rançon de cent mille roubles. Schamyl aimait Chouanète, qui alors s'appelait Anna. Il refusa le demi-million, mais offrit, en épousant la jeune fille, de rendre la liberté à toute la famille. Anna, de son côté, n'avait aucune répugnance pour l'imam, elle consentit au marché. Elle avait seize ans.
Toute la famille fut mise en liberté. Anna étudia le Koran pendant deux ans, abjura la religion arménienne et devint la femme de Schamyl, qui lui donna le nom de Chouanète. Depuis, ayant perdu son père et sa mère, elle a fait réclamer sa part d'héritage pour la donner à Schamyl.
Chouanète est l'ange gardien des prisonniers et surtout des prisonnières que fait Schamyl. Lors de la captivité de la princesse Tchavtchavadzé et de la princesse Orbeliani, ces deux illustres prisonnières trouvèrent en elle une protectrice à laquelle elles durent tous les adoucissements qu'il fut au pouvoir de Chouanète d'apporter à leur position.
La troisième femme de Schamyl est ou plutôt était Aminette ; elle est âgée de vingt-cinq ans, et est restée stérile ; c'est le crime de la pauvre créature. Plus jolie et surtout plus jeune que les deux autres, elle fut l'objet de leur jalousie et surtout de celle de ­aïdée, qui lui reprochait sans cesse sa stérilité, qu'elle attribuait, dans sa malice, à un défaut d'amour pour l'imam. Elle a le visage d'un ovale parfait, la bouche grande, mais meublée de véritables perles, des fossettes aux joues et au menton, et une de ces mêmes fossettes, qu'un poète du XVIIIème siècle n'eût pas manqué de comparer à des nids d'amour, donne une expression de malice plus grande encore à son nez retroussé. Elle est d'origine tatare ; elle a été prise à l'âge de cinq ans, et sa mère, qui n'avait pu la racheter, a demandé à venir partager la captivité de son enfant, faveur qui lui a été accordée.
Le harem de l'imam renferme, de plus, une vieille femme nommée Bacco ; c'est la grand-mère de son fils Djemal-Eddin, que Schamyl a perdu aujourd'hui pour la deuxième fois, et la mère de Patimate. Elle a son appartement particulier, sa viande, son riz, sa farine, et mange seule, tandis que les autres femmes mangent en commun.
Les trois femmes de Schamyl, non seulement n'ont entre elles aucune distinction, mais encore ne se distinguent en rien des femmes des naïbs. Elles ont seules le droit d'entrer chez lui lorsqu'il est en prière ou en conseil avec ses murides. Ceux-ci viennent de toutes les parties du Caucase conférer avec Schamyl, et ils restent ses hôtes tout le temps qu'il leur convient, mais il ne mange pas avec eux.
Il va sans dire que l'hôte, quel qu'il soit, n'a jamais l'indiscrétion de franchir l'enceinte des femmes.
L'amour des trois femmes de Schamyl pour leur maître – ce mot, dans tout l'Orient, convient mieux que celui de mari – est extrême, quoiqu'il se manifeste selon les différents caractères. ­aïdée est jalouse comme une Européenne, elle n'a jamais pu s'habituer au partage ; elle déteste ses deux compagnes, et les rendrait malheureuses si l'amour, ou plutôt si la justice de l'imam n'était là pour veiller sur elles.
Quant à Chouanète, son amour est véritablement de l'amour, et va jusqu'au dévouement dans ses plus larges limites : lorsque Schamyl passe, son oeil s'enflamme ; lorsqu'il parle, son coeur semble suspendu à ses lèvres ; lorsqu'elle prononce son nom, son visage rayonne.
La grande différence d'âge qu'il y avait entre Schamyl et Aminette, trente- cinq ans, faisait que celle-ci l'aimait plutôt comme un père que comme un mari : c'était sur elle surtout, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, que s'exerçait la jalousie de ­aïdée. Comme elle n'avait pas d'enfant, celle-ci la menaçait sans cesse de la faire répudier. Aminette riait de cette menace, qui cependant s'est accomplie depuis ; le sévère imam, quoique son coeur en souffrît, a craint qu'on ne regardât son amour pour une femme stérile comme du libertinage ; il y a quelques mois qu'il l'a éloignée de lui.
Schamyl suit avec régularité le précepte de Mahomet, qui ordonne à tout bon musulman de visiter sa femme au moins une fois la semaine. Le matin de la soirée destinée à cette visite, il fait dire à celle qu'il veut visiter :
« ­aïdée, Chouanète ou Aminette, j'irai chez toi ce soir ».
Louis XIV, moins indiscret, se contentait de planter une épingle sur la pelote de velours brodée d'or posée à cet effet sur la table de nuit.
Le lendemain de la nuit où il a visité une de ses femmes, Schamyl passe la journée et la nuit en prière.
Aminette, prise à cinq ans, comme nous l'avons dit, a été élevée avec les enfants de Schamyl ; séparée, à l'âge de huit ans, de Djemal-Eddin, l'amitié qu'elle avait pour lui s'est reportée sur Hadji-Mohammed, dont l'âge, d'ailleurs, se rapprochait du sien. Hadji-Mohammed a épousé depuis deux ans une femme charmante et qu'il adore, c'est la fille de Daniel-Beg, dont nous retrouverons le neveu à Nouka. Cette bonne naissance se fait remarquer dans les manières, dans la démarche et jusque dans la voix de Karnuate ; elle est Lesghienne, et porte toujours un costume riche et élégant, élégance et richesse qui lui valent de grands reproches de la part de Schamyl, qui, moitié riant, moitié grondant, chaque fois qu'elle le vient voir, brûle quelques-uns de ses plus beaux ajustements.
Lorsque Hadji-Mohammed vient à Veden, il loge et couche dans la chambre de son père, et Karnuate, de son côté, loge tantôt chez ­aïdée, tantôt chez Chouanète ; pendant tout ce temps, Schamyl ne rend aucune visite à ses femmes, ni Hadji-Mohammed à la sienne ; c'est un sacrifice de pudeur paternelle et de respect filial que chacun fait à l'autre. Hadji-Mohammed passe pour le plus beau et le plus habile cavalier de tout le Caucase. Peut- être égale-t-il Schamyl lui-même, dont, sous ce rapport, la réputation est incontestée.
En effet, et je l'ai dit, rien, assure-t-on, n'est beau comme Schamyl lorsqu'il part pour une de ses expéditions. L'aoul est entouré de trois enceintes, chacune d'elles formant une ligne de défense qui n'est ouverte que par une porte sous laquelle il est impossible à un cavalier de passer la tête haute.
Schamyl traverse ces trois enceintes au galop, se courbant sur le cou de son cheval chaque fois qu'il doit franchir une de ces portes ; mais, aussitôt la porte franchie, il se redresse pour se courber à chaque obstacle et se redresser de nouveau lorsque l'obstacle n'existe plus. En un instant il se trouve ainsi hors de Veden.
Lorsque Hadji-Mohammed fait une de ces visites à son père, on convoque, pour lui faire honneur, tous les cavaliers de Veden. Le rendez-vous est d'habitude dans la plaine la plus rapprochée de l'aoul. Là, tout ce que la fantaisie de l'Orient invente d'exercices élégants, difficiles, impossibles, est exécuté avec une adresse et une agilité qui feraient l'admiration et exciteraient l'envie des plus habiles écuyers de nos cirques, par les cavaliers tcherkesses, tchetchens et lesghiens.
Ces fêtes durent deux ou trois jours ; un beau fusil, un cheval renommé ou une riche selle, sont d'ordinaire le prix gagné par celui qui a fait les exercices les plus difficiles. Tous les prix seraient pour Hadji-Mohammed s'il ne les abandonnait généreusement à ses compagnons, sur lesquels il a la conscience de sa supériorité.
Malgré la pénurie de l'argent et la rareté des munitions, la poudre et les balles ne sont jamais épargnées dans ces sortes de fêtes. Il est vrai que, depuis quelque temps, Schamyl a établi une fabrique de poudre dans la montagne.
Lorsqu'une des jeunes filles attachées aux femmes de l'imam se marie, c'est fête non seulement au harem, mais dans tout l'aoul. Toutes les femmes de la maison reçoivent, en cette circonstance, des boucles d'oreille, des chapelets, des bracelets de corail ou d'ambre, et un habillement complet. Quant aux cérémonies du mariage, voici ce que racontait notre prisonnier, qui avait assisté à une ou deux de ces fêtes. On habille la mariée d'un pantalon, d'une chemise et d'un voile neufs ; on la chausse de bottines de maroquin rouge ; par-dessus ces bottines, on lui met des sandales à hauts talons. Puis un repas se donne.
Seulement, au lieu d'y prendre part, la mariée est assise, cachée derrière un épais tapis. Elle doit être à jeun, et, pour elle comme pour son mari, ce jeûne doit durer trois jours.
Le repas se sert à terre, sur un tapis. Il se compose de schislik, – c'est le seul plat de viande qui y paraisse, – d'un pilau aux raisins, de miel, de pâte, d'eau miellée et d'eau claire. Le pain est de froment, souvent pétri avec du lait. Nous avons dit ailleurs ce que c'est que le schislik et comment s'apprête ce plat, le meilleur que j'aie rencontré dans tout mon voyage, le seul qui vaille la peine d'être ajouté aux plats déjà connus en France. Pour les chasseurs surtout, le schislik sera une précieuse importation.
Revenons à la noce tatare. Tout le monde mange avec des doigts aux ongles rougis par le henné, dont on retrouve la coutume dans l'Orient du Nord comme dans l'Orient du Midi. Quelques femmes, cependant, avec une adresse merveilleuse, mangent le riz à l'aide de petits bâtons pareils à ceux dont se servent les Chinois. Le repas commence vers six heures du soir. A dix heures, les femmes se lèvent. Les compagnes de la mariée s'avancent pour recevoir les présents du mari.
C'est une cruche pour aller à la fontaine, une tasse de cuivre pour puiser de l'eau, une espèce de tapis de laine d'agneau qui sert en même temps de matelas, une cuve pour faire la lessive, un petit coffre construit dans les montagnes : ce coffre est peint en rouge avec des fleurs grossièrement dessinées ; s'il vient de Makarief, il est fait de tôle vernie, jaune, blanche, couverte avec des cercles en fer-blanc qui, tant qu'ils sont neufs ou bien entretenus, simulent des cercles d'argent.
A ces objets sont ajoutés d'habitude un second voile, un miroir, deux ou trois tasses en faïence, un foulard, des soies à coudre et à broder.
La mariée monte à cheval, des femmes portent des lanternes, éclairent la marche, et elle est conduite dans sa nouvelle famille et dans sa future demeure ; sur le seuil, son mari l'attend et la reçoit.
Mais la mariée a grand soin de ne pas quitter la maison paternelle sans avoir reçu sa dot, qui lui appartient en toute propriété. Cette dot, pour une jeune fille, est de vingt-cinq roubles ; pour une veuve en premières noces, de douze roubles ; et pour une veuve en secondes noces, de six.
Il va sans dire qu'il n'y a rien d'absolu, que les prix varient selon la richesse et la réputation de beauté ; on marchande, surtout lorsqu'il s'agit d'une veuve.
Schamyl adore les enfants, et, pendant tout le temps que dura la captivité de la princesse Tchavtchavadzé et de la princesse Orbeliani, il se fit tous les matins apporter les petits princes et les petites princesses. Il passait alors une heure à jouer avec eux et ne les renvoyait jamais sans leur faire quelque présent. Les enfants, de leur côté, s'étaient habitués à Schamyl et pleuraient en se séparant de lui.
Maintenant, reste Djemal-Eddin, dont notre officier ne put rien nous dire. Djemal-Eddin étant à cette époque prisonnier des Russes, il ne le vit point.
Mais nous, soyez tranquilles, nous le verrons lorsque nous raconterons l'enlèvement et la captivité des princesses géorgiennes.

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